CHAPITRE 18
— Eh bien ?
Luc jeta une bûche dans le feu, et observa Karlene, recroquevillée sous la couverture. Les flammes brûlaient avec ardeur, et il avait rapproché le canapé de l’âtre, mais la jeune femme grelottait toujours. Il se retenait de s’allonger à côté d’elle pour la réchauffer avec sa chaleur corporelle. Il en avait envie – de toute façon si elle avait la FS, il avait déjà été exposé – mais elle refusait tout contact.
Néanmoins, si elle avait attrapé le virus, elle aurait dû être bien plus mal en point. Peut-être ne souffrait-elle pas de la FS. Ou alors, cette dernière affectait les feasts de façon différente. Quoi qu’il en soit, Luc devait s’entretenir avec Eidolon. Il avait appelé à l’hôpital et chez lui, sans succès. Personne ne semblait savoir où il se trouvait. Bon sang, il n’arrivait à joindre aucun des frères seminus. Ni Conall. S’il ne parvenait pas à parler à E rapidement, il allait devoir courir jusqu’à la Porte des Tourments en plein jour, Gardiens ou non.
— Luc, il faut qu’on discute.
— Tu es malade. Tu as besoin de repos.
Elle lutta pour se redresser, et il bondit sur ses pieds pour lui venir en aide.
— Ne me touche pas, s’écria-t-elle, en vain.
Il la fit asseoir sur le lit et recula aussitôt.
— Kar, tu dois vraiment te reposer. Si tu as la FS…
— Si j’ai la FS, répéta-t-elle tout bas, alors, j’ai des choses à te dire.
Voilà qui le fit redescendre sur terre illico. Elle essayait de penser à autre chose, et il avait tout intérêt à aller dans son sens.
— Bon, d’accord. De quoi veux-tu parler ?
Malgré les cernes noirs, la fièvre et les rougeurs sur les joues, elle le regarda comme s’il était idiot. Il s’était toujours demandé comment les femelles parvenaient à arborer cet air en toutes circonstances.
— Tu n’as pas une petite idée, Luc ? Parce que la liste est longue…
— C’est à propos du gamin ? Je ne vois pas où est le problème. Tu restes ici, et après l’accouchement, on l’élève ensemble.
Karlene enfouit le visage entre ses mains et secoua la tête.
— Depuis quand n’es-tu plus humain ?
Il cligna des yeux.
— J’avais vingt-quatre ans quand j’ai été mordu. C’était en 1918.
Ce fut au tour de Karlene de cligner des yeux.
— Waouh ! T’es vieux.
— Merci, maugréa-t-il.
— Comment t’es-tu débrouillé pour n’engrosser personne pendant tout ce temps ? (Elle l’étudia, sourcils froncés.) Ou as-tu semé une flopée de chiots de par le monde ?
Il jeta une autre bûche dans l’âtre, même si c’était inutile.
— Non, je n’ai pas d’enfants.
— Tu te rappelles ce que c’était d’être petit ? D’avoir des parents ?
Le feu crépita comme pour le défier de répondre aux questions stupides de Karlene. Il attrapa un tisonnier et remua les braises.
— C’était il y a longtemps.
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé, répliqua-t-elle à voix basse.
— Le début du XXe siècle n’était pas l’époque rêvée pour naître dans une famille pauvre qui avait déjà sept rejetons.
Loin de là. Il avait grandi dans une ferme du Midwest, et avait appris ce que voulait dire « se tuer à la tâche » dès l’âge de trois ans. Ses parents faisaient de leur mieux, mais quand on passait la journée aux champs ou dans la cuisine, il ne restait plus beaucoup de temps pour les câlins ou les jeux. À seize ans, Luc avait quitté la maison pour s’engager dans l’armée, sans regret.
Enfin… pas tout à fait. Les soldats avec qui il avait combattu en France étaient devenus la famille soudée qu’il n’avait jamais eue. Tout du moins jusqu’à ce qu’ils commencent à tomber au front les uns après les autres. Après un carnage, seul et blessé, il s’était mis à errer dans les bois, espérant échapper à l’ennemi. Il avait été retrouvé, mais pas par un adversaire humain.
Un loup-garou l’avait attaqué. Luc avait réussi à le repousser, mais la bête l’avait bien amoché. Il était dans un si piteux état que les troupes ennemies l’avaient laissé pour mort.
Cette nuit-là, il s’était transformé pour la première fois, soignant toutes ses blessures, et s’était réveillé le lendemain au milieu de cadavres déchiquetés de plusieurs soldats américains.
Des hommes qu’il avait massacrés.
Dégoûté, effrayé et troublé, il avait déserté. Il se rappelait à peine comment il avait survécu, n’écoutant que son instinct et mû par le désir de tuer le monstre qui l’avait infecté. Trois ans plus tard, son créateur était mort, et Luc était rentré en Amérique.
— Que s’est-il passé ? demanda Karlene.
— Je suis allé me battre, j’ai été mordu par un warg, et quand je suis revenu à la maison, quatre de mes frères et sœurs ainsi que ma mère avaient succombé à la grippe espagnole, et mon frère aîné à un accident agricole. Mon père, quant à lui, faisait de son mieux pour ne pas devenir fou.
Luc avait essayé de l’aider. Il s’était enchaîné dans la grange les soirs de pleine lune, mais au bout du troisième mois, il avait réussi à s’échapper, avait massacré du bétail, et mordu son plus jeune frère, Jeremiah. La suite avait poussé Luc à une existence recluse.
Jeremiah avait muté la nuit d’après, et tué leur père et leur sœur. À son réveil, se rendant compte de son acte, il s’était donné la mort.
Luc s’affala par terre et s’adossa contre les coussins du canapé.
— Et par ma faute, parce que j’avais mordu mon frère, j’ai perdu le reste de ma famille.
— Hé, dit Karlene avec tendresse en posant la main sur son épaule.
Ce geste intime, réconfortant, surprit Luc et lui noua la gorge. Elle avait toutes les raisons de le haïr, de l’utiliser pour qu’il assure sa protection et rien de plus, mais elle essayait malgré tout de tirer le meilleur de cette situation merdique.
— Quoi ?
Il recula et tourna sur lui-même afin de lui faire face.
— Je sais que tu ne voulais pas ça. Un bébé ne figurait pas à mon programme non plus. (Elle se frotta le ventre et esquissa un sourire.) Mais j’ai appris à l’aimer, ce petit têtard. Je le désire et je ferais l’impossible pour le protéger. Y compris de toi, s’il le faut.
— Tu crois que je nuirais à mon propre enfant ?
— Pas de manière intentionnelle. Tu seras protecteur, féroce et possessif, mais si tu ne peux pas l’aimer, si tu ne parviens pas à entretenir une relation avec lui, tu lui feras du mal.
Luc contempla les flammes. Elles léchaient les bûches, dévoraient le bois et dégageaient tellement de chaleur qu’elles pouvaient faire fondre le mur de glace en lui. Karlene avait raison. Le gamin serait sans doute humain. Il avait besoin de parents capables de l’aimer.
Voilà pourquoi il n’avait jamais été réticent à avoir des petits avec Ula. C’était une pricolici, par conséquent leur progéniture aurait été élevée à la dure, dans l’univers des wargs où les mâles assuraient la sécurité de la meute, point barre. Ce qui était dans les cordes de Luc.
Il ne se voyait pas jouer les papas poules. Il ferma les yeux, mais les rouvrit d’un coup quand Karlene lui prit la main pour la poser sur son ventre.
— Tu ne peux pas encore le sentir. Ce n’est qu’une petite bosse. Mais il est bien là. Ton bébé.
Quelque chose se brisa en Luc, et cette microfissure lui fit l’effet d’un séisme qui ravageait son âme. « Ton bébé. » Et s’il ne l’aimait pas ? S’il n’y parvenait pas ? Il retira brusquement sa main, comme si le ventre de Karlene était en feu.
— Je… euh… (Il bondit sur ses pieds, complètement chamboulé. Puis, il se tourna vers la porte.) Tu as entendu ?
La jeune femme leva les yeux, l’air sceptique. Elle devait sans doute penser qu’il tentait d’éluder la conversation.
— Quoi donc ?
— Je n’en sais rien. Peut-être une branche tombée d’un arbre.
La tempête s’était calmée, ne laissant que le silence dans son sillage. Luc s’avança doucement vers la fenêtre, et regarda à travers la vitre sans décoller le dos du mur.
Karlene essaya de se lever.
— Tu vois quelque chose ?
Une lueur métallique sur l’étendue immaculée éveilla ses soupçons.
— Reste couchée.
Karlene s’assit, son entraînement de Gardienne et ses instincts de feast affleurant à la surface.
— Que se passe-t-il ?
— Je crois que les tueurs t’ont retrouvée.
— Maudits soient-ils, haleta-t-elle. Où sont tes armes ?
— Tu veux dire à part la carabine et le fusil de chasse suspendus à côté de la porte, les six autres fusils et pistolets accrochés au mur, et l’arbalète posée sur le meuble d’angle ?
Elle lui décocha un regard empreint d’ironie.
— Oui, à part tout ça.
— J’ai un coffre rempli de lames en tout genre dans ma chambre, et celui en métal du sous-sol renferme de la dynamite.
— Tu es sérieux ? s’enquit-elle, et quand il arbora une expression radieuse, elle lui retourna son sourire. Excellent !
Il se retint de rire, ce qu’il n’avait pas fait depuis des lustres. Mais bon sang, combien de femelles s’illuminaient ainsi à la mention d’explosifs dans la maison ?
— Je veux que tu descendes au sous-sol et que tu ne fasses aucun bruit. Je vais essayer de les chasser.
— Hors de question.
— Fais-le ! aboya-t-il. La trappe est dissimulée par un sort. Ils pourront soupçonner ta présence, mais même s’ils parvenaient à entrer, ce qui m’étonnerait, ils ne pourraient pas te trouver.
— Luc, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. (Elle reluqua les armes à côté de la porte.) Je suis peut-être enceinte, mais je ne suis pas sans défense.
— Ça n’a rien à voir.
Les humains traitaient les femmes enceintes comme si elles étaient en sucre, mais déjà avant sa transformation, Luc savait qu’elles étaient bien plus résistantes. Il avait vu sa mère supporter trois grossesses en travaillant à la ferme aussi dur que son père jusqu’à l’accouchement. Les mères wargs, quant à elles, étaient encore plus fortes. Elles se battaient et chassaient jusqu’à ce qu’elles mettent bas.
— Alors, quoi ?
Karlene se raidit, et un grognement rauque et féroce jaillit de sa poitrine.
— Kar ? Que se passe-t-il ?
— Des loups-garous. (Ses yeux étincelèrent, et elle retroussa les lèvres au-dessus de ses crocs.) Ce n’est pas l’Aegis. Ce sont des wargs. Je flaire leur présence. Ils sont nombreux.
Luc sentit un bloc de glace lui creuser l’estomac.
— Les exterminateurs. Les troupes envoyées pour détruire les feasts.
Soudain, il la perçut aussi… cette vague de violence déferlant sur lui tel un tsunami infernal. Son sang bourdonnait dans ses veines, sa peau tirait, et ses jointures s’étiraient jusqu’à lui faire mal.
— Luc, haleta Karlene, et il se tourna aussitôt vers elle.
Elle se plia en deux, s’étreignant le ventre.
— Je vais… muter. Je ressens… le besoin… de tuer.
Lorsqu’un grand nombre de wargs se rassemblaient pour se battre, ils se transformaient tous, peu importe le jour ou l’heure. Il ne manquait plus que Karlene sillonne les bois en massacrant à tout-va avec sa morsure venimeuse.
— Descends !
Sa voix était déformée, proche du grognement, mais Karlene le comprit tout de même et rampa jusqu’au sous-sol. De sa longue main griffue, il referma la trappe et la couvrit avec la peau d’ours.
Il ouvrit la porte en titubant, sans prêter attention aux spasmes de son corps sur le point de se tordre.
La forêt alentour avait pris vie et fourmillait d’intrus. D’un côté, les varcolac, reconnaissables à leurs tailles variées et aux différentes couleurs de leurs fourrures, et de l’autre, les pricolici, pour la plupart noirs, robustes, et prêts à charger.
— C’est quoi, ce bordel ?
Luc tourna la tête en direction du cri. Six humains – des Gardiens, à en juger par leur attirail de guerre – se campaient près de la rivière, en plein milieu du champ de bataille.
Luc sortit au moment où les deux factions de wargs fonçaient l’une sur l’autre. Les Gardiens passèrent à l’action, décochant des carreaux d’arbalètes sur la mêlée. Mais l’un d’eux se tourna vers Luc, revolver pointé.
Alors que la balle lui déchiquetait le thorax, Luc songea que pendant des années il n’avait eu que faire de vivre ou de mourir. À présent, il s’en souciait, mais il était peut-être trop tard.
La Porte des Tourments s’ouvrit sur une étendue neigeuse, un soleil aveuglant dans le ciel, et le son distinct des coups de feu porté par le vent.
Conall parcourut à grandes enjambées la neige qui lui arrivait aux tibias, Wraith sur ses talons. Sin, E, Lore et Shade les suivaient de près. Tayla était retournée à l’UG pour rassembler les médecins.
Faites qu’il ne soit pas trop tard…
À mesure qu’ils approchaient, les bruits du combat, reconnaissables entre tous, fendaient l’air. Les cris – des grognements à vous glacer les os – et l’odeur du sang les guidèrent. La cabane de Luc devait se trouver à cinquante mètres lorsque Conall sentit ses muscles fléchir. Il hoqueta et s’emmêla les pieds avant de buter contre un arbre. Sin le rattrapa et se pressa contre son corps puissant.
— Tout va bien, Conall ?
Il ne put répondre. Sa gorge s’était resserrée, et il ne parvint à émettre qu’un féroce borborygme. Il était en train de muter, et ne pouvait rien faire, si ce n’est limiter les dégâts. Il se hâta donc d’ôter sa chemise et son pantalon.
— Que se passe-t-il ?
La voix de Sin semblait lointaine, puis, soudain, Eidolon l’attira à lui.
— C’est la bataille. Il est en train de se transformer. Ne t’en fais pas pour lui. On doit y aller… (Les coups de feu l’interrompirent, puis le bois vola en éclats à côté de la tête de Sin.) Merde ! Des tueurs !
Ils avaient essayé d’éliminer Sin.
Ils ont voulu buter ma femelle.
Peu importe que cette pensée soit folle. Inexacte. Irréalisable. Une sensation ténébreuse envahit Conall, annihilant sa raison, et avant même d’avoir complètement muté, il se rua sur le groupe d’humains occupés à combattre des loups-garous par dizaines. Le spectacle était chaotique : des wargs s’affrontaient et les Aegis gisaient dans la neige qui ne ressemblait plus qu’à une bouillie rose maculée de sang.
Conall bondit, l’écume aux lèvres, s’apprêtant à mordre un Gardien. Une masse de fourrure grise le heurta en plein vol. La bête enfonça les crocs dans son épaule et lui laboura les côtes à coups de griffe. Aussi dingue que cela puisse paraître, le tueur abaissa son arme et trancha la tête du warg, sauvant ainsi la vie de Conall.
Il entendit Eidolon au loin ordonner à ses frères de rassembler les Gardiens sans les tuer, parce que Tay et Ky les voudraient probablement vivants. Soudain, un autre pricolici percuta Conall, et plus rien ne compta à part la bataille. Le craquement des os entre ses dents, le goût du sang sur sa langue.
Il ignorait depuis quand elle faisait rage quand il sentit une piqûre sur son flanc. Il tournoya sur lui-même à la recherche de son agresseur… Sin ?
Elle se trouvait à quelques mètres de là, une arbalète pointée sur lui. Une brûlure cuisante lui coupa le souffle tandis que ses membres se disloquaient jusqu’à ce que son corps reprenne forme humaine. Elle l’avait touché avec une fléchette morphante aegie, et bon sang, c’était douloureux de muter à une vitesse contre nature. Il tomba à genoux, la neige glacée lui éraflant la peau. Un grognement terrifiant résonna derrière lui, et Sin, se mouvant avec une grâce toute féline, lança une masse d’arme sur le warg avant de décocher une flèche à un deuxième assaillant. Les blessures ne leur seraient pas fatales, mais ils s’écroulèrent au sol, handicapés par ses coups bien placés.
— Tu es… sacrément douée, haleta-t-il.
Les joues de Sin, rosies par le froid, lui donnaient un air espiègle et enjoué. Elle lui jeta ses affaires.
— Je suis géniale, je sais. (Elle lui tendit la main.) Désolée pour la fléchette, mais Eidolon ne sait pas lequel de ces loups-garous est Luc, et il a besoin de toi.
Conall pouvait jouer les machos et refuser son aide, mais pour l’instant, il tenait à peine debout, souffrait de la dizaine de griffures et de morsures dont il avait écopé, et, en vérité, il aurait prétexté n’importe quoi pour la toucher.
— La transformation n’est pas censée te soigner ?
Le monde commença à tourner autour de lui, et merde, il était de nouveau prêt à lui sauter dessus.
— Chacun guérit de façon différente en fonction de son espèce et de ses blessures. Crois-moi, cette mutation m’a fait un bien fou.
Pas autant qu’il l’aurait souhaité, mais au moins il ne saignait plus. Il poussa un grognement et se releva. Alentour, la bataille faisait rage, et Sin abattit un autre warg d’un coup par-dessus l’épaule tandis que Conall retirait la fléchette de sa cuisse pour la jeter par terre.
— Quelqu’un est allé voir dans la cabane de Luc ?
— Pas à ma connaissance. (Elle fronça les sourcils.) On dirait que les varcolac battent en retraite.
En effet. Le sol était jonché de cadavres et de wargs blessés, dont certains commençaient à reprendre apparence humaine à mesure que le conflit déclinait. Il enfila son jean et sa chemise.
— Viens. Allons fouiller la cabane.
Sin secoua la tête.
— Je vais rester aider mes frères. Vas-y, toi.
Sans lui laisser le temps de protester, elle s’éloigna en courant.
— Sin ! héla-t-il. Sois prudente. Tu as toujours des assassins aux trousses !
Elle le salua d’une main, et de l’autre, elle descendit un énième warg.
Seigneur ! Cette femelle allait finir par lui provoquer une crise cardiaque.