CHAPITRE 20

La conversation de Luc et Karlene ébranla Sin au plus haut point. Elle en savait peu sur l’ambulancier, si ce n’est qu’il avait toujours été bourru et inamical. Mais son comportement avec la femelle – oui, Sin les avait écoutés, et après ? – l’avait sidérée. Pas seulement les paroles prononcées, mais l’affection qui transparaissait de son tempérament bougon. Il n’avait pas l’habitude de se soucier d’autrui, ce que Sin comprenait mieux que personne. Il s’agissait d’un territoire hostile, et quoi de plus sensé que de rester sur ses gardes quand on avançait en terrain miné ?

Un faux pas pouvait entraîner souffrance et destruction totale.

Conall semblait touché lui aussi. Il observait le couple, le visage impassible, mais la douleur et l’empathie illuminaient ses iris argentés.

— On accepte, déclara Karlene. Soignez mon bébé.

Sin reconduisit la jeune femme jusqu’au canapé et s’assit à côté d’elle. Luc s’installa de l’autre côté, et Sin sentit sa gorge se nouer quand il serra les doigts délicats de Karlene dans sa grande main. Eidolon les rejoignit et s’agenouilla devant elle.

— Je vais vous prélever un échantillon de sang avant que Sin commence, d’accord ?

Karlene acquiesça même si la peur se lisait dans ses yeux. Eidolon inspira à pleins poumons avant de reprendre la parole. Cette fois, il s’exprima avec douceur, comme un gentil médecin, au lieu d’afficher son habituel air prétentieux.

— Kar, je sais que c’est difficile. Vous êtes une Gardienne, nous sommes des démons. Des ennemis naturels. Mais vous êtes aussi une lycanthrope. À l’évidence, vous l’avez accepté, il ne vous reste plus qu’à admettre votre place dans notre monde.

— Mais…

Il lui pressa l’épaule avec délicatesse mais fermeté.

— Je sais. Nous sommes des démons. Je comprends. Vous avez dû voir ma compagne, Tayla, lorsque nous étions en Égypte. C’est une Gardienne, elle aussi. Sans doute avez-vous entendu qu’elle était une sang-mêlé. Ce qu’elle ignorait quand nous nous sommes rencontrés. (Un sourire narquois lui retroussa les lèvres.) Le chemin n’a pas été facile pour nous, je vous l’assure, mais Tayla a fini par accepter sa nature. Nous ne sommes pas les monstres que vous croyez.

Ce n’était pas tout à fait juste. Sin avait croisé pas mal de monstres au cours de sa vie, et la plupart du temps elle se considérait comme l’une d’entre eux. Cependant, ses frères et le personnel de l’UG n’étaient pas pires que la plupart des humains, et dans bien des cas, ils étaient même meilleurs.

Karlene détourna le regard, comme si elle ne savait quoi répondre, et le braqua sur Luc. Puis, elle se retourna vers Eidolon avec un air déterminé.

— Je suis obligée de vous croire sur parole pour le moment. De toute façon, je signerais un pacte avec le diable pour aider mon enfant, alors faites votre maximum, docteur.

Tant mieux pour elle. Sin attendit qu’Eidolon ait fini de prélever le sang avant d’activer son don. Punaise, ça lui faisait bizarre d’utiliser son pouvoir sur le minuscule fœtus en passant par l’intermédiaire de Karlene. Le virus flottait dans son utérus et dans le corps du bébé, et pendant quelques minutes, Sin ne fit rien. Certes, elle avait guéri Pamela dans le Montana, mais elle avait tué deux autres wargs. La vie d’un petit était en jeu, et ses parents étaient prêts à tout pour le sauver. Si Sin commettait la moindre erreur, si elle en faisait trop ou pas assez…

— Sin, lui murmura Conall à l’oreille. Tu peux y arriver.

Seigneur, comment avait-il deviné ce qui la préoccupait, ce dont elle avait besoin ? Ses encouragements lui firent chaud au cœur. Elle envoya une décharge maîtrisée sur une masse virale qui se désagrégea tandis que d’autres brins se reformaient déjà, prêts à répliquer. Ce satané virus démoniaque était flippant.

Sin s’apprêtait à détruire un autre amas lorsque Karlene se raidit, se cambrant en arrière avec une telle violence que le succube entendit sa colonne vertébrale craquer.

— Elle convulse, aboya Luc, et soudain Karlene retomba sur le dos, inerte.

Son visage devint écarlate, brûlant, et ses yeux se révulsèrent.

Conall lui attrapa les poignets et les cloua au canapé tandis qu’Eidolon lui tenait les jambes.

— Dépêche-toi, Sin ! grommela Eidolon alors que la jeune femme se débattait comme une furie. On doit terminer…

Il s’interrompit devant le grondement féroce de Karlene qui semblait revenue à elle. Eidolon vola dans les airs et atterrit dans une position étrange contre la cheminée en pierre, et Conall percuta le mur derrière lui. Karlene, toutes dents dehors, folle de rage, se jeta sur Sin et commença à l’étrangler.

— Mon bébé ! grogna-t-elle. Tu lui fais du mal !

— Kar, non !

Luc l’enveloppa dans ses bras sans réussir à lui faire lâcher prise.

Cette fois, Eidolon ne prit pas de gants.

— Elle délire à cause de la fièvre. Luc, retiens-la !

Les poumons de Sin lui brûlaient. La panique se fraya un chemin à travers les méandres de sa conscience qui, peu à peu, s’éteignait. Son don s’enclencha par instinct, lui dictant de tuer son adversaire. Au lieu de quoi, elle usa de toute sa concentration pour détruire les particules virales présentes chez le fœtus, les faisant exploser une à une.

Eidolon parvint à décoller les doigts de Karlene de la gorge de Sin, qui avala plusieurs goulées d’air frais avec une infinie gratitude. Luc porta la feast jusqu’au canapé, et alors même qu’elle essayait de retrouver son souffle, Sin l’agrippa par la cheville et recommença là où elle s’était arrêtée.

Cela sembla durer une éternité. Le dernier brin de virus réduit en miettes, Sin tremblait comme une feuille, et son pouvoir était presque épuisé.

— C’est… fini, haleta-t-elle.

Prise de vertiges, elle défaillit, mais Conall la rattrapa et la serra contre lui, lui caressant les cheveux, et… Waouh ! Voilà que la tête lui tournait de plus belle !

Karlene poussa un grognement tandis qu’Eidolon fouillait dans son sac médical.

— Le bébé, pantela-t-elle. Comment va-t-il ?

— Bien. (Sin se racla la gorge, encore douloureuse.) Je pense qu’il est tiré d’affaire.

Soudain Conall, arborant un large sourire qui révélait ses crocs sensuels, secoua la tête.

— Qui l’aurait vu venir ? Luc, père de famille !

— Crois-moi, grommela le warg, je n’en reviens pas moi-même. (Il se pencha vers Sin.) Merci.

Un étranger aurait pu douter de la sincérité de ce remerciement qui s’apparentait plus à un borborygme, mais les mains de Luc tremblaient d’émotion même si sa voix en était dénuée, et il déglutit avec une difficulté qui en disait long sur ses sentiments tandis qu’il étreignait les doigts de Karlene.

Quelques jours plus tôt, Sin aurait levé les yeux au ciel devant ce geste tendre et intime. Mais à présent, elle se rappelait son réveil après avoir été blessée par l’exobroyeur, et la présence de Conall à son chevet qui la caressait de façon similaire.

— Restez allongée, dit Eidolon à Kar. Je vais vous prélever un peu de sang. Après, on devra vous emmener à l’hôpital pour procéder à des examens. Le fait que vous produisez des anticorps constitue une avancée capitale.

— Il faudra du temps pour élaborer un vaccin, non ? demanda Sin.

— Oui, si tant est que ce soit possible. Mais j’ai la magie démoniaque et des œufs de démons osseux à ma disposition. Je devrais être en mesure de tester le premier lot d’ici un ou deux jours, si tout se passe bien.

— Des œufs de démons osseux ? questionna Karlene et Eidolon acquiesça.

— Nous nous en servons pour développer les vaccins. Ils réduisent le temps d’incubation d’un tiers par rapport aux œufs de poule.

— Tu sembles sceptique, répliqua Sin. Pourquoi ?

— Parce que je ne peux rien garantir. Ça me paraît probable, mais je ne veux faire aucune promesse.

L’estomac de Sin se révulsa. Tandis que les autres retournaient s’occuper de Luc et de Karlene, elle recula jusqu’à se cogner contre la porte. Elle se faufila à l’extérieur en douce, car elle avait besoin de respirer. Une fois dehors, dans le froid, elle huma l’air qui exhalait encore les relents métalliques du sang versé, et ce trop-plein d’espace, d’hémoglobine et de mort la submergea.

Elle en était l’unique responsable.

Elle resta debout sur le seuil à contempler le carnage, à regarder le personnel de l’UG soigner les blessés et emporter les cadavres dans la forêt pour les soustraire aux yeux des humains.

Sur son bras, son dermoire commença à la chatouiller, signe annonciateur de la crise qui n’allait pas tarder à se manifester.

« Ressens ! » lui avait dit Conall.

Et, en effet, elle leur devait bien ça.

Le chagrin l’envahit, une vague de douleur déferla sur elle, et Sin éclata en sanglots. Elle courut à toute allure jusque dans les bois, manquant de trébucher. Plus elle s’y enfonçait, plus elle pleurait fort, à tel point qu’elle arrivait à peine à respirer, et des larmes ruisselaient sur ses joues.

— Conall, je te hais pour ça, murmura-t-elle.

Elle avait travaillé dur pour s’épargner toute souffrance, mais à présent, il lui semblait ne rien ressentir d’autre.

Elle prit une inspiration tremblante, désespérée de retrouver sa maîtrise, et soudain… l’air se figea. Et se glaça. Son souffle forma une brume glacée, et juste derrière elle, un cheval hennit, un effroyable cri strident que Sin perçut jusque dans ses os. Le sifflement distinct d’un projectile la fit sursauter un quart de seconde avant qu’une flèche ne se plante dans la neige entre ses pieds. Fixé à l’aileron, un objet étincelait, suspendu à un cordon entortillé sur lui-même.

Consciente qu’elle était une femme morte, Sin se retourna.

Le cavalier surgit des arbres, tel un spectre escorté par une nuée de soufre. Il arrêta sa monture, et l’énorme bête immaculée se cabra, révélant des sabots plus gros que des enjoliveurs de 4 × 4. Quand elle eut terminé, il ôta son immense heaume. De longs cheveux blancs retombèrent en cascade sur ses larges épaules protégées par une armure terne et couverte de suie. Comme dans les montagnes du Montana, des jointures et interstices suintait une substance huileuse semblable à du sang.

Ses yeux et ceux de son étalon brillaient d’une lueur rouge impie. Son visage était bien dessiné, mais son sourire rayonnait de malveillance. Il pencha la tête pour saluer Sin, et fit faire demi-tour à son destrier avant de disparaître dans les bois.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, Sin était encore en vie.

— C’était quoi, ce bordel ?

La voix d’Eidolon la surprit, et Sin fit volte-face pour trouver son frère et Conall plantés devant elle.

— C’était le cavalier qui te traque ? ajouta-t-il.

— Ouais. Et je commence à me lasser de ses petits jeux.

Sin essuya ses larmes avec discrétion tout en se baissant pour ramasser la flèche et arracher l’objet en or suspendu par une ficelle.

— C’est une pièce. Enfin, la moitié.

Elle passa le doigt sur l’extrémité fissurée formant un zigzag.

— Elle est gravée sur le verso : « Celle… sang… qui… porte… semer miasmes… Au jour de la bataille… scellée. »

Eidolon fronça les sourcils, et Sin lui retourna son regard.

— Quoi ? On dirait que tu viens de lécher les chiottes d’un démon mondevilin.

— Cette phrase me semble familière.

— On devra élucider ce mystère plus tard, dit Conall. Il faut emmener Sin en lieu sûr. On est restés ici trop longtemps, ça commence à me rendre nerveux.

Eidolon arbora une expression compatissante.

— Oui, je m’inquiète aussi à cause de ces satanés assassins. On va la conduire à l’UG, et…

— Ce ne sera pas utile, l’interrompit Sin. Je ne risque plus rien maintenant.

— Pourquoi donc ? s’enquit Eidolon.

— Parce que, répondit-elle avec calme, je vais regagner mon antre.

 

— C’est hors de question ! s’écrièrent en chœur Eidolon et Conall.

Sin planta les poings sur ses hanches et les fusilla tour à tour du regard. Si ses paupières n’avaient pas été gonflées et son visage strié de larmes, elle aurait pu avoir l’air féroce. Et Conall ne se serait pas senti aussi merdique, car il savait que chacune d’elles coulait par sa faute.

— Ma décision est prise, répliqua-t-elle. Comme ça, tout le monde sera en sécurité. Vous ne me ferez pas changer d’avis.

Eidolon lui décocha une œillade de grand frère.

— Tu n’es pas obligée de retourner là-bas, Sin. On trouvera un moyen pour te mettre hors de danger.

Conall ne pouvait qu’approuver.

— Les assassins ne peuvent pas t’attaquer dans l’enceinte de l’hôpital. Suis tes frangins.

— Je rentre à l’antre. C’est mon boulot.

— Conneries. (Des paillettes dorées illuminèrent les iris noirs d’Eidolon, et Conall recula d’un pas. La situation pouvait dégénérer s’il commençait à hurler des ordres à Sin.) Tu n’iras pas…

— E, l’interrompit Conall, vous voulez bien nous laisser une seconde ?

Eidolon, aussi glacial que le vent qui faisait tournoyer les flocons autour d’eux, acquiesça.

— J’emmène Luc et Karlene à l’UG. Vous n’avez qu’à nous y rejoindre.

Lorsqu’il fut hors de vue, Sin soupira.

— Ça ne sert à rien de jouer au bon flic, méchant flic avec moi. Tu ne me feras pas changer d’avis.

— Primo, grommela Conall, je ne suis pas le gentil flic. Deuxio, je sais que tu es une tête de mule. Mais dis-moi au moins la vérité.

Il voulait savoir parce qu’il comptait bien la faire se raviser.

— Je viens de le faire.

— Toute la vérité.

Elle serra les poings et arbora une moue opiniâtre, celle qui donnait envie à Conall de l’embrasser rien que pour l’effacer.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

— Ne fais pas ça. Tu as fait tellement de progrès. Tu sais, avec tes frères.

Des taches roses lui parsemèrent le visage, et elle détourna la tête. Puis elle donna un coup de pied dans la neige.

— Tu ne comprends pas.

— Alors, aide-moi à comprendre. Tu peux retourner à l’antre, mais on ignore toujours qui est ce cavalier et pourquoi d’autres personnes que tes assassins souhaitent ta mort. Voilà pourquoi tu devrais rester à l’hôpital, entourée de gens qui se soucient de toi. Pas toute seule dans ton antre, à te cacher de tes frères.

Le rouge lui monta aux joues, et elle braqua son regard furieux sur Conall.

— À me cacher ?

Il avança d’un pas.

— Oui, à te cacher.

— Peut-être que je n’ai pas envie qu’ils me traitent comme une gamine…

— Alors, comporte-toi en adulte ! s’écria-t-il.

La tête de Sin partit en arrière comme s’il venait de la gifler, et il profita de cet avantage pour se presser contre elle.

— Tu ne veux pas être détenue, possédée, enchaînée, mais que crois-tu t’infliger à la fin ? Tu retournes là-bas pour être libre ? Comment peux-tu l’être si tu ne peux aller nulle part sans t’inquiéter de te faire tuer par l’un de tes sbires ? Tu es toujours une esclave, Sin. Mais ce coup-ci, tu en es seule responsable.

Ses iris noirs étincelaient de rage.

— Je t’ai expliqué pourquoi j’avais accepté ce boulot…

— Ouais, ouais, pour épargner Idess.

Il se comportait en parfait salaud, et il le savait. Il recommençait ce qu’il avait fait chez Rivesta, mais bon sang, elle avait la chance d’avoir une famille ! Et si elle regagnait son antre et se repliait sur elle-même, elle risquait de se fermer comme une huître, et cette fois peut-être pour de bon.

— Mais tu sais quoi ? poursuivit-il. Je crois que tu aurais dit oui quoi qu’il arrive. Tu n’es même pas capable de gérer tes émotions, comment pourrais-tu t’acclimater au monde réel alors qu’il est tellement plus facile de te terrer dans une grotte qui te fournit l’excuse rêvée pour ne pas côtoyer ta famille ?

Son regard se fit dur comme l’acier.

— Bon sang, tu es un vrai connard quand tu t’y mets.

Elle l’avait déjà appelé ainsi. Et même pire. Mais cette fois, l’insulte le blessa. Car elle avait raison.

— Ne fais pas ça, Sin. Je… t’en prie.

— Je crois, rétorqua-t-elle d’une voix calme qui le surprit, que tu oublies un détail. Je ne pourrais pas quitter mon boulot même si je le voulais.

Elle se passa la main dans les cheveux, et ses mèches noires chatoyèrent de reflets bleutés à la lumière du soleil qui pointait entre les cimes des arbres.

— Tout ça est inutile, poursuivit-elle. Soit je vais à l’hôpital pour être prisonnière de mes frères, soit je retourne dans mon antre, où au moins je suis ma propre geôlière.

— Non.

Il ne pouvait pas la laisser partir. C’était impossible…

Il eut soudain la chair de poule, et un grognement animal jaillit de sa gorge sans qu’il puisse le retenir. Il tournoya sur lui-même, ramenant Sin derrière lui sans réfléchir. La vue de Bran, debout entre les ombres, talonné par deux dhampires mâles, lui flanqua une terreur épouvantable.

— Il est l’heure, Conall.

 

— Conall ? (Sin tira sur l’un de ses crochets de ceinture.) C’est qui ces blaireaux ?

Avait-il tort d’esquisser un sourire en coin ? Non, tu penses !

— Le plus moche des trois est mon chef de clan, répondit-il tout bas. Reste ici. (Il s’avança vers Bran à pas rapides et assurés.) Ne laisse transparaître aucune faiblesse. Je ne suis pas prêt.

— Je m’en moque ! gronda Bran. Notre première femelle vient d’avoir ses chaleurs. Les autres seront prêtes à concevoir d’ici la fin de la semaine. Nous avons besoin de toi.

L’idée d’avoir des rapports sexuels avec une autre que Sin lui donnait des sueurs froides. Par l’Enfer, il était malade rien que de songer à s’en repaître. Ce qui était mauvais signe, et Bran connaissait la raison des réticences de Conall. Il braqua son regard noir sur Sin avant de brusquement le reporter sur Conall, qui venait de se dresser devant lui pour lui barrer la vue.

— Le Conseil des wargs exige une réponse de notre part.

L’un des deux mâles, Enric, si Conall avait bonne mémoire, désigna la cabane de la main.

— Pricolici et varcolac demandent notre allégeance. Il faut que le Conseil des dhampires se réunisse, ajouta-t-il.

Conall secoua la tête.

— Nous refusons donc de prendre parti.

— Nous sommes déjà mêlés à leur querelle. Nos femelles s’unissent à des pricolici, déclara Bran, et Conall repensa à Sable, espérant qu’elle se porte bien. Certains wargs fuient avec leur famille et se cachent sur nos terres, et d’autres entraînent les nôtres dans leur conflit.

Conall prit une inspiration saccadée. Il pouvait toujours repousser sa participation jusqu’à la prochaine saison des chaleurs, mais cela devenait impossible dès lors qu’il s’agissait de politique et d’une éventuelle guerre. Son peuple comptait sur lui. Il se sentait déconnecté depuis si longtemps qu’il éprouvait quelques difficultés à les considérer comme tel, mais au bout du compte, il restait un dhampire, et il était l’heure pour lui de reprendre les rênes qu’il attendait depuis des lustres.

Les battements cardiaques de Sin, violents et tentants malgré la distance, lui rappelèrent que le moment était parfaitement choisi pour s’en aller et accomplir sa destinée. Mais les mots refusaient de sortir de sa bouche. Oui, je viendrai avec vous. Oui, je suis prêt. Oui, laissez-moi donc en prendre plein la tronche pour le bien de notre race.

Pas un son ne passa la barrière de ses lèvres.

Bran riva son regard dur sur Sin.

— C’est la démone avec qui tu travailles ?

Il gonfla les narines, et observa tour à tour Sin, puis Conall, et merde… Bran savait que Conall flirtait dangereusement avec l’addiction. Par l’Enfer, il avait déjà dû basculer de l’autre côté.

— Oui, répondit Conall, les dents serrées.

— Le virus a été purgé de ton organisme ?

Conall s’apprêtait à dire oui lorsque Sin se campa soudain à côté de lui.

— Non, répondit-elle. Il suffirait qu’il se repaisse une dernière fois, cela dit. Alors, peu importe pourquoi vous avez besoin de lui, ça devra attendre.

— Sin…

Elle lui pinça ouvertement les fesses, le réduisant au silence tout en manquant de le faire sursauter. Bran les fusilla du regard sans rien ajouter, et Sin l’invita à dégager d’un signe de la main.

— Allez, du balai ! Laissez-nous régler ça.

Bran tremblait presque de rage, et Conall l’observa mi-amusé, mi-angoissé. Puis, le dhampire trimillénaire finit par pousser un grognement bestial.

— Tu as jusqu’à demain pour mettre de l’ordre dans tes affaires, Conall. Si tu nous obliges à venir te chercher, tu seras maintenu dans la lunisole pendant un an.

Bran et les deux mâles s’en allèrent, et Conall jura tout bas. La lunisole constituait un châtiment redoutable pour les dhampires. Il s’agissait d’une cage en fer dans laquelle on les enfermait pendant les nuits de pleine lune. Incapable de hurler, de chasser ou même de bouger, la victime devait supporter trois jours de torture. Le temps qu’il récupère de ce traumatisme, la lune était de nouveau pleine.

Sin posa la main sur son épaule, un geste peu assuré, mais tendre, à la grande surprise de Conall. Il se tourna vers elle.

— Sin… merde !

— Oui.

Troublé, il fronça les sourcils.

— Quoi ?

Elle pressa ses formes voluptueuses contre lui, et son corps s’anima aussitôt.

— Fais-moi l’amour.

— Ici ?

Il espérait qu’elle n’avait pas remarqué le léger tremblement dans sa voix.

— Pas si près de la cabane tout de même. (Elle posa la main sur son cœur, et le loup tapi en lui hurla.) S’il te plaît. À l’évidence, tu as des affaires à régler, et moi, je dois regagner mon repaire, alors ça pourrait être la dernière fois avant longtemps.

Ou la dernière fois tout court. La vérité sous-jacente resta en suspens dans l’air, visible dans la buée formée par leur souffle. Conall n’avait aucune envie de la laisser partir, mais la visite importune de Bran avait clarifié les choses. Beaucoup. Si Sin se rendait à l’hôpital, elle demeurerait accessible, et il ne pensait pas posséder assez de volonté pour lui résister. Mieux valait qu’elle retourne à l’antre, pour leur bien à tous les deux.

— Ouais, répondit-il d’une voix rocailleuse. Et comment, putain !

Elle fit courir un doigt sur son torse et lui effleura la ceinture d’un geste mutin avant de piquer un sprint. Quelques mètres plus loin, elle lui décocha une œillade sensuelle… éveillant l’instinct de chasseur de Conall. Il l’attrapa alors qu’elle se faufilait entre les sapins, et la renversa sur la neige moelleuse. Une fois allongée, elle ne se débattit pas. Au contraire, elle le fit rouler sur le dos, et malgré la fraîcheur ambiante, il ne ressentit pas le froid lorsqu’elle lui ouvrit sa braguette pour libérer sa verge fièrement dressée.

Puis, elle se leva et ôta son pantalon. Admirer Sin qui le chevauchait, son sexe offert et luisant, faillit le faire jouir.

— Tu dois te nourrir, n’est-ce pas ?

— Je ne peux pas. (Sa voix se brisa de façon humiliante.) Pas de toi.

— Tu n’es pas obligé de boire. Je veux juste sentir tes crocs dans ma chair.

— Sin, gronda-t-il, mais il n’était pas en mesure de lui refuser quoi que ce soit.

De toute façon, ils ne recommenceraient plus jamais. Le lendemain, il se rendrait en Écosse et ne la reverrait plus. Par conséquent, il ne représenterait plus un danger pour elle, et sa soif de sang finirait par disparaître.

Pour autant, son désir pour Sin ne mourrait jamais, et il le savait.

— J’ai hâte de te sentir en moi, lui susurra-t-elle à l’oreille.

Il grogna de nouveau, et quand elle remonta vers lui, son souffle devint brûlant. Étranglé. Et lorsqu’elle s’abaissa au-dessus de son visage, il cessa de respirer.

Les mains de Conall tremblaient quand il s’empara de ses sublimes fesses pour la maintenir en place. Elle frotta son sexe contre la bouche de Conall qui l’embrassa avec volupté. Un frisson d’extase la parcourut. Puis, il la pénétra avec sa langue, qu’il maniait aussi bien que sa queue, et lui prodigua quelques caresses langoureuses avant de lui lécher les lèvres.

Elle haleta de plaisir en changeant de position afin de presser son artère fémorale contre la bouche de Conall.

Il pouvait encore la sentir sur ses papilles, et alors que ses crocs saillaient, il s’autorisa un dernier plaisir, et effleura son clitoris du bout de la langue.

Puis, il planta les dents dans sa cuisse et aspira son fluide vital. L’excitation de Sin rehaussait sa saveur épicée, et il se mit à remuer les hanches, mû par le besoin de s’enfouir en elle.

Le sang de Sin dans ses veines lui fit l’effet d’un shoot d’héroïne, satisfaisant et décuplant sa faim, renforçant sa dépendance. Au même moment, les phéromones de succube de Sin l’assaillirent, et son appétit charnel livra bataille à sa soif. Elle gémit, inversant la tendance. Une chance pour lui qu’il se soit nourri ainsi, car il devait cesser de boire pour passer à l’acte. S’il l’avait mordue à la gorge ou au poignet, il n’aurait jamais réussi à s’arrêter.

À contrecœur, il retira ses crocs, lécha lentement les deux petites perforations, et poursuivit son voyage jusqu’à son sexe. Avec délicatesse, il lui écarta les lèvres, la pénétra de sa langue, et la laissa mener la danse jusqu’à ce que son désir la pousse à agir de façon plus agressive.

Elle s’arracha à lui et le maintint contre le sol avec fermeté pour imprimer des baisers le long de son torse et de ses abdominaux jusqu’à le prendre dans sa bouche. Ciel, que c’était bon ! Elle lui titilla le gland du bout de la langue, puis le suça avec délectation. La sensation était exquise, et Conall, à bout de souffle, dut se retenir de jouir. Enfin, elle se retira, mais avant de se rasseoir, elle ramassa un peu de neige.

Il haussa un sourcil, et elle lui décocha un sourire malicieux tandis qu’elle formait une petite boule qu’elle inséra dans son vagin. Conall faillit avaler sa langue. Seigneur ! Il en avait fait des choses au cours de son existence millénaire, mais ça ? C’était une première.

Elle le prit en main et le guida en elle. Elle était mouillée, brûlante, et quand son gland frotta contre la neige, le contraste érotique le fit siffler de plaisir. Doucement, elle remua d’avant en arrière, et même si ses jambes et ses pieds devaient geler, elle ne s’en plaignit pas. Elle ne sembla même pas le remarquer. Chaque fois qu’il s’enfonçait en elle, le mélange de froid et de chaud le rapprochait du septième ciel, et dès qu’il frôlait la bille glacée, elle gémissait.

— Où… Oh, oui, là ! Où as-tu appris ça ?

Elle se pencha vers lui et pressa ses lèvres fraîches contre les siennes.

— J’ai couché avec une horde de trolls des glaces un jour, et…

Vert de jalousie, Conall ne put réprimer un juron furieux, et Sin rit, un son pur et cristallin.

— Je plaisante. Simple fulgurance.

Elle se rassit sur lui, ferma les yeux et renversa la tête en arrière. La courbure élancée de sa silhouette dessinait une ligne gracieuse dans ce paysage sylvestre et montagneux, et une fois de plus, le loup en lui hurla.

— Je n’ai pas l’habitude de ces jeux-là, avoua-t-elle.

Il poussa un râle torturé et lui agrippa les hanches pour accélérer la cadence.

— Joue autant que tu veux.

Et soudain, une prise de conscience le frappa de plein fouet. Elle ne s’amuserait plus jamais ainsi. Elle recommencerait à sauter des types quelconques parce que son corps l’exigeait, et à haïr ce qu’elle était.

À l’idée qu’elle couche avec un autre mâle que lui, Conall sentit la bile remonter dans son estomac et réprima un grondement de rage.

— J’aime quand tu grognes comme ça, pantela-t-elle. Mmm… Conall…

Malgré la fureur jalouse qui l’animait, entendre Sin murmurer son prénom le combla, et cette fois, il ne se retint pas. Il se cambra violemment et souleva les hanches. Sin hurla, mais il pressa la paume contre sa bouche, et elle la mordit, étouffant le cri qui aurait sans doute attiré l’attention de l’équipe médicale encore occupée à ratisser les alentours à la recherche des morts et des blessés.

Le douloureux pincement érotique excita Conall, et déclencha chez Sin une réaction en chaîne accompagnée d’une série de spasmes voluptueux. Elle l’aspira jusqu’à la dernière goutte, faisant durer son orgasme si longtemps qu’il lui sembla s’être évanoui.

Doucement, elle s’allongea sur lui, la poitrine contre son torse, et enfouit le visage contre son cou. Même s’ils étaient à moitié habillés et reposaient sur la neige glacée, ils n’avaient jamais connu de position – et de situation – aussi intime. Conall bercerait volontiers Sin dans ses bras jusqu’à son dernier souffle.

Ou, du moins, jusqu’à ce qu’ils meurent de froid ou qu’Eidolon les retrouve et le tue.

— J’ai toujours été silencieuse pendant l’acte, murmura Sin.

— Oh, chérie, tu viens d’illustrer l’expression « hurler de plaisir ».

Il la sentit sourire contre sa peau, mais n’y trouva rien d’amusant. Il avait brisé sa carapace, sans doute à tort, et cela n’en était qu’un exemple de plus. Seigneur, pouvait-on être plus indécis ? Valait-il mieux que Sin ressente des émotions ou qu’elle poursuive une existence de robot ? Il ne parvenait pas à trancher. Elle avait besoin d’être heureuse, d’avoir une famille, mais aussi de se protéger.

Il soupira et elle se joignit à lui.

— Je sais, chuchota-t-elle. On doit regagner la cabane.

— Je donnerais n’importe quoi pour pouvoir te faire l’amour sans me soucier du lendemain, dit-il en lui embrassant la nuque avec tendresse. Me prélasser et ne rien faire d’autre que te caresser. Te nourrir. Regarder des films.

Elle gloussa.

— Ça semble tellement normal. Je ne saurais même pas quoi faire. (Elle releva la tête, se plongea dans ses yeux, et son sourire s’évanouit.) Et si… si je parvenais à rompre mes engagements avec la guilde ?

Le chagrin emplit le cœur de Conall, le transformant en un abîme infini, tandis qu’il effleurait la joue de Sin de la main. Même si elle arrivait à s’extirper de ce monde d’assassins, lui ne pouvait pas échapper à ses obligations. Sans compter qu’il ne pouvait prendre le risque de la blesser, ou pire, de la tuer.

— Non. Ne fais pas ça.

Elle lui mordilla le bout du doigt.

— Viens me rendre visite. Tu seras le bienvenu à l’antre, et…

— Sin…

— Je t’en prie. (La tension dans sa voix s’accordait à la peine qu’il lisait dans ses yeux.) Je ne suis pas… prête à te laisser partir.

Seigneur ! Il sentit son cœur se déchirer et s’entendit répondre comme si ses lèvres agissaient indépendamment de son cerveau.

— Oui, je viendrai te voir, promit-il.

Mais c’était un mensonge.