CHAPITRE 22

Conall arpentait d’un pas traînant les étendues rocailleuses du sanctuaire dhampire situé dans le nord de l’Écosse. Il lui semblait que ses bottes étaient lestées de plomb. La brise vespérale apportait le parfum de l’océan, l’odeur piquante de l’iode, et la puanteur de wargs furieux.

Des huttes aux toits de chaume parsemaient le paysage moussu, mais Conall se dirigeait vers l’imposante motte castrale au loin. Au pied de la colline herbeuse noyée de brume, de lourdes tables à tréteaux ainsi que des chaises pointaient du brouillard, telles des cimes enneigées perçant une nappe de nuages. Peu importe la météo, les siens préféraient l’extérieur, que ce soit pour conclure une affaire ou célébrer une fête.

Le Conseil des dhampires était réuni au grand complet, accompagné par plusieurs membres du Conseil des wargs, parmi lesquels Valko et Raynor. Impression familière, à mesure qu’il approchait, Conall sentait sa peau tirailler de plus en plus.

— Conall. (La voix grave de Valko claqua comme un coup de fouet, et tous les regards se braquèrent sur le nouveau venu.) Où diable étais-tu passé ? Ignores-tu que la guerre a éclaté ? Ces maudits varcolac nous ont attaqués.

Raynor se tourna vers Valko.

— Parce que quelqu’un a ébruité que nous étions les seuls à être touchés par l’épidémie ! Tu avais tout manigancé, et maintenant tu prétextes ces agressions pour nous exterminer.

Valko éclata de rire.

— Ce ne sont pas les pricolici qui ont colporté la nouvelle. Mais nous mettrons un terme à ce conflit. Tes bâtards ont déjà pris la fuite après l’affront essuyé au Canada.

— Non, l’interrompit Conall. L’Aegis et l’armée humaine le régleront. Le virus a muté, et désormais il affecte aussi les pricolici.

Valko devint livide.

— Quoi ? Tu en es sûr ?

— Certain.

À deux doigts de défaillir, Valko s’écroula sur un banc.

— Avez-vous trouvé un remède ? Un vaccin ? Où est Sin ?

Entendre cette pourriture prononcer le nom de Sin irrita Conall au plus haut point.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu voulais la voir morte.

Les yeux de Valko faillirent sortir de leurs orbites.

— Elle l’est ?

Conall resta muet.

— Dis-moi qui tu as engagé, Valko.

Il s’avança vers le warg, prêt à lui soutirer une confession par la force, mais Raynor lui barra le passage.

— Est-ce qu’un vaccin a été élaboré ?

— Ça ne devrait plus tarder, répondit Conall avec froideur. Et vous voulez connaître la meilleure ? Si le vaccin fonctionne, ce sera grâce à la feast que vous avez tous les deux essayé de tuer.

Cette nouvelle leur cloua le bec à tous, sauf à Bran qui pouffa de rire jusqu’à ce qu’on hèle son nom.

Une femelle blonde et dégingandée courait vers eux, foulant la terre à longues enjambées.

— Mon Seigneur, haleta-t-elle en s’arrêtant devant l’assemblée. Nous avons un problème… une démone se trouve sur la propriété.

Une bouffée d’angoisse enveloppa Conall, mais il la tempéra, car Sin ne serait jamais venue jusqu’ici…

— Elle exige de voir Conall, termina la fille, et l’intéressé jura tout haut.

— Allez vous faire foutre !

Le vent porta jusqu’à eux les cris outrés de Sin, et malgré son anxiété croissante, Conall sentit un petit sourire se dessiner sur son visage. Du moins, jusqu’à ce qu’il la voie se débattre aux griffes de deux mâles imposants, un filet de sang au coin des lèvres.

Une violente rage l’envahit, remontant de sa gorge jusqu’à son crâne. Ses pieds avaient commencé à bouger avant même que son cerveau paralysé par la fureur comprenne ce qui se passait. Il fonça sur l’herbe drue, dissipant à chaque foulée le voile de brouillard qui recouvrait le sol.

— Lâchez-la ! gronda-t-il.

Enric recula, mais le second, Baine, l’agrippa encore plus fort. Sin profita aussitôt de cet avantage, et de son poing fraîchement libéré, elle lui décrocha une droite avant de lui balancer le genou dans les bijoux de famille. Baine s’effondra, une main pressée sur le visage et l’autre sur les couilles. Enric se rua sur Sin, mais Conall, dont le sang bouillonnait, le plaqua au sol avant de le rouer de coups. Il le tuerait pour avoir osé toucher à Sin. Il l’égorgerait, il lui arracherait les…

— Conall !

Sin lui attrapa le bras, mettant un frein à son assaut tandis que les membres des Conseils des trois sociétés accouraient.

À peine rassasié par le combat et brûlant de réduire son congénère en bouillie, Conall bondit sur ses pieds, espérant que quelqu’un les attaque, lui ou Sin. Elle se tenait devant lui, ses tresses ébène lui balayant les épaules et retombant sur son débardeur en cuir noir. Une lueur sauvage illumina ses yeux d’obsidienne, ils étincelaient d’un éclat primitif qui réveilla la bête tapie en lui. Le désir le submergea aussitôt, puis la faim dès qu’il flaira le sang de Sin.

Il aurait dû s’éloigner sur-le-champ. Au lieu de quoi, il rompit la distance qui les séparait.

— Tu ne devrais pas être ici.

— Il fallait que je te voie.

Elle se lécha les lèvres et, du bout de la langue, essuya le sang sur le coin de sa bouche. Conall se focalisa sur ce geste, et sentit le creux de ses reins s’enflammer, ses crocs vibrer. Puis, il lui sembla perdre pied, et il se pencha vers elle, salivant d’avance, le sexe en érection.

Il parvint à peine à articuler un :

— Pourquoi ?

— Je ne pouvais pas te laisser prêter serment, chuchota-t-elle, le menton relevé, et il voulut l’embrasser, et la revendiquer sur ces terres rocheuses, lieu d’union pour son peuple depuis des siècles. Je ne supporte pas l’idée que tu perdes ta liberté.

Bran tapa dans ses mains, attirant l’attention de Conall.

— Fais-la partir d’ici.

Raynor s’approcha de Sin, et… Oh, ça, non ! Hors de question ! Conall s’interposa entre eux, crocs sortis, mais ne dit pas un mot. C’était inutile. Raynor recula, les pupilles noires de fiel, brillantes d’une haine glacée, ancienne, que Conall ne put s’expliquer. De toute façon, pour l’instant, il s’en moquait.

Il fit volte-face et attrapa Sin par le bras avant de l’entraîner à l’écart du groupe. Par les Dieux, sa peau était si chaude contre sa paume, et cette chaleur enflamma son entrejambe.

— Tu dois t’en aller, dit-il d’une voix gutturale à peine maîtrisée. Tout de suite.

— Non.

Elle appuya sur ses talons, les clouant tous deux au sol.

Il cligna des yeux.

— Non ?

— Je… euh…

Elle baissa la tête et se dandina, mal à l’aise. Soudain, le torrent de désir que répandait Sin le frappa de plein fouet, telle une onde sismique.

— C’est l’heure. J’ai… besoin de toi.

Flatté dans son féroce orgueil de mâle, il se rengorgea comme un paon.

— Tu n’as pas besoin de moi.

Il serra les poings pour s’empêcher de l’étreindre ou de l’embrasser en public comme il le lui avait promis.

— Tu pourrais choisir n’importe qui si c’était le cas. Tu me désires.

Sin poussa un grognement agacé, une réaction automatique à n’en pas douter. Cependant, son menton tremblait, lui donnant un air vulnérable, et une fois de plus il se sentit minable.

— OK. Je te désire. Je sais que tu as ce petit problème, poursuivit-elle à voix basse, mais il doit exister une solution. Tu n’es pas obligé de me mordre…

Son esprit s’égara à cette simple pensée, et soudain, Conall put entendre les battements de son cœur, le murmure de son sang qui affluait dans ses vaisseaux à la vitesse de l’éclair. Et, alentour, il sentit que Bran et plusieurs autres dhampires s’avançaient.

— Éloigne-toi d’elle, Conall, aboya Bran, un poignard à la main, les yeux rivés sur Sin.

Un sentiment glaçant de déjà-vu s’empara de Conall, l’étouffant presque. Après la mort de sa mère aux crocs de son père, le Conseil avait décidé d’employer les grands moyens pour mettre fin à la dépendance.

Finies, les tentatives de réhabilitation !

Ils supprimaient la source et éliminaient ainsi toute envie irrépressible. Conall n’avait pas menti à Sin quand il avait affirmé être responsable de la disparition d’Eleanor. À une nuance près : il n’avait pas tué la léopard-garou.

Bran s’en était chargé, d’une dague dans le tronc cérébral. Ils n’avaient même pas laissé à Conall l’occasion de s’unir à elle.

Conall ramena Sin derrière lui, et tous deux reculèrent jusqu’à la Porte des Tourments.

— Je m’en occupe, Bran.

— Tu connais la loi, répliqua l’imposant mâle.

— J’ai dit que je m’en occupais.

— Tu as intérêt, déclara Bran en passant le doigt sur le tranchant de la lame. Ou j’y veillerai.

 

Sin n’y comprenait rien, mais elle n’émit aucun commentaire pendant que Conall et elle franchissaient la Porte des Tourments. Elle resta silencieuse lorsqu’il pianota sur la carte jusqu’à ce que le portail s’ouvre sur le quartier londonien d’East End, et se tut encore quand il la conduisit, non sans raideur, à un appartement situé quelques rues plus loin.

Tandis qu’il refermait la porte derrière lui, elle étudia son attitude tendue, ses traits burinés qui se contractaient sous l’effet de la colère. Cependant, elle n’aurait su dire si la fureur de Conall était dirigée contre elle.

Elle obtint une réponse à sa question lorsqu’il s’avança vers elle à grands pas, débordant d’énergie sensuelle et faisant rouler ses muscles entravés par son jean délavé et son tee-shirt noir moulant. Il lui embrassa les lèvres, et elle les entrouvrit pour lui effleurer la langue tout en se blottissant contre son torse. Elle s’enflamma, dévorée par un désir ardent qu’elle n’avait jamais éprouvé, même au comble de la frustration. Avec Conall, c’était différent. Pur comme la neige sur laquelle ils avaient fait l’amour.

Il l’étreignit avec ferveur, et ils restèrent dans cette position tandis qu’il lui caressait le dos. Puis, il laissa sa bouche dériver sur sa joue, vers sa gorge, et il pressa un baiser sur son cou, au niveau de sa jugulaire.

— C’était stupide, Sin, murmura-t-il contre sa peau. Tu n’aurais jamais dû venir en Écosse.

— Nous sommes ensemble, non ? Exactement là où on doit être.

Il se crispa et recula.

— Oui, mais…

Son regard tomba sur la main gauche de Sin qu’il s’empressa d’empoigner.

— Bordel ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

Il scruta ses doigts, ou plutôt son doigt amputé. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix n’était plus qu’un grognement guttural.

— Qui t’a fait ça ?

— Je me le suis fait toute seule, répliqua-t-elle avec douceur. J’ai rendu ma bague de maître assassin.

— Oh, Seigneur ! On doit te conduire à l’UG…

— Il n’y a rien à faire, tu le sais. C’est guéri. (Elle remua les doigts.) Et il m’en reste encore neuf.

Conall ferma les yeux, et lorsqu’il les rouvrit, ils avaient la couleur lugubre des nuages chargés de pluie.

— Je suis désolé.

— Il ne faut pas. Tu avais raison. Ce n’est pas parce que personne ne me possédait que je n’étais pas prisonnière.

Elle reluqua le lit immense qui trônait au milieu du studio dépourvu de mobilier, et y poussa Conall.

— Maintenant, reprit-elle, mutine, je suis prête à savourer ces fameux préliminaires dont tu m’as rebattu les oreilles.

Il la bloqua dans son élan, s’arrêtant brusquement à quelques pas du lit. Elle se tourna vers lui et manqua de suffoquer à la vue de ce regard noir et prédateur, de ses crocs saillants. Il avait l’air sauvage, primitif, et, Seigneur, qu’il était beau ! Il gonfla les narines et entrouvrit les lèvres, et Sin se demanda ce qu’il avait derrière la tête.

Un coup d’œil à son entrejambe lui suffit à le deviner.

Aussitôt, elle oublia les préliminaires, parce qu’elle avait besoin de le sentir en elle. Tout de suite. Elle s’approcha de lui, et il poussa un sifflement.

— Tu t’es nourri récemment ? s’enquit-elle, dévastée à l’idée qu’il ait pu se repaître d’une autre.

Bien entendu, il n’avait pas dû avoir le choix. Son problème de dépendance l’empêcherait à jamais de boire à sa gorge. Eh bien, il allait devoir se contenter de poches de sang, parce qu’il était hors de question qu’il plante ses crocs dans la chair d’une autre.

— Conall ?

— Non, répondit-il, le souffle saccadé. J’ai faim. Pas seulement de sang… de toi.

D’elle. Il brûlait pour elle. Il n’avait pas seulement besoin d’elle ; il la voulait, tout comme il l’avait forcée à reconnaître qu’elle le désirait aussi. Le pouls de Sin s’accéléra, en proie à une brusque explosion de joie, avant d’être court-circuité par l’ardente vague de sensualité qui émanait de Conall. Elle sentit la volupté l’envelopper, l’enserrer dans une torride étreinte, et elle gémit. Sa vue s’aiguisa et se brouilla tour à tour, et l’odeur du mâle excité debout devant elle l’enivra comme un nectar aphrodisiaque.

Elle voulut avancer, mais ses jambes flageolaient et ses pieds semblaient collés au sol. Une telle faiblesse signifiait qu’elle avait franchi le point de non-retour. Elle n’était plus en mesure de se traîner jusqu’à la Porte des Tourments pour dégotter de quoi assouvir ses besoins charnels. Heureusement que Conall était là, qu’il était celui qu’elle voulait, et qu’il aimait les ébats musclés.