CHAPITRE 11

Karlene était à l’agonie. Elle grogna. Malgré le courant d’air glacé qui s’infiltrait de temps à autre, la chaleur l’entourait. Elle ouvrit les yeux. Cligna des paupières. Cligna de nouveau, espérant halluciner.

Non. Elle se trouvait dans une sorte de… sous-sol. Un cachot ? Le feu qui brûlait dans l’âtre lui permit de distinguer le sol en terre battue jonché çà et là de paille. Les murs étaient en rondins et en pierre, et d’énormes anneaux reliés à de lourdes chaînes étaient attachés à un bloc de roche. Un crochet à viande était suspendu au plafond.

Elle avait atterri dans la chambre lunaire d’un loup-garou. Elle le savait, car elle en possédait une.

Sa mémoire lui revint par bribes successives. Elle fuyait les Aegis. À la recherche de Luc. Elle avait été attrapée. Wade lui avait tiré dessus. Soudain, Luc avait été là. Ils avaient discuté un moment, mais les détails demeuraient encore flous.

Elle huma l’air, s’emplit les poumons des effluves de bois brûlé mêlé à l’arôme musqué des wargs et à l’odeur virile de Luc.

Elle entendit un bruit sourd au-dessus d’elle, suivi par le grincement d’une porte. Elle gémit et roula sur le dos, serrant les dents pour supporter la douleur qui lui assaillait le flanc droit. Vêtu d’un jean et d’une chemise en flanelle bleue, Luc descendit les marches avec un bol de soupe fumant dont émanait un délicieux fumet de viande.

— Tu es réveillée, grogna-t-il malgré lui.

— Ouais, répondit-elle d’une voix éraillée.

« — Tu es enceinte ?

— Oui. »

Oh, Seigneur, elle lui avait dit ! Ses souvenirs tourbillonnaient dans sa tête, et son estomac se révulsait. D’une intonation aussi glaciale que le vent qui lui fouettait le visage, il lui avait demandé si elle tuerait le bébé s’il naissait humain. L’enfant avait de grandes chances de l’être, non pas parce que le père était un warg créé, mais parce qu’elle-même l’était. Luc la prenait pour une pricolici, car il avait vu le symbole qu’elle s’était fait tatouer par un magicien spécialisé dans les marquages mystiques. Par chance, lors de leurs ébats en Égypte, Luc n’avait pas cherché à savoir comment une warg avait pu infiltrer l’Aegis. Cela dit, il ne lui avait posé aucune question. Il ne lui avait même pas demandé son nom.

Luc repoussa ses cheveux hirsutes en arrière et s’agenouilla à côté d’elle.

— Je t’ai apporté du ragoût.

Le savoureux arôme de lapin lui emplit les narines, et elle saliva. Pour autant, elle n’avait pas d’appétit. Elle voulait se rendormir, même si la douleur l’accablait. Sa peau était si sensible qu’être allongée sur un lit de fortune dont elle pouvait sentir le moindre brin de paille lui faisait mal.

— Je n’ai pas très faim.

Il lui rajouta un oreiller afin de lui surélever la tête et lui présenta une cuillerée de ragoût.

— Tu dois manger pour que je puisse te donner des médicaments. Ne t’inquiète pas, ajouta-t-il lorsqu’elle s’apprêta à protester, ça ne fera rien au bébé.

Il profita du fait qu’elle avait la bouche entrouverte pour y fourrer de la nourriture.

Même si elle n’avait pas faim, la saveur du plat lui arracha un gémissement.

— C’est bon.

— Ce n’est pas sorcier de mettre de la viande, de l’eau et des pommes de terre dans une marmite. (Il plongea la cuillère dans le bol et en sortit un gros morceau de lapin.) Je veux que tu finisses tout.

Cet ordre l’agaça, et bien que l’énergie lui manquât, elle tenta de se redresser.

— Je te suis reconnaissante de m’avoir sauvé la vie, mais tu n’étais pas obligé de tuer le Gardien, et…

— Tu n’es pas encore sauvée.

Un frisson la parcourut, et une sueur glacée inonda son corps transi de fièvre.

— Qu’est-ce que tu me caches ?

— Tu risques toujours de mourir. D’ailleurs, c’est presque inéluctable.

— Ne prends pas de gants surtout.

Le visage de Luc, dénué d’émotion, rappela à Karlene l’efficace froideur qu’il avait manifestée lorsqu’il l’avait fait chanter pour qu’elle couche avec lui. Mais cette distance s’était muée en une passion ardente une fois la guerre des démons achevée, et que son désir l’avait emporté.

— Ce n’est pas dans mes habitudes.

Elle avala la bouchée qu’il lui tendait, plus pour se laisser le temps de réfléchir qu’autre chose.

— Quelles sont mes options ?

Elle tâchait de s’exprimer sur un ton monocorde, mais ne put réprimer un trémolo humiliant.

— Tu dois te rendre à l’Underworld General.

L’hôpital des démons ? Cette idée l’effrayait davantage que la mort.

— Je ne sais pas…

— Il n’y a pas d’autre choix. J’ai déjà fixé un traîneau à ma motoneige. Nous partirons après minuit, à la faveur de l’obscurité, en espérant qu’aucun Gardien ne soit posté en embuscade. (Il fit tinter la cuillère dans le bol lorsqu’il la remplit à nouveau.) Si la pleine lune était plus proche, tu pourrais te transformer pour soigner tes plaies.

Une étrange sensation réchauffa Karlene. Si, en effet, elle pouvait se transformer à la pleine lune, ils s’entre-tueraient ou laisseraient leur passion se déchaîner. Elle pariait plutôt sur cette dernière hypothèse.

La chaleur commença à la picoter, et la jeune femme hoqueta. Oh, Seigneur, comment avait-elle pu oublier ?

— Luc ? Quel jour sommes-nous ?

Il fronça les sourcils.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Elle haleta de nouveau. La douleur et la faiblesse qu’elle avait ressenties… ne provenaient pas de sa blessure. Elle sentit sa peau s’étirer et ses muscles se contracter avec violence.

— Oh, merde…

Luc écarquilla les yeux.

— Kar…

Sa voix n’était qu’un grondement rauque et féroce, empreint d’un filet d’anxiété.

— Dis-moi que je rêve.

— J’aimerais pouvoir, murmura-t-elle.

Il poussa un grognement, bondit sur ses pieds et s’empressa de reculer.

— Non. (Il secoua la tête, toutes dents dehors.) Tu n’es pas…

— Si.

Ses jointures commencèrent à craquer, ses muscles à se déchirer laissant saillir des os déformés, et elle serra les dents pour supporter cet atroce supplice.

— Je suis une feast.

 

Une feast.

Lâchant une bordée de jurons, Luc s’empara de l’une des chaînes et entrava la cheville de Karlene qui s’agitait et se débattait. Ses os se brisaient, sa peau se fendait et se couvrait de fourrure dans un vacarme infernal qui emplit le minuscule espace, et Luc jura si fort qu’elle put entendre la moindre syllabe.

Une putain de feast !

Seigneur ! Il grimpa les marches trois par trois et fonça dans sa chambre à coucher. Il ouvrit d’un coup sec le tiroir de son bureau et en sortit son Beretta. À l’arrière du compartiment à chaussettes se trouvait une petite boîte en bois gravée à la main, et dedans, six balles d’argent.

Il ne lui en faudrait qu’une.

De féroces grognements mêlés au cliquetis des griffes contre la pierre lui parvinrent du sous-sol. Les chaînes avaient été conçues pour le retenir, mais Karlene était une créature différente. Plus forte, plus vicieuse, plus enragée. Pire encore, la morsure d’un feast était venimeuse pour les autres loups-garous. Un simple coup de croc suffisait à les tuer en quelques secondes.

Ils étaient des monstres redoutés par les lycanthropes ordinaires.

Voilà pourquoi varcolac comme pricolici entraînaient des commandos d’élite à les pourchasser lors des nuits de nouvelle lune, car il était impossible de les reconnaître sous leur forme humaine. L’implacabilité de ces expéditions punitives avait conduit à leur quasi-extinction, car ils demeuraient aussi vulnérables aux balles d’argent que leurs congénères. Ils étaient si rares, en vérité, que Luc n’en avait jamais croisé, du moins à sa connaissance.

Jusqu’à aujourd’hui.

Oh, il avait flairé la louve en elle, mais elle lui avait bien caché son « petit secret ».

Bon sang ! Luc quitta sa chambre d’un pas lourd. Dehors, la neige tournoyait dans l’obscurité et fouettait la vitre, et le vent sifflait comme pour attirer son attention. Au sous-sol, les hurlements réussirent là où le blizzard avait échoué, et Luc étreignit son pistolet avec fermeté.

Elle est enceinte.

Bordel ! Et alors ? C’était une meurtrière.

Tout comme toi.

Il n’écouta pas sa voix intérieure – que d’aucuns appelleraient « conscience », mais la sienne l’avait déserté depuis bien longtemps – et souleva la trappe. Les grognements de Karlene gagnèrent en force et en fureur. Il descendit les marches avec prudence, l’arme contre sa cuisse, le doigt sur la détente.

Il la trouva dans un coin, sa fourrure rouge étincelante à la lueur des flammes. Elle était énorme, la plus grosse femelle qu’il ait jamais vue, et quand elle se hissait sur ses robustes pattes arrière, elle le surplombait d’une bonne tête. L’occasion d’observer un warg avec ses yeux d’humain ne se présentait pas souvent, et quand bien même, il n’avait guère le temps de l’admirer, car sa propre transformation accaparait toute son attention.

Mais à présent… il pouvait apprécier la silhouette puissante de Karlene, sa musculature impressionnante et son pelage soyeux. Elle baissa sa tête massive, et le suivit de son regard acéré et intelligent lorsqu’il se posta contre le mur, à la recherche du meilleur angle pour tirer un coup net. Il était peut-être un enfoiré de première, mais il ne voulait pas la faire souffrir.

Sans prévenir, elle se jeta sur lui.

D’un geste habile, il brandit le pistolet et visa son large buste. Les chaînes l’empêchèrent d’aller plus loin, et elle retomba à quatre pattes en grognant. Contre toute attente, Luc perçut dans ses yeux bleus la confusion qui les avait assombris. Pourquoi ? Elle devrait être furieuse, essayer de le déchiqueter.

Un gémissement rauque et plaintif sortit des tréfonds de sa poitrine. En tant qu’ambulancier, Luc était habitué aux cris de douleur de ses patients. Il s’était endurci, en partie, et s’était forgé une carapace qui repoussait la souffrance et lui garantissait une neutralité de rigueur. Ou peut-être ne s’en souciait-il guère. Difficile à dire désormais.

Cependant, la tristesse contenue dans le jappement déchirant de Karlene pénétra ses sens engourdis, et alors qu’elle reculait, il se rembrunit avant de jurer dans un profond soupir.

Elle est enceinte. Merde. Il ignorait si la grossesse rendait les femelles plus dociles, ce dont il doutait par ailleurs, mais une chose était sûre : la feast ne manifestait pas d’hostilité à son encontre. À quoi jouait-elle ? Était-elle venue au Canada pour le tuer, mais avait-elle raté sa chance quand il l’avait enchaînée avant qu’elle puisse passer à l’acte ?

Ne voulant pas l’abattre avant de connaître la vérité, il abaissa son arme.

— Tu as une sacrée veine que je sois bien luné, marmonna-t-il.