CHAPITRE 21

Les urgences étaient plongées dans le chaos lorsque Conall sortit de la Porte des Tourments, laissant Sin à l’intérieur, les lèvres enflées par le baiser d’adieu qu’ils venaient d’échanger.

N’y pense pas.

Ce qui s’avéra plus facile que prévu vu la folie qui régnait à l’hôpital. Les wargs blessés pendant la bataille au Canada avaient été triés, et encombraient tout le service. Ils gisaient sur des brancards ou par terre, alignés le long des deux couloirs principaux.

Conall s’empressa d’apporter son aide, et il fallut quatre heures pour maîtriser la situation. Il passa l’heure suivante au chevet de Bastien, faisant son possible pour le réconforter jusqu’à ce qu’il prononce l’heure du décès. Après quoi, les frères seminus, accompagnés de Tayla et de Luc, le rejoignirent dans la salle d’attente.

— Où est Sin ? demanda Shade en ôtant ses gants chirurgicaux ensanglantés.

Conall balança les siens dans la poubelle. La vache, il avait hâte de se doucher.

— En route vers l’antre.

Eidolon jura tout haut.

— Tu n’étais pas censé l’en dissuader ? Elle n’avait pas à y remettre les pieds. Elle aurait été en sécurité ici.

À la grande surprise de Conall, Lore prit sa défense.

— Elle est mieux là-bas. Elle a besoin d’un retour à la normale.

La normale. Quelle putain de blague ! Sa norme était constituée de souffrance et d’isolement. Et de sexe insignifiant. Sans doute avec ce Lycus. La jalousie lui oppressa la poitrine tandis qu’une vague de chaleur inappropriée déferlait dans ses veines. Ce que Sin et lui avaient fait dans la cabane de Rivesta, ou dans la neige, n’avait rien de dérisoire. La moindre cellule de son corps dévoré par la soif et le désir vibrait pour elle ; y penser suffisait à le mettre dans tous ses états.

— Et toi, Conall ? s’enquit Shade, et l’intéressé prit deux profondes inspirations pour se calmer avant de répondre.

— Quoi, moi ?

— Tu ne représentes pas un danger pour elle, n’est-ce pas ?

— Non, déclara Conall d’une voix égale. Vous n’avez rien à craindre.

Mais il n’y croyait pas lui-même.

Wraith fit tournoyer un couteau dans les airs, un geste digne de Sin.

— Bon, on peut avoir les sous-titres là ? (Il cligna des yeux quand tout le monde le dévisagea.) Quoi ? Je sais ce que c’est, hein ! Je regarde des films moi aussi.

— Oui, mais tu ne sais pas lire, lui rétorqua Tayla, hilare, et le démon lui fit un double doigt d’honneur.

Traversés par divers degrés de confusion, E et Lore reportèrent leur attention sur Conall. Quant à Shade, à en juger par son expression, il semblait prêt à lui arracher la tête. Eh oui, les mystères qui nimbaient l’existence de Conall n’allaient pas tarder à être dévoilés.

— Les dhampires mâles sont enclins à développer une dépendance au sang s’ils se repaissent de la même femelle plusieurs fois, expliqua Shade. N’est-ce pas, Conall ?

Eidolon jura dans sa barbe.

— Je l’ignorais.

— Tu n’as jamais eu à enchaîner une dhampire pour lui soutirer ses plus terribles secrets, répliqua Shade, la voix teintée de sarcasmes.

Conall tressauta de surprise.

— Tu as torturé une dhampire ?

— Fais-moi confiance, elle n’a eu que ce qu’elle désirait.

Les ombres tournoyaient dans les yeux de Shade lorsqu’il les braqua sur Conall comme pour le mettre au défi.

— Shade était obligé de faire certaines choses avant de rencontrer Runa, précisa Eidolon tout bas. Laissons tomber ce sujet.

Bordel. Conall avait déjà vu le repaire souterrain du démon rempli d’instruments SM, mais il n’avait jamais songé que Shade pouvait s’en servir à des fins autres que sexuelles. Et puis, qu’entendait E par « obligé » ? Conall se demanda quelles autres informations Shade avait arrachées à cette femelle.

— Eh bien ? questionna Shade. Représentes-tu un danger pour notre sœur ?

Conall lutta pour s’exprimer avec calme, et assurer aux seminus que Sin ne risquait rien. Et s’en convaincre lui-même. Mais l’imaginer en compagnie d’autres mâles faisait bouillonner son sang et le poussait dans ses derniers retranchements.

En plus, il avait faim.

— Je ne suis pas un danger, jura-t-il. Je ne la reverrai plus jamais.

Lore serra son poing ganté, ce qu’il faisait, avait remarqué Conall, quand il était agité.

— Pourquoi ?

— Je ne travaille plus à l’UG à compter d’aujourd’hui, et après m’être occupé d’affaires pressantes, je retournerai auprès de mon clan, en Écosse.

— Ah… Sin est au courant ?

— Non.

— Merde !

Lore se frotta le visage et arbora une mine abattue.

— Fils de pute ! s’écria Tayla, ses yeux verts étincelants de colère. Elle tient à toi. Et toi, tu vas te tailler en douce ?

— Je sais, c’est dégueulasse, répliqua-t-il. Mais je ne peux plus la voir, Tayla. Je suis à deux doigts de…

— Rien à foutre. Tu aurais dû lui dire. La prévenir.

Quand Eidolon passa le bras autour de ses épaules, la Gardienne se détendit, mais à l’évidence, elle se retenait de lui voler dans les plumes.

Merde. Conall ignorait pourquoi il avait menti à Sin, si ce n’est qu’il n’avait pas voulu la blesser après le moment époustouflant qu’ils venaient de partager, et qui, pour une fois, n’était pas dénué de sens.

Quel connard !

— Est-ce que tu vas revenir ? demanda Luc.

— Non. Demain soir, un rituel me liera, en tant que membre du Conseil, à la terre et au clan. Je ne pourrai les quitter que pour de courtes périodes.

— Ça craint, grommela le warg. Un max.

— C’est ce que j’ai désiré toute ma vie, répondit Conall, mais sa voix était creuse, morne.

En fait, il n’en avait plus envie désormais. Et en vérité, il doutait de l’avoir jamais souhaité. Sa rébellion contre son clan ne datait pas d’hier. Elle avait atteint son apogée lorsqu’il avait commencé à flirter avec la dépendance, un jeu stupide et dangereux qui s’était très mal terminé pour Eleanor et avait conduit à son propre bannissement. Depuis lors, il avait vécu sans entraves, brûlant la chandelle par les deux bouts et laissant une traînée de fumée derrière lui.

— Si tu changes d’avis, ajouta Shade, tu seras le bienvenu.

Conall déglutit. Il s’était toujours dit que ce boulot était temporaire, qu’au bout du compte il finirait par s’en aller, parce que c’était sa nature. Mais bon sang, il considérait à présent ces personnes comme sa famille, et l’hôpital comme sa maison.

— Je m’en souviendrai, répondit Conall, la voix grave.

Lore regarda le sol, et quand il leva les yeux sur le dhampire, son expression était presque… amicale.

— Tu es sûr qu’il n’y a rien à faire ? Pour Sin. La dépendance…

— Rien.

Conall recula jusqu’à la Porte des Tourments. Les adieux avaient toujours été faciles pour lui. Il se contentait d’un simple « à plus ! » et disparaissait à jamais. Mais cette fois, c’était différent, et il n’avait aucune envie de partir.

— Je dois y aller. Je… euh… Ouais. À plus.

Les frères semblaient sceptiques, et il ne pouvait pas leur en vouloir.

 

Sin ne regagna pas l’antre. Il le fallait, elle le savait bien. Mais elle n’était pas prête. Elle ignorait pourquoi, mais l’hôpital l’appelait. Elle pouvait s’y rendre n’importe quand, mais elle savait qu’après avoir retrouvé ses assassins, elle s’endurcirait. Elle recommencerait à éviter l’UG et ses frères, et le bâtiment ne représenterait rien de plus à ses yeux qu’un amas de béton.

Elle souhaitait se perdre dans de stupides errances sentimentales encore un peu avant de bannir à jamais ces douces émotions.

Elle avait emprunté la Porte des Tourments avec Conall, l’avait embrassé en guise d’adieu lorsqu’elle s’était ouverte sur les urgences de l’UG, et l’avait regardé s’éloigner. Une fois le portail refermé, elle avait attendu une minute avant de le rouvrir, et profitant du chaos ambiant, elle s’était faufilée dans le couloir.

Elle avait arpenté les lieux jusqu’à déboucher, à sa grande surprise, devant la nursery. Une forte odeur de talc et de désinfectant embaumait l’air, mais l’endroit était désert et personne n’aurait songé à la chercher ici. Épuisée, elle s’était écroulée dans un fauteuil à bascule, avait fermé les yeux et commencé à se balancer.

— Sin ?

Elle se redressa en sursaut et cligna des paupières, incapable de se rappeler où elle se trouvait. Où était Conall ? Son corps la brûlait, l’élançait, dévoré par ses besoins de succube qu’il savait combler à merveille… Ah, oui. Il était parti. Son cœur se serra au souvenir de leurs adieux. Elle avait toujours su qu’il ne reviendrait pas, ce n’était pas son genre. Il avait été gentil de lui mentir, cela dit.

La déception tempéra un peu ses ardeurs, et, encore désorientée, elle balaya les alentours du regard. Elle était dans la maternité de l’UG. Shade et Lore se tenaient devant elle, ce dernier, un gobelet fumant à la main. Bizarre. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Douze heures. Elle avait dormi douze heures.

— Salut.

Elle accepta volontiers le café.

— Un technicien de surface t’a trouvée, expliqua Shade. Comment vas-tu ?

Je pionce dans une nursery et Conall me manque.

— Tout baigne. (Elle se frotta les yeux avec le plat de la paume.) Des nouvelles du vaccin ?

Lore hocha la tête.

— E y a travaillé toute la nuit, et le X a même autorisé Wraith à inviter des spécialistes de l’USAMRIID à l’hôpital pour lui apporter leur aide.

— Leur mémoire sera effacée, bien entendu, précisa Shade.

Sin sirota son café et souffla dessus quand le liquide lui brûla la langue.

— Qu’en est-il de la guerre des wargs et des actions militaires menées contre eux ?

Lore poussa un long sifflement.

— Les dernières heures ont été démentes. Des démons de races différentes rejoignent le conflit. Certains jurent loyauté aux wargs de naissance, d’autres aux créés, et d’autres encore affluent seulement pour se battre. Les deux camps ont embauché des mercenaires.

Shade acquiesça.

— La situation est devenue incontrôlable et elle commence à affecter le royaume terrestre. L’Aegis s’évertue à limiter les dégâts, mais les gens voient des trucs qu’ils ne sont pas censés voir. Les fanatiques religieux hurlent à la fin du monde, les gouvernements s’échinent à camoufler tout ça, mais jusqu’à quand ? Un de ces quatre, quelqu’un va balancer une vidéo sur Internet, et on sera bien dans la merde.

— Que fait le X ?

Shade grommela.

— Arik, cet enfoiré, se terre dans ma grotte et refuse d’en bouger.

Il serra les poings comme si le cou de son beau-frère s’y trouvait.

— Et Runa ne veut pas que je le bute, ajouta-t-il.

— Dommage, répliqua Sin, mais son ironie échappa complètement à Shade, qui hocha la tête.

Lore leva les yeux au ciel.

— La cave de Shade se remplit tout doucement. Entre Arik, Luc, Kar…

— Heureusement qu’elle est faite pour contenir les mutations des wargs, maugréa Shade. La transformation de Karlene vaut le coup d’œil !

— Luc avait mentionné que les feasts étaient plus gros et plus forts.

Shade ricana.

— Sans déconner ! Elle a failli arracher les crochets du mur. J’aurais préféré l’enfermer dans la cage de Runa, chez nous, mais c’est encore un peu dangereux.

— Le X et l’Aegis sont donc décidés à les exterminer ?

— Oui, jusqu’à ce qu’E commence les vaccinations, dit Shade. Il espère lancer les tests aujourd’hui.

— Conall, Wraith et Eidolon ont-ils toujours les Carceris aux trousses ? s’enquit Sin.

— Ne t’en fais pas pour eux, ils se débrouilleront. (Shade tapota la poche de sa chemise et en sortit un paquet de chewing-gums.) Ils auraient risqué bien plus pour te mettre à l’abri.

Ce qui signifiait qu’ils avaient bien des problèmes. Et elle se sentait plus coupable que jamais. Merci, Conall. J’adore ressentir ces effroyables émotions.

Elle ne devrait pas leur poser la question. Ça valait mieux. Le fait que ses frères n’aient pas mentionné Conall était un signe. Cependant, elle n’avait jamais été du genre à se fier aux présages.

— Et Conall ? s’enquit-elle soudain, le cœur battant, consciente qu’elle devait le laisser partir.

Elle regagnerait son antre, reprendrait le cours de sa vie, et lui, il continuerait de travailler comme ambulancier et de s’occuper de ses affaires de clan.

Pourtant, coucher avec un autre lui faisait horreur. Tout comme rester seule.

Le visage de Shade se décomposa, et Sin lutta de toutes ses forces pour respirer.

— Oui, eh bien ?

— Est-ce que… il est là ? À l’hosto ?

— Non.

Shade demeura impassible, ne laissant rien transparaître ni dans sa voix ni dans ses yeux, mais Sin savait reconnaître quand Lore était nerveux, et son auriculaire gauche complètement tendu le trahissait.

— Que se passe-t-il ? gronda-t-elle. Et épargnez-moi les conneries.

Les démons échangèrent un regard, et après moult tergiversations, Lore finit par lâcher :

— Il est en Écosse.

— Il ne reviendra pas, ajouta Shade. Il a démissionné.

— Seigneur ! (Son cœur s’était mis à cogner douloureusement contre ses côtes.) Il ne ferait jamais ça. Il adore cet endroit.

— Je ne sais pas quoi te dire. Son clan va accomplir une sorte de rituel cette nuit pour le lier à eux.

— Non !

Son esprit embrumé refusait de croire qu’il pouvait quitter l’hôpital. Certes, elle avait décidé de prendre ses distances avec l’UG, mais en son for intérieur, elle s’était toujours dit que si elle y remettait les pieds, il serait là, et cette pensée la réconfortait. Même s’ils ne pouvaient pas être ensemble, il serait présent.

— J’irai le voir. Je l’en dissuaderai.

Et tant qu’à faire, elle en profiterait pour lui sauter dessus.

— Sin, soupira Lore, c’est trop dangereux.

— Je m’en fiche !

Shade se raidit.

— Pas nous. Si tu n’as toujours pas compris que ta sécurité nous importait…

— Je le sais, l’interrompit-elle d’une voix douce mais ferme, identique à celle de Conall lorsqu’il jouait les ambulanciers rassurants, et qu’elle avait imitée sans même s’en apercevoir. Mais je peux me débrouiller seule. Sérieux !

— Mais pas Idess, ajouta Lore avant de grimacer et de fermer les yeux, comme si ses paroles lui avaient échappé.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu entends par là ? Bon sang, vieux, qu’est-ce qui se passe à la fin ?

Lore et Shade échangèrent un regard, et elle se retint de hurler. De taper des pieds. De piquer une crise de nerfs parce qu’ils la traitaient vraiment comme une gamine délicate.

— Je jure de vous cogner la tête si fort que les cloches résonneront dans vos oreilles jusqu’à l’année prochaine. Crachez le morceau maintenant !

Shade esquissa un sourire en coin, et elle se dit qu’il devait l’imaginer cherchant à assommer deux démons qui faisaient le double de sa taille, mais Lore ne parut guère amusé. Sans doute parce qu’il l’en savait capable.

Elle se leva brusquement.

— J’attends.

Lore soupira.

— Tes assassins ont attaqué Idess.

Elle se sentit blêmir.

— Que s’est-il passé ?

— Marcel a essayé de l’enlever dans les rues de Rome il y a deux jours. J’ai pu gérer la situation, mais Idess est humaine à présent, et donc vulnérable.

Sin s’effondra à nouveau dans le fauteuil.

— Putain ! Je suis désolée, Lore.

Il lui prit la main et lui serra les doigts, lui témoignant par ce geste intime bien plus d’amour qu’il ne l’avait jamais fait. Il avait toujours été présent, et elle était enfin en mesure de le voir.

Elle avait été si aveugle ! Si stupide ! Elle s’agrippa à Lore comme à une bouée de sauvetage.

— Je réglerai ça. Je te le jure.

Lore l’observa, les yeux plissés.

— Quel est ton plan ?

La sueur perlait sur les tempes de Sin.

— Ne t’en fais pas pour ça.

— Pourquoi ai-je l’impression que tu me caches quelque chose ?

— Parce que tu es paranoïaque.

Elle marqua une pause, son cerveau carburant à toute allure pour assimiler tout ce qu’ils venaient de lui apprendre.

— Marcel travaillait souvent avec Lycus. Crois-tu qu’il soit impliqué dans l’attaque contre Idess ?

— Je ne l’ai pas vu. Mais si c’est le cas…

— Ouais, je sais. J’y vais.

Lore voulait la retenir. La culpabilité de l’avoir abandonnée le rongeait encore, et Sin n’avait rien fait pour y mettre un terme. Les joues rouges de honte, elle se jura de faire l’impossible pour enfin libérer son frère des obligations qu’il s’était imposées. Elle avait eu tort de le laisser expier ses fautes pendant toutes ces années alors qu’il s’était déjà racheté un bon millier de fois.

À présent, c’était à son tour de se faire pardonner.

 

Arrivée à l’antre des assassins, Sin fut accueillie par des regards hostiles, des grognements et des invectives. Sans grossièreté toutefois. Des insultes du genre « que tes entrailles explosent et t’empoisonnent » avaient fait l’affaire.

— Moi aussi, je vous aime, les mecs, cria-t-elle tout en longeant les sombres couloirs en direction de la salle du trône.

Une fois à l’intérieur, elle s’écroula contre la porte, le souffle rapide et lourd, les mains tremblantes comme une néophyte lors de sa première mission.

Bon sang ! Dure comme un roc pendant un siècle, elle imaginait retrouver dès son retour ce tempérament de tueuse qui lui avait permis de rester saine d’esprit – et en vie – pendant toutes ces années.

Hélas.

Furieuse contre sa propre faiblesse, elle appela Sunil et attendit, faisant les cent pas devant la cheminée et prenant soin d’éviter la trappe située devant le trône hideux de Deth, conçu à sa demande à partir de squelettes d’humains et de démons variés.

Sin ne pouvait s’empêcher de penser à Conall, et à ce qu’elle lui dirait quand elle le reverrait. Sans doute pas grand-chose pour commencer, car son but principal, pour l’heure, était de coucher avec lui. Son cerveau n’allait pas tarder à se transformer en une bouillie d’hormones, et des images de Conall nu balayaient inlassablement tous les arguments qu’elle essayait d’élaborer pour le ramener à l’UG.

Sunil se présenta enfin et s’approcha avec méfiance, comme un chat surpris en flagrant délit. S’il avait eu une queue, celle-ci aurait bougé dans tous les sens.

— Bonjour, patron.

Comme d’habitude, sa voix était un grondement rauque, et sa diction parfaite.

Sin alla droit au but, peu désireuse de s’attarder dans cet endroit une minute de plus.

— Mes assassins souhaitent ma mort.

— Oui, lui concéda-t-il avec tristesse. Les gens sont en colère. On a besoin de travail. La situation est dure.

— Je sais, reconnut-elle en s’affalant dans son fauteuil. J’ai été un maître désastreux.

Sunil remua les oreilles, signe qu’il était mal à l’aise.

— Pas désastreux. Seulement trop gentil.

Elle éclata d’un rire empreint de surprise.

— Personne ne m’avait encore dit ça.

— Content d’être le premier. (Il pencha la tête et l’étudia un instant.) Pourquoi suis-je ici ?

— D’abord, je dois savoir qui cherche à me liquider.

— Tout le monde, répondit simplement Sunil.

Sin s’agita et grimaça quand l’os d’une créature lui piqua la fesse.

— Toi y compris ?

— Oui.

Une touche écarlate colora ses joues basanées, et les raisons de sa nervosité parurent désormais évidentes. Sin avait le droit de supprimer les sous-fifres qui avaient tenté de la tuer.

— Tu sais que je t’aime bien, Sin, mais j’ai une famille à nourrir.

— Je sais. Je ne t’aurais pas respecté dans le cas contraire.

Le code d’honneur de la guilde était intéressant, n’est-ce pas ?

— Alors ? s’enquit Sunil. Suis-je ici pour subir mon châtiment ? Les éplucheurs attendent ton retour avec impatience.

Elle frémit. Ces démons ignobles dépourvus d’yeux ne vivaient que pour torturer. Et comme ils étaient liés à l’antre, Sin n’avait pas trouvé le moyen de s’en débarrasser.

— Je veux que tu prennes ma place en tant que maître assassin.

Sunil écarquilla ses yeux dorés, et ses pupilles s’allongèrent avant de s’arrondir à nouveau.

— Tu n’es pas sérieuse ?

— Si.

— Mais… pourquoi ?

— Ça me regarde.

— Il n’y a que deux façons d’échapper à cette vie, lui fit remarquer Sunil.

— Je suis au courant, et je n’ai pas l’intention de mourir.

Sunil se mit à fouiller la poche intérieure du manteau en laine qu’il portait depuis la Seconde Guerre mondiale, puis laissa ses mains retomber de part et d’autre.

— Je ne peux pas utiliser d’arme contre toi.

— Je sais.

L’esclave ne pouvait pas attaquer le maître au sein de l’antre. Idess avait été l’exception à la règle. Elle avait été humaine quand Deth l’avait liée à lui, et ces derniers n’étaient pas soumis au lien de sujétion.

— Mais tu peux muter, ajouta-t-elle, et tant que je t’y autorise, ça devrait bien se passer.

Il réfléchit un moment, et c’était précisément pour cette raison que Sin l’avait choisi. S’il acceptait le poste, il se retrouverait coincé dans l’antre, tout comme elle l’avait été. Sa famille devrait emménager avec lui, et Sunil devrait les faire surveiller par des gardes du corps à chacun de leurs déplacements. Mais c’était mieux que d’appartenir à un maître cruel, comme Deth, qui n’hésiterait pas à utiliser vos proches contre vous.

— Si tu refuses, je demanderai à Tavin. C’est la seule autre personne que j’apprécie.

Le seminus blond venait de rejoindre la guilde, mais son contrat était énorme : c’était un esclave tout-terrain et multifonctions jusqu’à ce qu’il ait achevé sa s’genesis et soit libéré de ses obligations. Cependant, il était très jeune, il lui restait donc près de soixante-dix ans à attendre avant de compléter le processus de maturation finale.

— Je suis d’accord. Il ferait un bon maître. (Sunil arbora un sourire carnassier.) Mais je pense être meilleur.

— Dans ce cas, allons-y !

Sunil courba la tête.

— Te servir a été un honneur.

— Trêve de sentimentalisme, c’est gênant. Finissons-en.

Sunil ferma les yeux et recula. L’air humide de la pièce sembla se figer, puis une forte vibration secoua l’imposant mâle. Quelques instants plus tard, il avait disparu, et à sa place se dressait un tigre de trois cents kilos. Il appuya la tête contre la main de Sin et insista jusqu’à ce qu’elle le gratte derrière les oreilles.

— Espèce d’andouille, murmura-t-elle.

Elle aurait juré le voir sourire tandis qu’il frottait la joue contre sa paume. Il prit les doigts de Sin dans sa gueule avec une délicatesse infinie et, à l’aide de ses canines acérées, ramena la bague aussi haut que possible.

Puis il mordit.

Le craquement des os résonna dans la salle, à moins que ce ne soit dans le crâne de Sin. Elle serra les dents pour s’empêcher de hurler. Une vive douleur lui remonta le long du bras, et quand Sunil la relâcha, elle vacilla en arrière en étreignant sa main gauche ensanglantée… à laquelle manquait désormais la troisième phalange de l’annulaire.

— Appuie dessus, dit Sunil, la voix éraillée après avoir retrouvé sa forme humaine.

— C’est ce que je fais, haleta-t-elle.

Bordel, ça faisait un mal de chien ! Il lui présenta son morceau de doigt amputé.

— Tu le veux ?

Sin s’adossa au mur de pierre pour ne pas tomber.

— Garde-le… Tu pourrais avoir envie d’un en-cas, ajouta-t-elle sans décrisper la mâchoire.

Sunil sourit.

— Ton frère ne pourrait pas le recoudre ?

— Sans doute, mais je n’ai pas le temps pour ça. Ce n’est qu’un doigt. Pas de quoi en faire un plat.

— Merci, ronronna-t-il. Au fait, Sin, si Lore ou toi avez un jour besoin de mes services, pour vous… ce sera moitié prix.

Malgré la douleur, elle rit.

— Tu es un véritable mercenaire. Prends soin de toi, Sunil. (Elle s’arrêta devant la porte.) Je te préviens, en tant qu’amie : si j’apprends qu’un assassin de cette guilde était impliqué dans l’agression contre la compagne de Lore, je le tuerai. Sois prêt à lui trouver un remplaçant.

 

Sin traversa les couloirs de l’antre au pas de course, le cerveau en ébullition. Elle devait retrouver Conall, mais d’abord, elle avait un warg à interroger. Elle longea les murs à toute vitesse, les individus sur son chemin ne méritant pas qu’elle leur dise au revoir. Elle appréciait certains de ses collègues du temps où elle travaillait avec eux, mais la dynamique avait changé lorsqu’elle avait pris la place de Detharu, et la plupart avaient commencé à la traiter en ennemie.

Quand elle passa devant l’un des deux dortoirs, elle ralentit, flairant la présence de la seule personne qu’elle souhaitait voir. Elle fourra sa main douloureuse dans sa poche et entra dans la pièce.

— Lycus.

Il fit volte-face, tournant le dos à son coffre rempli d’armes avec une telle souplesse que Sin n’aurait jamais soupçonné sa stupéfaction si elle ne l’avait pas aussi bien connu.

— Tu es de retour. Je l’ignorais.

— À l’évidence.

Son sourire cruel la fit presque frissonner.

— Je suis content que tu sois saine et sauve.

Sin pencha la tête et étudia pendant un moment son beau visage sévère, ses yeux noirs sans âme.

— J’ai du mal à te croire.

— Tu m’en vois navré. (Il haussa les épaules avec nonchalance.) J’ai été très clair : je te veux. Si tu es morte, je ne peux pas t’avoir.

— Tu ne peux pas avoir la mainmise sur l’antre, tu veux dire.

Il haussa à nouveau les épaules, mais elle ne s’attendait pas qu’il le nie. Tous deux connaissaient le pacte.

— Dis-moi, Lycus… où est Marcel ?

Une lueur illumina le regard du warg, mais elle disparut avant que Sin puisse la sonder, et en un instant, son expression était redevenue aussi neutre que d’habitude.

— Tu l’ignores ? demanda-t-il.

— Je sais qu’il a agressé la compagne de Lore.

— J’en déduis donc que Marcel est décédé. (Il fronça les sourcils.) Tu insinues que j’étais au courant ?

— Bravo, Einstein ! (Elle commença à décrire un petit cercle autour de lui qu’il s’empressa de suivre des yeux.) Et si je t’apprenais que j’ai décidé de passer les rênes ?

Il sourit de toutes ses dents, et cette fois avec sincérité. Il s’avança vers elle, lui empoigna la nuque, et l’espace d’une seconde elle crut qu’il allait l’embrasser.

— Tu ne le regretteras pas, bébé.

Elle retira sa main de sa poche et lui montra son annulaire nu.

— En effet.

Lycus écarquilla les yeux, son expression s’emplit de rage et il resserra son étreinte.

— Espèce de salope !

Sin se tortilla pour se soustraire à sa prise, et adopta une posture défensive en se campant devant son coffre ouvert.

— Ne fais pas ça, Lycus. Tu sais ce que tu risques à attaquer un autre assassin au sein de l’antre.

Elle n’en était plus une, mais elle avait droit à un passage sécurisé jusqu’à ce qu’elle pénètre à l’intérieur d’une Porte des Tourments.

— Je te crèverai, Sin. J’aurai ta tête d’ici la fin de la semaine.

Le sourire aux lèvres, Sin recula jusqu’au coffre. Sans quitter Lycus du regard, elle glissa la main dedans et en tira une fiole en argile.

— Du feu infernal, hein ? Pourquoi ne suis-je guère surprise ?

— Et alors ? gronda Lycus.

— Tu sais qu’il est interdit d’en user dans le royaume terrestre.

— C’est pourquoi je ne m’en sers pas là-haut.

— Moi, je pense que si. Reste à savoir pourquoi. Pourquoi vouloir me tuer par le biais d’un moyen qui t’empêchera de récupérer ma bague ?

Il lui arracha le flacon des mains, et elle sentit presque la haine suintant de ses pores lui écorcher la peau.

— Sale petit putain de succube ! Tu aurais dû accepter mon offre et devenir ma compagne. Maintenant, tu es morte. Et, pour m’amuser, je songe à embaumer ton cadavre. Oh, tous les sévices que je te ferai subir… (Sa voix n’était plus qu’un infâme murmure glaçant.) Tu seras ma poupée gonflable. Pour toujours.

Elle le frappa. Le fit tomber à terre. Puis, elle décampa. Elle n’appartiendrait jamais à personne, vivante… ou morte.