CHAPITRE 10

Ils avaient parcouru une dizaine de mètres le long d’un sentier rebattu par le gibier lorsqu’un coup de feu retentit, faisant taire les criquets et renvoyant dans leurs trous les écureuils sortis pour une ultime excursion avant la tombée de la nuit. Sin et Conall se précipitèrent en direction du bruit, et après quelques mètres, le tumulte d’une bataille et la puanteur du sang guidèrent leurs pas.

Celui-ci avait coulé à flots.

L’odeur les prit à la gorge lorsqu’ils contournèrent un amas de rochers, et découvrirent deux morts, sans doute des loups-garous, derrière un buisson.

— Des wargs, déclara Conall à voix basse, confirmant les soupçons de Sin.

— De naissance ou créés ?

Elle ne voyait aucune marque distinctive susceptible d’indiquer qu’il s’agissait de pricolici, mais elles pouvaient être cachées par leurs vêtements. Ou par le sang.

— Je n’en sais rien.

Un cri fendit l’air, et ils s’enfoncèrent à toute allure dans les fourrés, peu soucieux de passer inaperçus, pas même lorsqu’ils débouchèrent sur un carnage.

— Oh, Seigneur !

Sin s’arrêta brusquement. Perdues dans la forêt se trouvaient deux petites cabanes dans lesquelles devaient cohabiter plusieurs familles. Leurs occupants s’affrontaient, certains sous leur forme animale, d’autres humaine, à l’aide de haches et d’armes blanches. Un des wargs tirait au fusil de chasse sur son assaillant loup-garou.

Le sol était recouvert de sang, et un enfant gisait, mort, sur le perron. Un enfant !

Un mâle robuste balança le bras et trancha d’un coup de griffe la tête d’une femelle qui implorait sa pitié.

— Racailles pestiférées !

Son museau proéminent l’empêchait d’articuler correctement, mais la haine qu’il vouait aux varcolac se lisait dans ses yeux.

Une rage noire s’empara de Sin, qui se rua sur les wargs de naissance, reconnaissables à leurs tenues. Elle en élimina un avec ses couteaux de lancer, et un deuxième avec sa dague en os de gargantua. Elle perdit toute notion de temps et de maîtrise. Elle avait beau savoir que Conall décimait les pricolici comme une tornade dévastait une aire de camping, elle n’avait qu’une seule idée en tête : infliger de la souffrance.

Enfin, le calme revint. Anesthésiée, Sin se dressa au milieu du petit campement. L’excitation du combat n’avait pas encore quitté Conall. Ses crocs étaient aussi gros que ceux d’un puma, ses muscles tremblaient. Sin perçut les ténèbres qui l’habitaient, la furie sanguinaire et guerrière qui aurait dû attiser la sienne, mais pour une fois, elle était simplement engourdie.

Les wargs de naissance avaient réussi à massacrer tout le monde avant de succomber sous les coups de Sin et Conall.

— Enfoirés, gronda Conall qui n’avait toujours pas recouvré son souffle. Ils l’ont fait. Quelqu’un a divulgué le fait que seuls les varcolac sont touchés par la FS.

— Tu crois que c’est un membre du Conseil ? Certains parmi le personnel de l’UG doivent être au courant.

Elle ne précisa pas que l’arrière-petite-fille de Conall ainsi que son compagnon l’étaient également.

Il balaya les alentours du regard, tendu comme un arc, l’expression sinistre.

— Il est possible que ce soit quelqu’un de l’hôpital, mais je mettrais ma main au feu que la fuite provient du Conseil. Les varcolac étaient furieux lors de la réunion. Ils craignaient une conspiration visant à les éradiquer. Je ne suis pas sûr que leur chef, Raynor, ait été convaincu du contraire. Quant à Valko… il saisirait n’importe quel prétexte pour laisser les pricolici tuer les varcolac.

— Toute cette histoire ne cesse d’empirer.

Une douleur aiguë irradia dans son bras droit. Sin pressa la paume sur son épaule et remarqua que l’un de ses symboles, une sorte de cadran solaire, s’était divisé en deux. Étrange. Les entailles qui apparaissaient d’ordinaire sur son dermoire étaient linéaires, mais cette fois, la déchirure représentait un zigzag, un Z parfait contenu dans le cercle noir altéré.

Conall fronça les sourcils.

— Tu as mal ?

— Non, mentit-elle, parce que en vérité elle s’en fichait.

Cette piqûre n’était rien comparée à la souffrance qu’elle avait causée.

Conall posa la main sur sa joue, et la tendre caresse de ses doigts lui fit l’effet d’un boulet de canon qui perça la carapace qu’elle s’était constituée, l’arrachant à sa torpeur. Sa poitrine se serra et sa gorge se noua au souvenir des morts qui pesaient sur sa conscience. Tout était sa faute, et il lui sembla se noyer dans un océan de sang.

— Je dois réparer ça, murmura-t-elle. Il faut que j’y mette un terme, Conall. Je refuse que mon existence soit synonyme de mort.

— On y mettra un terme, Sin. (Il s’interrompit et fronça les sourcils.) Tu as entendu ?

Elle commença par secouer la tête, mais soudain un cri étouffé brisa le silence. Elle n’attendit pas Conall et fonça en direction du bruit. Son cœur faillit cesser de battre à la vue d’une femme gisant à l’entrée d’un abri, derrière les cabanes. Elle comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un refuge pour malades.

Destiné aux wargs agonisants.

La femelle recula à l’approche de Sin, ses yeux embués emplis de terreur.

— Bonjour, dit Sin d’une voix posée tout en s’agenouillant à côté d’elle. Du calme. Je ne vous veux aucun mal.

Conall s’accroupit à son tour et laissa tomber sa trousse de secours par terre.

— Vous êtes blessée ?

— Souffrante. (Elle toussa, et son sang éclaboussa le sol.) Ma famille… Est-elle…

— Je suis désolé. (Conall sortit deux paires de gants chirurgicaux et en tendit une à Sin, mais elle secoua la tête.) Ils n’ont pas survécu.

Elle poussa un sanglot entrecoupé de spasmes, et Conall lui attrapa le poignet avec douceur, sans doute pour tâter son pouls.

— Les premiers symptômes sont apparus quand ? s’enquit-il.

— Ce matin.

Conall croisa le regard de Sin qui acquiesça.

— C’est assez tôt pour tenter le coup.

Sin lissa les cheveux bruns et plats de la warg en arrière avec autant de délicatesse que possible. Sa peau était brûlante, sûrement sensible, et le succube ne voulait pas lui causer davantage de souffrance.

— Comment vous appelez-vous ?

— Pamela.

— Pamela, je vais essayer de vous guérir. Ne bougez pas, d’accord ?

Un frisson secoua son corps svelte, mais elle hocha la tête. Sin posa la paume sur la joue de Pamela et activa son don. Le fourmillement familier la parcourut du bras jusqu’à la pulpe des doigts, et lorsqu’il pénétra Pamela, cette dernière hoqueta.

De sa voix chaude et apaisante, Conall lui assura que tout allait bien, et même si elle en doutait, Sin apprécia son calme, son aplomb, son… empathie. Eidolon lui avait peut-être forcé la main pour accepter ce boulot d’ambulancier, mais le domaine médical apparaissait comme une vocation pour Conall, et elle se demanda s’il en avait conscience.

Sin continua de sonder les organes de Pamela. Cette fois, la concentration du virus était très basse, en comparaison avec les autres wargs qu’elle avait tenté de guérir, et supprimer chaque brin un à un fut moins difficile qu’elle ne l’aurait cru.

Enfin, il se désintégra et disparut. Un frisson d’excitation la traversa. Épuisée, elle sourit en relâchant Pamela et s’adossa à la paroi de la cahute.

— Je l’ai tué, déclara-t-elle d’une voix éraillée. Je pense que vous êtes tirée d’affaire.

Conall cessa de farfouiller dans son sac et leva les yeux.

— Et toi ?

— Je pourrais pioncer pendant un mois, mais ça va. (Elle s’avança vers la femelle pour l’aider à se redresser.) Comment vous sentez-vous ?

Pamela chancela, mais resta droite.

— J’ai faim.

— C’est bon signe.

Conall sourit, et bien que ce ne soit ni le lieu ni le moment de se pâmer devant la virilité exacerbée qu’il dégageait, Sin ne put s’en empêcher.

— Je vais vous faire une prise de sang, mais je veux que vous fonciez à l’Underworld General.

— L’hôpital pour démons ?

— Oui. (Il sortit des tubes à essai de son attirail.) Vous trouverez le symbole médical à l’intérieur de la Porte des Tourments.

Tandis qu’elle regardait Conall effectuer son prélèvement, Sin pria pour atteindre enfin le bout du tunnel. Le cauchemar avait assez duré, et trop de gens étaient morts.

Quand Conall eut terminé, elle aida Pamela à se mettre debout, en veillant à lui dissimuler l’effroyable carnage de ses proches. Elle la soutint par l’épaule et la guida vers la Porte des Tourments, puis se figea. Quelqu’un les épiait.

— Sin !

Elle fit volte-face, perçut le sifflement d’une lame qui venait de lui raser l’oreille, entendit un bruit mat puis un cri, et Pamela s’effondra au sol, une hache plantée au milieu du front. Oh… merde !

Alentour, la forêt s’anima et des assassins se ruèrent sur eux, les armes à la main. Sin plongea derrière l’abri, Conall sur ses talons. Une rampante sauta d’un arbre, ses trois yeux rivés sur Sin avec l’intention de la tuer. À toute allure, Conall se glissa derrière la démone et enroula le bras autour de sa gorge tandis que Sin enfonçait une dague dans son troisième œil. Conall interrompit le hurlement de la créature en lui rompant la nuque. Puis il la relâcha, et elle s’écroula.

Cela avait été trop facile. Cette femelle était une novice, mais ce n’était pas le cas de ses acolytes.

Conall avait dû parvenir à la même conclusion, car il attrapa Sin par le poignet et l’entraîna dans les bois.

— Il faut courir !

Leurs assaillants s’élancèrent à leur poursuite, puis soudain, Sin et Conall entendirent le hennissement d’un cheval surgi de nulle part. Ils firent volte-face, et bon sang, la situation pouvait-elle encore empirer ?

— C’est le type que j’ai vu chez moi, haleta Conall. Mais il est… différent. Son armure est ternie.

Sin aurait opté pour un autre qualificatif. La protection était sale, rayée, et une vase noire suintait des interstices. Sa monture, un énorme destrier blanc aux yeux écarlates, piétinait les assassins sous ses sabots. Les flèches meurtrières de l’adroit cavalier transperçaient les gorges, les crânes, les cœurs.

— C’est le moment de piquer un sprint ! hurla Conall, et ce n’était pas Sin qui allait le contredire. Il y a une cabane à quelques kilomètres en haut de la montagne, ajouta-t-il tandis qu’ils couraient à travers bois. Elle appartient à une de mes amies, ancienne ensorceleuse. Elle n’est pas protégée par un sort de havre, mais les démons ne peuvent y entrer.

Sin évita une branche, mais une autre la frappa en plein menton.

— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, j’en suis un.

— T’inquiète, je te ferai traverser son champ de mines mystique.

Elle l’espérait, mais vu la tournure des événements, elle n’y comptait pas trop.

 

Il n’était pas très facile de discuter avec Resniak, le père d’Eidolon. Et même si ce dernier n’était pas du genre à se laisser démonter, Resniak, un gigantesque démon judicium à l’expression invariablement sévère, donnait au médecin des crampes d’estomac de tous les diables, et ce depuis toujours. Peu importe que Resniak ne soit pas son père biologique, il avait élevé Eidolon comme son fils, et les judiciums étaient des parents très stricts.

— Les Justiciers n’accordent pas de faveurs, disait-il, debout dans le bureau d’Eidolon qu’il remplissait avec son énorme corps vert et ses ramures géantes autant qu’avec son imposante prestance.

En sa présence, l’air semblait manquer, et la poitrine d’Eidolon se serrait, comme si l’oxygène s’était raréfié.

— J’en suis conscient, père. Et j’admets que ma requête est basée sur le fait qu’il s’agit de ma sœur. Pour autant, elle n’en demeure pas moins raisonnable. Sin a le droit à une enquête.

Resniak caressa sa barbe noire avec nonchalance.

— Une investigation peut être menée pendant qu’elle est en prison.

— Exact, lui concéda Eidolon.

Fini de discuter. Soit son père reconnaîtrait le bien-fondé de sa demande, soit il l’enverrait sur les roses.

La logique avait été le fer de lance de l’éducation d’Eidolon, mais comme c’était un démon seminus, l’instinct et l’émotion avaient tendance à l’emporter dans les pires moments possible. Mais aussi dans les meilleurs. En effet, il aurait dû tuer Tayla la première fois qu’il l’avait vue, quand elle était arrivée dans son hôpital, blessée après avoir massacré des démons. Au lieu de quoi, elle l’avait fasciné, et le désir qu’elle avait suscité en lui avait annihilé toute cohérence et tout bon sens.

Grâce aux Dieux !

Les minutes s’égrenaient, et le niveau d’oxygène dans la pièce n’en finissait plus de chuter. Enfin, Resniak acquiesça d’un bref hochement de tête.

— Je ne peux rien te promettre. Mais je vais voir ce que je peux faire. Quant au châtiment que Wraith, Conall et toi encourez pour avoir empêché l’arrestation de Sin, je peux demander la suspension jusqu’à l’éradication de l’épidémie.

Il sortit sans un au revoir, mais il avait accepté de faire jouer ses relations pour tirer Sin du pétrin, ce qui équivalait à organiser une immense fête pour proclamer son amour, et Eidolon se laissa choir dans son fauteuil, soulagé.

Il entendit des pas dans le couloir, pria pour que ce ne soit pas son père qui se ravisait, et alluma son ordinateur.

— E, j’ai attendu que l’ambassadeur vulcain soit parti. On a un problème.

— Je ne veux pas le savoir. Et cesse d’appeler la Judicia ainsi.

Eidolon ne décolla pas le nez de son écran. S’il faisait mine de ne pas le voir peut-être que Wraith…

— Dans ce cas, j’ai deux problèmes pour toi.

Eidolon finit par lever la tête, et aperçut Wraith et Kynan, debout devant son bureau. À en juger par leur expression, l’heure était grave. Et vu qu’ils avaient affronté la fin du monde à peine quelques mois plus tôt, la situation devait vraiment être critique.

— Que se passe-t-il ?

Kynan s’avança, la mine sinistre, ses yeux indigo étincelants.

— La rumeur court que seuls les wargs créés sont touchés par l’épidémie.

Ky avait la voix éraillée à cause d’une blessure aux cordes vocales dont il avait écopé au front, mais à cet instant, elle était encore plus rocailleuse que d’habitude.

— Ils accusent les wargs de naissance, et ces derniers se servent de ce prétexte pour détruire leurs congénères qu’ils exècrent.

— Merde, souffla Eidolon. Nous devons préparer les urgences à un afflux massif de patients et avertir les membres du personnel concernés.

Les varcolac qui faisaient partie de l’équipe médicale se trouvaient toujours en isolement afin d’éviter l’infection, mais ils risquaient malgré tout l’extermination.

Kynan s’écroula sur une chaise et posa ses pieds bottés sur le bureau d’Eidolon. Amusant comme l’humain avait pris ses aises depuis qu’il avait été bénit par les anges et rendu invulnérable. Il est vrai, cependant, qu’il était d’un naturel désinvolte.

— J’ai déjà prévenu Shade. Runa devrait être en sécurité dans la grotte, mais il veut la placer en confinement total.

Pas étonnant. Eidolon n’hésiterait pas une seconde à en faire de même avec Tayla.

— Ce n’est pas tout, poursuivit Wraith, parce que, bien entendu, on ne pouvait pas s’arrêter en si bon chemin. Conall ne répondait pas au téléphone, alors je suis allé chez lui pour prendre des nouvelles de Sin.

Eidolon fronça les sourcils. Étrange. Wraith ne prenait des nouvelles de personne par pure bonté.

— Et ?

Wraith toussota, évitant le regard de son frère, ce qui fit craindre le pire à Eidolon.

— Une bombe a tout pulvérisé. La maison est partie en fumée et il ne reste plus qu’un tas de cendres.

Eidolon se figea.

— Pardon ?

Wraith enfonça la main dans la poche de son pardessus en cuir et se mit à caresser son arme.

— C’était le bordel, E, je te jure. On aurait dit qu’un obus s’y était écrasé. Le plancher a été complètement arraché par les pompiers, mais j’ai pu examiner les lieux. J’ai trouvé des traces de pas, peut-être les assassins de Sin, et de sabots le long du sentier menant à la Porte des Tourments.

— Un étalon des Enfers ? demanda Kynan.

Wraith secoua la tête. Il avait noué ses cheveux blonds à l’aide d’un lien en cuir dont les extrémités fouettèrent violemment contre sa veste.

— Leurs sabots carbonisent le sol. Ces empreintes-là étaient normales. Énormes, comme celles d’un cheval de trait.

— Wraith. (Eidolon se racla la gorge sans parvenir à faire disparaître la boule qu’il avait.) Crois-tu que Conall et Sin sont morts ?

Wraith poussa un long soupir las, glaçant le cœur d’Eidolon. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était ferme et assurée.

— J’ai repéré des marques de bagarre près de la Porte des Tourments. Conall ne doit pas sa survie millénaire à sa stupidité, et Sin a de la ressource. Mon petit doigt me dit qu’ils se sont échappés.

Comme l’instinct de Wraith se trompait rarement, et qu’ils ne pouvaient se raccrocher à rien d’autre, Eidolon se détendit.

— Lore est au courant ?

— Non. Je viens de l’appeler pour lui demander s’il avait eu des nouvelles de Sin, mais je ne lui ai rien dit au sujet de la maison. Inutile de l’alarmer avant qu’on ait tiré ça au clair.

— Je suis d’accord.

Eidolon consulta sa montre. Dans quelques heures, il ferait jour, et Wraith retournerait chez lui, auprès de son fils et de sa compagne vampire, qu’il ne quitterait plus jusqu’au coucher du soleil. À moins d’une urgence.

— Peux-tu faire ton possible pour localiser Sin et découvrir qui se cache derrière cette attaque ?

Wraith hocha la tête.

— Il y a autre chose. Celui qui a incendié les lieux a utilisé du feu infernal. Je peux le flairer sur les cendres.

Eidolon sentit ses intestins se tordre.

— Quelqu’un voulait vraiment tuer Sin et Conall.

— C’est quoi, le feu infernal ? demanda Kynan.

— Un genre de napalm du monde démoniaque, expliqua Wraith. C’est un truc super puissant, mais le détail particulier, c’est qu’il invoque des esprits du feu dans les flammes.

— Pour qu’ils pourchassent tous ceux qui se trouvent à portée, conclut Eidolon. Son usage sur Terre est interdit. Par conséquent, le responsable était prêt à se faire prendre et brûler vif par les Justiciers. (Eidolon lâcha un juron.) Nous devons retrouver Sin.

— Je m’en occupe.

Wraith commença à s’éloigner, mais Eidolon le rattrapa.

— En sortant, dis à Bastien que je veux le voir.

— OK.

Wraith quitta la pièce, laissant Eidolon en compagnie de Kynan.

Le regard calme, celui-ci évaluait la situation. Comme aimait à dire Tayla, quand on l’observait, on devinait qu’il avait déjà dix bonnes secondes d’avance.

— Tu vas prévenir le X ?

En tant que Régent au sein de l’Aegis, Kynan avait collaboré avec l’unité de l’armée consacrée au paranormal, le commando d’élite X, pendant des années après avoir été attaqué par un démon alors qu’il servait comme médecin dans une division régulière.

— Ils vont s’efforcer de limiter les dégâts.

— Ouais. (Kynan soupira.) La rumeur va se répandre comme une traînée de poudre parmi les humains, c’est inévitable. L’Aegis aussi va devoir limiter les dégâts. J’irai au QG du Sigil pour une conférence.

— Les Anciens vont décider quoi, à ton avis ?

— Aucune idée.

Kynan passa la main dans ses cheveux noirs en épis, les décoiffant davantage.

— Nous avons maintenu beaucoup de wargs créés sous surveillance pour nous assurer qu’ils s’enchaînaient les nuits de pleine lune, reprit-il, mais on risque de se retrouver à les protéger. (Il rit.) C’est bizarre, non ? Il n’y a pas si longtemps, on les supprimait, et maintenant, il se pourrait qu’on les sauve.

— Tu penses que les Gardiens défendront des loups-garous ? C’est une chose de ne pas les tuer ; c’en est une autre de garantir leur protection.

Kynan parut perplexe.

— Ouais. Sans compter qu’il s’est produit un incident qui va compliquer un chouïa mon plaidoyer.

Il ôta ses pieds du bureau, étendit les jambes et croisa les bras sur les cuisses en se penchant en avant, le regard encore plus acéré, son entraînement militaire refaisant surface.

— On a découvert récemment qu’une Gardienne était une louve-garou. Tu te souviens, je t’avais demandé si tu avais entendu parler de wargs se transformant à la nouvelle lune ? Eh bien, quoi qu’elle soit, son portable nous a aidés à la localiser et à la traquer jusqu’au Canada. Nous l’avons perdue, mais un Gardien est mort. Déjà que les temps sont troubles pour l’Aegis…

Eidolon jura. Kynan n’avait pas besoin de finir sa phrase. L’agitation qu’il mentionnait était en grande partie imputable à Tayla. Des voix s’élevaient peu à peu dans les rangs de l’Aegis sous prétexte que la demi-démone était non seulement une Gardienne, mais aussi une Régente à la tête d’une cellule importante. Le mariage de Kynan et de Gem, la sœur de Tayla, avait encore envenimé la situation. Puis, quelques mois plus tôt, Tay avait engagé un vampire, un Gardien nommé Kaden, qui avait été capturé puis transformé au cours d’un raid contre un nid qui avait mal tourné.

À présent, les Gardiens démissionnaient à tour de bras et d’autres exigeaient le changement. Cette histoire de loup-garou risquait d’être la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

— Pour semer la zizanie, il n’y a pas meilleure que Tayla, déclara Kynan comme s’il avait deviné les pensées d’Eidolon.

— Tayla ne serait pas Tayla si elle ne se trouvait pas systématiquement en plein milieu d’une tempête d’emmerdes.

Et c’est ce qui plaisait tant à Eidolon.

— Tu lui as sauvé la vie, E, dit Kynan à voix basse. Elle était sur une pente glissante, et tu l’en as arrachée.

Une agréable sensation de chaleur envahit la cage thoracique d’Eidolon qui arbora un air sérieux.

— Elle m’a sauvé aussi.

— Tu es un grand nigaud, lui lança Kynan en se mettant debout.

Eidolon rit presque. Tayla l’avait traité de ce nom d’oiseau plus d’une fois.

— Si tu as besoin d’aide avec Sin, fais-le-moi savoir, ajouta Kynan.

— Je risque de te prendre au mot. Bonne chance avec le Sigil et la louve-garou en fuite.

Kynan quitta la pièce, frôlant Bastien en sortant.

Il y avait du passage dans le bureau d’Eidolon ce jour-là.

— Bastien. Merci d’être venu.

Le warg acquiesça, et sa masse de cheveux bruns bouclés lui retomba devant les yeux.

— En quoi puis-je vous être utile, patron ?

— Je viens d’apprendre que la guerre civile entre pricolici et varcolac est imminente. Tu es au courant ?

Bastien serra la poignée de la boîte à outils dont il semblait ne jamais se départir sans manifester de réaction.

— Non, monsieur. Je n’ai plus aucun contact avec ma meute.

— Je veux simplement m’assurer que tu es en sécurité. Et que cette nouvelle n’affectera pas ton travail.

— Vous voulez savoir si j’essaierai de nuire aux patients varcolac qui arriveront à l’UG ?

— Oui.

Pendant un long moment, le loup-garou observa le sol, et quand il leva enfin la tête, ses iris d’ordinaire noisette étincelaient de férocité.

— J’ai juré une loyauté sans faille à cet hôpital, docteur. Je ne vous décevrai pas.

Bon sang, Eidolon adorait cet endroit ! Gérer un établissement qui comptait parmi ses membres une dizaine d’espèces différentes, dont la plupart étaient des ennemis naturels, pouvait s’avérer compliqué, mais en fin de compte, ils œuvraient tous à aider les autres, et rien ne pouvait rendre Eidolon plus fier. Et les gens comme Bastien, que certains aimaient à qualifier de « simple » concierge, se trouvaient au cœur du dispositif, et importaient autant que le plus talentueux des chirurgiens.

— Merci, Bastien. Content de ton retour parmi nous !

Le warg s’éloigna clopin-clopant, son pied bot martelant le sol, et Eidolon composa un numéro de téléphone. Arik, le frère de Runa et l’un des cadres supérieurs du X, répondit dès la deuxième sonnerie.

— Qu’est-ce que tu veux, démon ?

Arik n’était pas un type très sympathique.

— Les wargs de naissance s’apprêtent à exterminer les créés. Tu étais au courant ?

Le militaire proféra un juron.

— J’allais justement t’appeler à ce sujet. Nous avons reçu des rapports sporadiques sur des lycanthropes attaquant leurs congénères, mais on ignore encore qui sont les victimes et qui sont les agresseurs.

— Je viens d’en avoir confirmation, et Wraith ne se trompe jamais sur ce genre de trucs.

— On mènera notre enquête, dit Arik. Du nouveau à propos de la FS ?

— Possible, mais je ne veux rien dévoiler avant de m’être entretenu avec ma sœur.

Un silence pesant s’installa. Ces gars-là n’aimaient pas être laissés dans l’ombre, surtout par un démon. Et même si la sœur d’Arik, Runa, était unie à Shade, le militaire ne s’était toujours pas fait à l’idée.

Arik finit par pousser un soupir.

— Je pense que Runa devrait me rejoindre à Washington.

— Dans les quartiers généraux du X ? (Eidolon rit.) Bonne chance ! Il te faudra une division blindée pour l’enlever à Shade.

— J’en obtiendrai une s’il le faut.

Eidolon renversa le bol à trombones qui trônait sur son bureau et se mit à les lancer dedans un par un.

— Tu sais qu’ils ne peuvent pas être séparés.

— Shade et les enfants peuvent venir aussi. Je ne veux pas la laisser sans protection.

— Fais-moi confiance, l’endroit le plus sûr après la grotte, c’est l’hôpital. Et si des wargs malades n’affluaient pas par dizaines, ils seraient déjà ici. Vous avez le même problème. Tu parviendras peut-être à la protéger des wargs de naissance, mais tu manipules le virus. Peux-tu garantir qu’il ne trouvera pas le moyen de parvenir jusqu’à elle ?

Le silence s’imposa comme seule réponse.

— Exactement.

— Eidolon… Je ne suis pas certain d’avoir le choix.

Un frisson parcourut le démon.

— On t’a ordonné de l’amener.

— Ce n’était pas un ordre. Plutôt une ferme recommandation.

— Pourquoi ?

— Pour sa propre sécurité, répliqua Arik.

Et alors qu’Eidolon s’apprêtait à démontrer l’absurdité de cet argument, Arik reprit la parole :

— Et parce que sa capacité à muter à sa guise pourrait la rendre résistante à la FS et nous aider à développer un remède.

Runa pouvait se transformer en toutes circonstances grâce au X. Elle leur avait servi de cobaye pour un traitement expérimental contre la lycanthropie, qui n’avait pas fonctionné, mais l’avait rendue capable de se changer en loup-garou à son gré. Eidolon avait déjà pris en compte son ADN altéré dans l’équation. Il avait réalisé des tests en utilisant son sang et le virus sans parvenir à des résultats encourageants.

— Je demanderai à Shade de t’envoyer des échantillons de sang. Tu auras peut-être plus de chance que moi. Mais ne t’avise pas de nous l’enlever, l’avertit-il.

Arik proféra un juron.

— J’essaierai de repousser l’échéance au maximum. Donne-moi des nouvelles au plus vite.

— Pareil pour toi.

Eidolon marqua une pause, se rappelant la question de Ky sur cette nouvelle espèce de loup-garou. Cela pouvait constituer une piste inédite à explorer.

— Arik… as-tu entendu parler de wargs qui se transforment à la nouvelle lune ?

— Non.

— C’est bien ce que je pensais. Tiens-moi au courant, si jamais…

Arik raccrocha alors que le biper d’Eidolon se mettait à sonner. Trois wargs malades étaient en route vers l’UG. On en amenait cinq autres… morts. Mais pas à cause du virus. Traumatismes.

La guerre civile battait son plein, semblait-il.