CHAPITRE 14

Cette fichue Porte des Tourments refusait de s’ouvrir, ce qui signifiait qu’un humain rôdait dans les parages. Lore devait donc attendre à l’intérieur que ce ou ces derniers soient partis. Génial. Il allait arriver en retard pour le déjeuner prévu par Idess dans son restaurant italien préféré.

Il tapa du pied sur le sol en pierre et contempla les murs sur lesquels le plan de Rome irradiait une aveuglante lumière phosphorescente. La région comptait trois Portes des Tourments, mais celle-ci était la plus proche du café, et en plus, c’était la seule qui se trouvait sur Terre. Il allait peut-être se retrouver contraint de sortir par l’un des conduits souterrains et de revenir sur ses pas à pied.

Merde.

Il était sur le point de modifier son choix lorsque le portail scintilla, débouchant sur une ruelle. Lore s’y avança sans tarder, car ces stupides constructions étaient réputées pour se solidifier et amputer leurs utilisateurs. Ou pire, les couper en deux.

La matinée tirait à sa fin dans la capitale italienne. Lore surgit d’entre les immeubles et rallia une avenue bordée de boutiques dans le quartier du Trastevere. Aussitôt, l’odeur de café et de viennoiseries lui chatouilla les narines et son estomac gargouilla. Chaque fois qu’il mangeait là avec Idess, il se sentait comme un roi. Avant de la rencontrer, il s’était contenté de sandwichs à la bolognaise et de restauration rapide bon marché. Son ange lui avait fait découvrir le raffinement, et depuis, il lui était difficile de s’en passer.

Il remonta le trottoir, se faufilant dans la foule, et soudain il s’arrêta. Il eut la chair de poule et une bouffée d’adrénaline le secoua. Quelque chose ne tournait pas rond. Il avait sévi trente ans comme assassin, et possédait un sixième sens et un instinct de préservation du tonnerre. Il flairait une catastrophe imminente, il en aurait mis sa tête à couper.

Avec nonchalance, il se dissimula dans l’encadrement d’une porte de sorte à garder le dos contre l’immeuble. Il sonda la rue et sentit un désagréable frisson le parcourir. Puis, quand il aperçut Idess qui avançait vers lui, sa démarche, d’ordinaire sensuelle et chaloupée, rigide et forcée, son cœur cessa de battre. Un ter’taceo dénommé Marcel marchait à côté d’elle, une main enroulée autour du bras d’Idess et l’autre enfoncée dans sa poche. Lore savait ce que l’assassin – de la guilde de Sin – cachait, car il avait déjà travaillé avec lui. Il s’agissait d’un stylo muni d’une pique rétractable de quinze centimètres destinée à être plantée dans l’œil, le crâne ou le cœur. Une méthode rapide et sans bavures, à condition de l’utiliser correctement, mais Marcel n’était pas un débutant.

Tel un guerrier ninja, Lore maîtrisa sa respiration, ses pensées et même ses pulsations cardiaques pour se fondre dans la foule. Il frôla Idess, qui contemplait l’horizon, même si elle avait conscience de la présence de son compagnon. Il balaya les alentours du regard, à l’affût d’un acolyte de Marcel, en particulier Lycus. Le warg et le démon sensor avaient fait équipe pendant des années… ne tuant parfois que pour le plaisir.

Ôtant le gant de sa main droite, Lore effectua un petit tour sur lui-même pour se caler derrière Marcel, dont la taille, l’allure et les cheveux châtains ordinaires lui permettaient de passer inaperçu. Ce qui n’était pas le cas d’Idess. Grande et éblouissante, elle attirait tous les regards. Les hommes la reluquaient avec concupiscence, les femmes la jalousaient, et Lore allait devoir user d’une infinie discrétion pour la tirer d’affaire et supprimer Marcel.

Par chance, il lui suffisait de l’effleurer pour l’achever. Lore n’aurait même pas à activer son pouvoir létal et c’était tant mieux, car Marcel ne méritait pas qu’il déploie une telle énergie pour l’éliminer. Ce qui valait pour quiconque osait toucher sa femelle.

Lore s’autorisa un sourire sinistre lorsqu’il heurta Marcel « par accident » et lui frôla le bras. Le type s’écroula instantanément, et les gens s’arrêtèrent pour l’aider. Profitant de la cohue, Lore agrippa Idess et se faufila en toute hâte dans la ruelle pour rejoindre la Porte des Tourments. Il ne se tracassait pas pour le corps du démon. En tant que ter’taceo, il ne se désintégrerait pas. Il serait sans doute conduit à l’hôpital puis à la morgue, et personne ne soupçonnerait quoi que ce soit.

Une fois dans le portail, Lore étreignit Idess avec ferveur sans lui laisser l’occasion de prononcer le moindre mot, et l’embrassa à pleine bouche jusqu’à ce que tous deux soient essoufflés.

— Que s’est-il passé ? s’enquit-il en attrapant la longue queue-de-cheval brune parsemée de rubans dorés pour la ramener par-dessus l’épaule d’Idess. Que voulait-il ? Il t’a fait mal ?

Si oui, Lore allait regretter de ne pas avoir infligé à cet enfoiré son lot de souffrances.

— Je vais bien. (Elle avança de quelques pas pour sélectionner le symbole sur le mur qui les emmènerait à l’Underworld General.) Il a dit que j’allais servir d’appât. Pour Sin.

— Fils de pute.

Lore enfila de nouveau son gant pour éviter tout accident une fois à l’hôpital. Sa compagne, ses frères et sa sœur étaient immunisés contre son toucher létal, mais les membres du personnel n’étaient pas à l’abri du danger.

Idess lui enlaça la taille et leva sur lui ses yeux en amande emplis d’inquiétude.

— Tu as eu des nouvelles ?

Il secoua la tête.

— C’est fréquent qu’elle n’en donne pas pendant plusieurs jours, mais avec tous ces assassins à sa poursuite…

— Elle se débrouillera. Elle est forte. J’en sais quelque chose, ajouta-t-elle non sans ironie, et Lore sourit malgré l’anxiété qui le travaillait.

Sin et Idess s’étaient affrontées, et le résultat n’avait pas été beau à voir.

Sin était coriace, rusée, increvable. Mais, à l’évidence, ceux qui voulaient la tuer avaient corsé le jeu, et d’ici peu, la roue risquait de tourner en sa défaveur.

La Porte des Tourments s’ouvrit sur le service des urgences, mais Lore ne bougea pas.

— Reste ici, dit-il à Idess. C’est le lieu le plus sûr pour toi jusqu’à ce qu’on règle cette histoire.

Elle croisa les bras, et Lore braqua aussitôt le regard sur ses seins joliment mis en valeur par sa posture. Ce n’était pas un démon sexuel pour rien.

— Où comptes-tu aller ? Et on lève les yeux, monsieur !

Chopé.

— Je pars à la chasse. (Il pressa un baiser rapide sur ses lèvres et la força à sortir en la poussant délicatement avec le coude.) Je veux voir combien d’assassins je peux éliminer avant qu’ils ne s’en prennent à Sin.

— Sois prudent.

— Toujours, mon ange. Toujours.

Il sourit alors que le portail scintillait avant de se refermer.

 

Le corps de Karlene était en feu. Elle n’avait pas de fièvre, mais ses besoins la consumaient. Elle détestait les lendemains de nouvelle lune. D’ordinaire, elle se réveillait chez elle, seule. Or cette fois, elle était dans le repaire d’un mâle, nue comme un ver et entourée de son odeur.

Et elle était en vie.

Luc ne l’avait pas tuée.

Elle se redressa brusquement et se trouva face à lui, ses yeux dorés étincelants de rage. Il était allongé sur elle, dans le plus simple appareil lui aussi. Les loups-garous étaient souvent assaillis par l’excitation quand ils revenaient à eux après s’être transformés, ce qui à l’évidence ne laissait pas Luc indifférent.

D’un geste brutal, il la retourna à plat ventre et la cloua au sol de tout son poids. Il la maintint contre le lit en l’agrippant par le cou tout en lui soulevant le bassin.

Elle réprima un gémissement ainsi que le besoin de se frotter contre sa verge dressée. Une pulsion sauvage la poussa à lui griffer la cuisse. Il lui mordilla le lobe en guise de punition, mais elle aurait voulu qu’il morde plus fort.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? gronda-t-il contre son oreille. Qui t’a envoyée ?

Il remua d’avant en arrière avant de s’enfoncer profondément en elle, lui arrachant un hurlement passionné.

— Personne, gémit-elle. Je le jure.

Il se retira, la titillant avec la pointe de son gland, et elle frissonna, cambrant les hanches pour l’attirer en elle. Il lui refusa ce plaisir et resta hors de portée.

— Je ne te crois pas.

Elle poussa un grognement de frustration.

— C’est la vérité, connard.

Il la pénétra de nouveau, et elle faillit jouir. Il frôla la joue de Karlene avec ses lèvres.

— Je pourrais te tuer sur-le-champ. D’un simple geste de la main.

— Tu me laisserais jouir avant ?

Ses propres paroles l’étonnèrent au plus haut point, mais son corps brûlait d’exulter. Elle était à deux doigts de l’orgasme, et Luc se montrait cruel.

— On jouira tous les deux.

Il planta les dents dans sa nuque, la maintenant en place de la manière la plus primitive possible tandis qu’il allait et venait en elle… tout doucement. Avec une telle cadence, elle ne pourrait jamais grimper aux rideaux, bon sang ! Au bout de plusieurs minutes de supplice, il la relâcha.

— Comment est-ce arrivé ?

— De quoi tu parles ? demanda-t-elle, hors d’haleine.

Luc garda une main contre son menton, mais glissa l’autre entre ses jambes.

— Ta transformation ?

Ah, oui. Ça. Il passa le doigt sur son clitoris ultra-sensible, et elle poussa un gémissement plaintif.

— Ma coéquipière aegie et moi combattions un magicien. Oh, oui, juste là ! Après l’avoir éliminé, j’ai trouvé une femme qu’il avait enchaînée au sous-sol. Elle m’a suppliée de la tuer, prétendant qu’elle allait se changer en loup-garou dans quelques minutes. Je l’ai crue folle. La pleine lune était encore loin. (Elle marqua une pause pour reprendre son souffle, se tortilla pour mieux profiter de la caresse évasive de Luc.) Elle a muté et m’a mordue.

Par chance, la partenaire de Karlene, Emilia, avait été occupée à fouiller le grenier, et n’avait pas été témoin de l’attaque.

— Et tu n’as rien dit à l’Aegis ?

Bordel ! Comment pouvait-il paraître si calme et détaché alors qu’elle-même peinait à respirer normalement ?

— Luc, je t’en prie…

Il se cabra et lui agrippa les hanches à deux mains avant de s’enfoncer en elle. Enfin ! Oh, enfin ! La friction de sa queue contre les parois de son vagin se mêla aux crépitements des flammes et au frottement de leurs corps, et Seigneur, elle n’avait jamais rien entendu d’aussi érotique. Les muscles de son sexe se contractèrent, annonçant l’orgasme imminent, et Luc l’attrapa par les cheveux pour lui tirer la tête en arrière et l’embrasser.

C’était un baiser brutal destiné à la punir, à la dominer, et il fit son effet. Elle était fin prête à se soumettre à lui tant qu’il voulait bien la délivrer de cette délicieuse agonie.

Il lui pinça la lèvre inférieure entre ses dents acérées, la propulsant au seuil du septième ciel.

— Je vais te le demander une dernière fois. Es-tu venue ici pour me tuer ?

Ses paroles dures et gutturales finirent de l’achever.

— Non !

Son cri de contestation et de volupté emplit le minuscule sous-sol, et Luc se joignit à elle, grondant contre sa bouche et déversant en elle sa semence brûlante.

Karlene savoura ce moment pendant de longues minutes. C’était l’un des avantages à devenir warg : des orgasmes plus longs et plus intenses. Elle songea qu’il jouirait peut-être de nouveau, lui aussi, mais elle était trop obnubilée par son propre plaisir. Après un ultime tressaillement, il s’écroula sur elle.

Quand elle eut récupéré, elle le repoussa et roula sur le côté, emportant la couverture avec elle. Une légère nausée lui donna le vertige tandis qu’elle se redressait, et elle grimaça en croisant les jambes sous les fesses avant de tirer le plaid sur sa poitrine.

Luc s’empressa de le baisser, la dénudant jusqu’à la taille.

— Ne te cache pas de moi.

Elle le remonta aussitôt.

— Ne me dis pas quoi faire.

Il s’étendit et prit appui sur un coude. Son sexe massif reposait, encore dur, contre sa cuisse musclée, même si Karlene s’efforçait de ne pas lorgner dessus.

— C’est toi qui es venue me chercher, je te rappelle. Et en plus, tu m’as menti.

Tu n’as pas idée à quel point. La culpabilité et la colère d’avoir été percée à jour lui empourprèrent les joues, et avec un grognement, elle arracha la couverture et la laissa tomber sur ses genoux. Même s’ils venaient de faire l’amour, le regard de Luc s’illumina à la vue de ses seins et de son ventre arrondi.

— C’est bien, ronronna-t-il. Maintenant, dis-moi ce qui s’est passé après ton agression.

— Pourquoi ?

— Je suis curieux. C’est la première fois que je rencontre une feast. Sais-tu par quoi tu as été attaquée ?

Elle n’avait pas froid, mais elle frissonna.

— Pas vraiment. On aurait dit un loup-garou, mais je savais que c’était impossible, car ce n’était pas la pleine lune. Et comme, à la pleine lune suivante, il ne m’est rien arrivé, je me suis crue tirée d’affaire.

Et quel soulagement ! Se faire mordre par une créature infernale, surtout un démon, engendrait souvent des conséquences dramatiques.

— Tu l’as raconté à quelqu’un ?

— À mon père. (Elle enveloppa ses mains dans la couverture pour les empêcher de trembler.) C’est un Gardien. C’est à cause de lui que je me suis retrouvée en Égypte. Tu te rappelles ? Quand on s’est rencontrés ? Nous y étions pour nous entraîner.

Fille d’une Américaine et d’un Italien, elle avait été élevée au Texas. Ses parents avaient divorcé quand elle était adolescente, et son père l’avait emmenée en Italie avec lui. C’est là qu’il lui avait révélé la nature de son travail, et elle avait rejoint l’organisation de tueurs de démons dès la fin de sa scolarité.

— Et ?

— Il ignorait ce qui m’avait mordue. Il s’est lancé dans des recherches, mais entre-temps, je me suis transformée pendant la nuit de la nouvelle lune. J’étais terrorisée. Je me suis réveillée en Espagne sans savoir comment j’y avais atterri. Il y avait une femme avec moi… Une feast, elle aussi. Elle m’a expliqué ce qui se passait. Soudain, un sentiment étrange m’a envahie. J’étais capable de sentir des dizaines de créatures comme moi. Elle m’a emmenée voir quelqu’un qui m’a tatoué la marque des wargs de naissance pour que personne ne puisse soupçonner ma véritable nature, même si on flairait le loup en moi. Elle a dit qu’on devait rester dans l’ombre, parce que les Aegis ne devaient jamais découvrir notre existence et que les loups-garous normaux nous pourchasseraient.

— Parce que les feasts ont été engendrés pour nous massacrer, riposta Luc, la voix grave et l’œil luisant.

— À l’origine, oui, lui concéda-t-elle non sans irritation.

— Tu affirmes donc que vous n’avez pas pour mission de nous éliminer ?

— Pas du tout. On veut vous tuer, c’est instinctif. (Elle soupira.) C’est ce qui nous différencie des autres lycanthropes. Une fois transformés, vous attaquez… à peu près tout ce qui bouge. Nous, nous ne voulons chasser que les autres loups-garous. Par conséquent, nous ne nous en prenons pas aux humains, ou très rarement. C’est ce qui nous a permis de garder le secret aussi longtemps. Voilà aussi pourquoi nous sommes si peu nombreux. Et notre population ne cesse de diminuer.

Luc esquissa un rictus mauvais.

— Tu devrais peut-être mordre des gens pour commencer à l’accroître.

Karlene grimaça.

— Je n’infligerai jamais ça à quelqu’un.

Il détourna le regard, baissant légèrement les yeux au sol, ce qui éveilla la suspicion de la jeune femme.

— Tu as déjà transformé quelqu’un ? s’enquit-elle.

— Ce n’était pas intentionnel, grommela-t-il.

Ça l’était rarement.

— Tu as invoqué ton droit de préemption ?

Le droit de préemption, selon la loi warg, accordait au « créateur » le droit légal soit de revendiquer le néophyte comme compagne ou compagnon pendant un an, soit de le tuer sans conséquence. Bien sûr, il s’agissait plus de l’asservir comme esclave sexuel que d’en faire son partenaire intime. Karlene avait entendu beaucoup d’histoires au sujet de femelles prises en vertu de ce droit, qui se retrouvaient enchaînées jusqu’à leurs premières chaleurs pour n’être libérées qu’une fois pleines. C’était ainsi que se formait le lien véritable et permanent.

— Non. Elle m’a pourchassé pour me tuer, mais elle était déjà unie à mon patron, Shade.

— Ton patron ? Ça a dû être bizarre.

Il haussa l’épaule et effleura du doigt son mollet nu, lui donnant la chair de poule.

— Ton compagnon, c’était un feast ?

Son cœur bondit dans sa poitrine. Elle sentit sa bouche s’assécher et remonta de nouveau la couverture, cette fois pour se protéger derrière un bouclier. Elle avait besoin d’ériger une barrière, même fragile, entre Luc et elle.

— Kar ?

Elle avait répété cette scène dans sa tête et connaissait l’histoire de son compagnon – de leur rencontre à sa mort – sur le bout des doigts, mais à présent elle ne se rappelait plus rien, son cœur battait la chamade, et elle bafouilla.

— Je n’en avais pas, finit-elle par lâcher.

Luc se raidit. Même l’air ambiant sembla se figer.

— Alors… pas de chaleurs ?

Elle visualisait sans peine le cerveau de Luc en train de carburer à plein régime. Si elle était tombée enceinte en dehors de ses chaleurs, cela avait pu arriver n’importe quand. Par conséquent…

Luc se rua vers elle et l’agrippa par les épaules avec fermeté, les yeux lançant des éclairs.

— Qui est le père, Kar ?

Sa gorge s’était nouée, l’empêchant de parler, et il la secoua un peu.

— Qui ?

— C’est toi, murmura-t-elle enfin. Ce bébé est le tien.

 

« Ce bébé est le tien. »

Seigneur ! Luc s’effondra sur le lit et manqua de basculer. Bordel de merde ! Toute sa vie, il s’était montré prudent, veillant à toujours choisir des partenaires qui n’étaient pas fécondes. Et quand elles appartenaient à des espèces qui n’avaient pas de « chaleurs », il pouvait tout de même sentir leur fertilité et savoir si elles étaient prêtes à concevoir. Or, il ne l’avait pas flairé chez Karlene quand ils avaient baisé comme des bêtes pendant cette fameuse demi-heure.

— Comment est-ce possible ? demanda-t-il d’une voix lasse. Tu n’ovulais pas, je l’aurais perçu.

— J’ai cessé d’avoir mes règles après la mutation. J’ai cru que j’étais devenue stérile. Ce n’est qu’après être tombée enceinte que mes copains feasts m’ont informée du caractère aléatoire de la fécondité et de la grossesse.

— Aléatoire. (Il rit avec nervosité.) C’est vraiment génial.

— Va te faire foutre. (Karlene se mit debout avec difficulté et s’enveloppa dans la couverture.) Je n’ai rien calculé.

Non, probablement pas. Luc avait bien conscience de se comporter en parfait abruti, mais cette nouvelle venait de le prendre au dépourvu, et après tout, il avait toujours été un sale con. Il se leva et elle s’éloigna, comme si elle craignait qu’il la frappe. Il se rendit compte alors qu’il devait vraiment avoir l’air dément. Il tâcha de se calmer et reprit d’une voix plus douce.

— C’est à cause du bébé que tu es venue jusqu’ici, non ? Ça n’a aucun rapport avec l’épidémie.

— Non, je suis ici à cause de la FS. Je suis inquiète pour mon enfant, et tu travailles à l’Underworld General. (Elle inspira avec peine, et il remarqua qu’elle était anormalement pâle.) Et quand l’Aegis a découvert mon secret, j’ai eu besoin d’aide et tu étais mon seul espoir.

Il l’observa, les yeux réduits à deux fentes.

— C’est pour ça que tu ne m’as pas attaqué quand tu t’es transformée ?

Il avait trouvé son comportement étrange, mais à présent ça tombait sous le sens.

— Je pense. En général, les femelles pleines n’essaient pas d’éventrer le père de leur petit.

Le père. Il lui tourna le dos et commença à se triturer les cheveux.

— Putain, souffla-t-il. Nique sa…

— C’est ce qui m’a fichue dans ce pétrin, je te rappelle. (Elle serra la couverture contre elle, comme si cette fine étoffe pouvait la protéger.) Écoute, je n’ai jamais voulu te causer des problèmes. Héberge-moi pendant les deux prochaines nuits de nouvelle lune, et je partirai. Si je restais dehors, je risquerais de tuer des wargs.

Partir ? Bon sang, il n’avait certes pas voulu ça, mais c’était arrivé, et il était hors de question qu’elle lui retire son gamin.

Ouais, parce qu’il ferait un papa génial, hein ?

Il ramassa son jean, qu’il avait jeté par terre quand il s’était déshabillé. Il avait su qu’elle se réveillerait dévorée par un désir post-transformation, et en vérité son excitation l’avait affecté lui aussi. Dans le sous-sol exigu, il avait été assailli par les phéromones d’une femelle en rut. Et en gentleman qui se respecte, il n’avait pas hésité à lui proposer ses services.

— Tu n’iras nulle part, déclara-t-il en enfilant son pantalon.

— Je te demande pardon ?

— Ne me fais pas répéter. (Il passa sa chemise en flanelle.) Tu comptais m’en parler ? Si l’Aegis n’avait pas percé ton secret, m’aurais-tu pourchassé pour m’apprendre que je t’avais mise en cloque ?

En guise de réponse, elle le jaugea avec entêtement.

— Tu ne m’aurais rien dit, gronda-t-il.

— Oh, je t’en prie ! répliqua-t-elle d’un ton moqueur. Cesse un peu de jouer les victimes. Tu m’as fait chanter pour que je couche avec toi, et après tu es parti sans un regard. Tu ne m’as même pas demandé mon nom.

Il le connaissait déjà, car il avait entendu un autre Gardien le prononcer, mais on pouvait penser, en effet, qu’il avait brillé par son mutisme.

— Tu voulais quoi ? Mon numéro ? Sortir avec moi ? Parce que tu ne m’as rien demandé, toi non plus.

— Tu ne m’en as pas laissé l’occasion ! Tu avais mis les voiles alors que j’étais encore à chercher mes sous-vêtements ! Tu n’as même pas daigné te retourner pour me lancer un truc du style : « Hé, si jamais tu es enceinte, fais-moi signe. »

— Eh bien, maintenant, je sais.

— Et alors, quoi ? Tu vas m’épouser ? cracha-t-elle, le sarcasme polluant ses propos. Tu vas m’installer dans ta cabane et aménager une chambre d’enfant ?

Mariage ? Chambre d’enfant ? Il allait choper une crise d’urticaire, oui ! Il ne s’était pas autorisé à souhaiter tout ça depuis Ula. Sa mort avait mis un terme à son désir de fonder une famille. Ce drame l’avait transformé. Il était devenu méchant, et n’avait jamais réussi à s’extirper de cette spirale de colère.

— Ouais, poursuivit-elle avec amertume. C’est bien ce que je pensais. Je t’en ai parlé parce que j’ai besoin d’aide. Mais je n’attends rien d’autre de toi.

— C’est mon gosse, répéta-t-il, les dents serrées. Tu ne l’emporteras nulle part !

— Tu vois, c’est exactement ce que je voulais éviter. Un enfant n’est pas un objet. Ce n’est pas parce qu’il est de toi, que ça fait de toi un parent. Mon père m’a toujours traitée comme sa chose, je n’étais que son héritière destinée à reprendre le flambeau au sein de l’Aegis, et je refuse que mon bébé soit élevé ainsi. Mieux vaut ne pas avoir de père qu’en avoir un mauvais.

Elle avait déjà évoqué son père, mais cette fois ses paroles étaient pleines de rancune, ce qui ne manqua pas d’éveiller les soupçons de Luc.

— C’est à cause de lui que l’Aegis a percé ton secret.

— Oui. (Elle cligna des yeux, et Luc songea qu’elle refoulait peut-être ses larmes.) Je crois sincèrement qu’il cherchait à m’aider. Il avait appris que le X travaillait à l’élaboration d’un antidote.

— Mais l’Aegis s’est retourné contre toi.

Elle acquiesça.

— Ma cellule s’est senti trahie. Comme si j’étais une espionne.

Luc imaginait sans peine qu’une organisation pourfendeuse de vilaines créatures surnaturelles risquait de faire la gueule en découvrant qu’un loup-garou sévissait dans ses rangs en toute connaissance de cause.

— Je te protégerai, à condition que tu restes avec moi. Tu n’essaieras pas de t’enfuir.

Elle fut soudain prise de vertiges, et chancela, mais quand il voulut la rattraper, elle l’esquiva.

— Simples nausées matinales, expliqua-t-elle avant de se racler la gorge. Si je reste, il faut qu’on discute de certains détails.

Luc se dirigea vers l’escalier.

— C’est prévu.

Quand il aurait eu le temps d’assimiler le tout.

— Le plus tôt sera le mieux. Neuf mois, ça passe vite, sans compter qu’une épidémie nous pend au nez, et que des Gardiens sont à mes trousses.

— Je sais.

— Mais ?

Bon sang ! Un peu de répit, c’était trop demander ?

— Mais je ne suis pas bavard.

Elle se dressa devant lui, les pupilles étincelantes de fureur.

— Eh bien, c’est ballot ! Tu ne peux pas te défiler indéfiniment.

Se défiler ? Il ne s’était pas débiné une seule fois depuis qu’il avait été transformé. Avant, en revanche…

— Je ne suis pas un lâche, grogna-t-il.

— Vraiment ? Depuis quand fuir toutes les femelles qui font irruption dans ta vie est-il un signe de bravoure ? Je peux me tromper, hein. Il existe peut-être une personne que tu n’as pas abandonnée après l’avoir sautée pour éviter tout engagement émotionnel.

Ivre de rage, il serra les mâchoires si fort qu’il crut entendre ses molaires craquer.

— Tu ignores tout de moi, grommela-t-il.

— Je connais les individus de ton espèce. Ils grouillent au sein de l’Aegis. Alors, je brûle ou pas ?

Oh, ça pour brûler… Il avait passé sa vie à botter en touche. En tant qu’ambulancier, il n’avait pas à s’impliquer auprès de ses patients. Il s’en occupait un moment, puis il les déposait à l’hôpital et n’y repensait plus.

Quant à Ula, la femelle avec qui il avait voulu s’unir, elle lui avait permis d’échapper à sa solitude, mais n’avait jamais été son âme sœur. Il l’avait appréciée, l’avait trouvée stimulante, mais de là à parler d’amour…

— Laisse tomber, Kar.

Elle rit.

— Pas étonnant que tu vives ici, sur ces terres glaciales et désolées. Cette contrée est à l’image de ton cœur, n’est-ce pas ?

Passant outre à sa remarque acerbe, il monta les marches, impatient de se retrouver seul, même s’il savait qu’elle venait de taper dans le mille.

Il ne pouvait pas se défiler indéfiniment.