CHAPITRE 23

Conall resta dos au mur, si proche de la porte qu’il lui suffisait de tendre le bras pour l’ouvrir et s’enfuir. Ce qu’il n’hésiterait pas à faire s’il était malin. Mais les phéromones de Sin l’avaient pris en otage. Ses veines bouillonnaient de désir, ce qui, ajouté à la dépendance, semblait l’avoir paralysé.

Sin gémit à nouveau, et Conall sentit son entrejambe l’élancer.

— Conall, maintenant. Je ne peux plus attendre.

— Je sais.

Il s’avança d’un pas. Il pouvait avoir Sin. Tant qu’il ne s’en nourrissait pas. Puis, il trouverait le moyen de lui expliquer qu’elle devait garder ses distances, au risque d’y laisser sa vie.

Ces pensées logiques se fragmentèrent avant de disparaître tandis que des instincts plus primitifs gouvernaient son corps et son cerveau.

La démone rejeta les cheveux en arrière, dévoilant sa nuque, et Conall riva les yeux sur Sin, obsédé, obnubilé par elle. Le murmure du sang qui irriguait ses veines ne fit qu’attiser l’avidité croissante de Conall. Le cœur de Sin battait si fort qu’il semblait affecter ses propres pulsations cardiaques.

— Maintenant.

Encore un pas. Son érection massive pressait douloureusement contre sa braguette. Et un deuxième. On aurait dit une louve en chaleur, et le warg tapi en lui ne pouvait y résister. Il était affamé et avait un besoin fou d’elle.

Si je la touche, elle meurt.

Il secoua la tête avec violence, refoulant ses peurs incontrôlées dans les tréfonds de son crâne.

— Je t’en prie.

Ses phéromones de succube lui embrumaient l’esprit. Son cœur cognait contre ses côtes et sa peau tiraillait.

Il fixa le regard sur la gorge de Sin et retroussa les lèvres sur ses crocs aiguisés. Mordre. Boire. Tuer.

Non !

Il s’éloigna d’un coup et heurta le mur.

— Je ne peux pas.

Elle voulut s’approcher, mais il poussa un sifflement.

— Non. Ne me touche pas, bordel !

Sin recula ; la blessure qu’il venait de lui infliger se reflétait dans ses yeux empreints de désir.

— Tu veux que j’aille trouver un autre mâle ?

Un autre mâle ? Jamais de la vie.

— Je le tuerai.

Sa voix était sensuelle, rocailleuse, comme si elle provenait des entrailles de l’Enfer.

— Alors, quoi ?

La sueur perlait sur le front de Sin, et elle grimaça en enroulant le bras autour de son ventre. Elle souffrait.

— Conall, tu dois…

— Je ne peux pas ! hurla-t-il. Tu ne comprends pas ? C’est au-dessus de mes forces !

— Alors… que je pige bien le topo…

Elle prit appui contre le mur et poursuivit, le souffle entrecoupé.

— Tu ne me baiseras pas, mais tu refuses qu’un autre s’y colle.

Voilà qui résumait la situation.

— Bon sang, Sin ! grogna-t-il, hors de lui. Tu n’aurais pas dû venir en Écosse. Tu n’aurais pas dû m’imposer ce choix.

Il se montrait injuste, il le savait, mais il était furieux. Contre lui, contre elle, contre l’alignement des planètes et le destin qui avait causé ce désastre.

Elle leva la tête, un air de défiance sur le visage.

— Je suis navrée que tu sois inapte à assouvir mes désirs et que tu te sentes inutile et grincheux. (Elle se dirigea vers la porte.) Va en enfer ! Non, minute, c’est moi qui vais y aller, parce que je suis sûre d’y trouver un démon canon qui me donnera ce dont j’ai besoin.

Incapable de se contenir, il perdit tout contrôle et se jeta sur elle, la renversant par terre avant de lui déchirer ses vêtements. Elle se tortilla avec avidité, enroulant les jambes autour de lui et pressant les seins contre ses paumes. Il défit sa braguette et la pénétra brutalement, lui arrachant un cri qui se mêla au sien. Elle était brûlante. Mouillée. Parfaite. Son pouls vrombit à ses oreilles et sa vue s’aiguisa. Par l’Enfer, tous ses sens se décuplèrent jusqu’à saturation tandis qu’il allait et venait en elle à grands coups de reins, mû par une violente frénésie qu’il réservait d’ordinaire aux nuits de fièvre lunaire.

Ses crocs saillirent alors qu’il allait jouir, et il plongea vers le cou de Sin. Il parvint, non sans difficulté, à se maîtriser et se mordit à la place, atteignant l’orgasme malgré la douleur fulgurante qui le transperçait.

Sin se joignit à lui dans un cri, et pendant qu’il continuait son torride va-et-vient, elle jouit de nouveau. Il aurait dû se sentir repu, mais un besoin avide bouillonnait en lui. Une fureur possessive raidit ses muscles et chauffa son sang jusqu’à l’enfiévrer.

Il ôta la bouche de son bras.

— Mienne. Tu es à moi, Sin. Personne ne te touchera plus jamais, tu comprends ? Tu m’appartiens. Tu t’uniras à moi.

Tout tournoyait autour d’elle, seule l’extase demeura perceptible lorsqu’il enfonça les crocs dans son épaule, résistant avec peine à l’appel de ses veines. Derrière ses dents, ses glandes d’union se mirent à picoter. L’orgasme qui s’ensuivit fut brutal et puissant, mais alors que Sin retenait Conall en elle, il remarqua un changement. Ses cris de plaisir semblaient entrecoupés de sanglots plaintifs, puis elle commença à se débattre pour échapper à son étreinte.

— Non ! Je t’en prie…

Le désespoir contenu dans la voix de Sin atteignit son cerveau de Cro-Magnon. Que faisait-il ? Il cligna des yeux et essaya de recouvrer ses esprits. Était-il… en train de… la mordre ? Il la relâcha avec un sifflement de panique, mais les glandes continuaient de sécréter leur venin, et l’horreur l’envahit lorsqu’une goutte brûlante du liquide tomba sur la morsure. Merde ! Il en fallait peut-être plus. Elle n’avait pas reçu la dose entière…

— Dégage, Conall !

Il se redressa avec peine. La tête lui tournait, ses muscles se contractaient, son corps l’élançait, avide du sang de Sin. Il en avait bu, mais il lui en fallait plus. En même temps, la honte le tourmentait. On ne s’unissait pas à quelqu’un sans lui demander la permission. Il était aussi nul que les pourritures qui avaient détenu Sin au fil des années.

Elle roula sur le ventre, ramassa ses vêtements, et le scruta comme s’il était un monstre.

— Qu’est-ce que tu m’as fait ?

Par les Dieux, comment la regarder en face ?

— Sin…

— Qu’est-ce que tu as fait ? hurla-t-elle en se relevant d’un coup.

— J’ai essayé de te lier à moi… J’ai arrêté à temps, je crois…

— Espèce d’enfoiré, murmura-t-elle. Sale connard ! (Elle enfila son pantalon, furieuse.) Tu veux me posséder comme tous les autres. Je ne serais qu’un objet de plus entre tes mains, n’est-ce pas ? Et que feras-tu quand tu te seras lassé de moi ?

Cela lui paraissait impossible, mais à cet instant précis, elle n’était pas en mesure de le croire, et il ne pouvait pas l’en blâmer.

— Je suis désolé, Sin.

Il se redressa, remonta sa braguette, et se détesta de trembler ainsi.

— Désolé ? répéta-t-elle avec mépris. Tu n’es qu’un hypocrite, Conall. Tu m’as accusée d’ériger un mur autour de mes sentiments, mais tu ne vois pas que tu fais la même chose ? Tu multiplies les risques avec ton corps parce que tu refuses d’en prendre avec ton cœur. Tu es incapable de t’attacher à quoi que ce soit, voilà pourquoi tu changes sans cesse de bagnole, de boulot, de potes. (Elle ricana.) Des amis ! La bonne blague ! C’est pour ça qu’ils sont humains, non ? Inutile de les garder longtemps, puisqu’il faudra de toute façon les larguer avant qu’ils deviennent trop suspicieux.

Ses paroles lui firent l’effet d’un électrochoc. Elle avait raison. Nom de nom, elle avait tapé dans le mille ! Il recula d’un bond, frappé par la vérité crue de ses propos. Il ne se lassait pas facilement, mais l’idée de s’attacher lui collait la frousse. Par les Dieux, quel connard égoïste il était ! Il avait forcé Sin à affronter ses peurs, ses émotions, et pendant tout ce temps, il avait souffert du même problème. Il s’était retranché derrière les mêmes barrières.

Pour des motifs bien pires. Il s’était rendu dépendant au sang d’une femme, puis, après qu’elle avait été tuée et qu’il avait été banni du clan, il avait passé son existence à le reprocher à tout le monde alors qu’il était l’unique responsable. Et lui qui se trouvait insouciant, joyeux, qui pensait profiter de la vie à fond dans le seul but de prouver qu’il n’avait besoin de rien ni de personne.

« Tu n’es qu’une crapule pourrie gâtée dont on aurait dû s’occuper des siècles plus tôt ! » Bran avait raison. Et Sin aussi.

Mais à présent, encore plus qu’auparavant, il ne pouvait pas faiblir. Pas lorsque la vie de Sin en dépendait. Il la désirait si fort que la douleur le transperçait, comme si son cœur était entouré de barbelés. Elle méritait mieux qu’une crapule pourrie gâtée et égoïste, et il ne pourrait jamais se lier à elle, même si elle le souhaitait. Il ne pouvait pas la priver de sa liberté.

Et il ne pouvait pas être avec elle s’ils n’étaient pas unis.

— Tu as raison, Sin.

Seigneur, son torse l’élançait. Il le frotta, et il lui sembla creux. Vide.

— Il n’y a rien d’autre à ajouter. Tu ferais mieux de partir.

Conall était certain qu’elle le prendrait au mot, mais aussi sûr que Sheoul empestait le soufre, Sin était Sin, et contrairement à ses attentes, elle finit de s’habiller et planta les talons au sol.

— Je ne crois pas, non. Tu m’as accusée de fuir, de me défiler, et maintenant tu fais pareil ? Ressens tes émotions, Conall, hurla-t-elle, lui balançant ses propres paroles au visage. Tu n’as pas à me rejeter parce que je refuse d’être un objet. Posséder une personne, c’est se l’approprier sans reconnaître les sentiments qu’on éprouve pour elle. Alors, non. Je ne t’y autoriserai pas. Tu peux m’avoir, mais uniquement parce que tu me désires et que je te désire en retour. Je comprends ta crainte de la dépendance, mais tu sais quoi ? D’une façon ou d’une autre, on la surmontera. Eidolon pourra nous y aider. Ou un sorcier, j’en connais des bons.

Seigneur, elle était sérieuse. Après ce qu’il venait de faire, elle voulait toujours être avec lui. C’était tentant, terriblement, et Conall était joueur. Mais il refusait de miser la vie de Sin.

— Le clan te tuera, Sin. Ils ne permettent pas l’addiction. Et même si je parvenais à décrocher, je devrais garder mes distances sous peine que ça recommence.

— Je n’ai pas peur de ton foutu clan.

Non, bien entendu, quelle idée ! Son estomac se révulsa lorsqu’il comprit qu’il ne lui restait plus qu’une chose à faire. Il devait lui jeter des pierres. Et cette fois, il devait viser juste. Mieux valait la blesser que la tuer. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Sois un homme, trou-du-cul ! Ouais, parce que c’était super viril de frapper une femelle à terre.

— Tu ne piges toujours pas, petite démone.

Il s’exprima exprès sur un ton monocorde, mais cela lui demanda un gros effort, et il espéra que sa voix ne se brise pas.

— Tu avais raison. Tu serais une possession, rien de plus. Je tiens à toi aujourd’hui, c’est vrai. Mais d’ici quelques mois, peut-être dans un an ou deux, tu auras perdu tout intérêt à mes yeux. J’aurai envie de nouveauté. Je te remplacerai par un modèle rutilant. Une grande blonde, par exemple.

Voilà, un beau caillou bien tranchant.

Une rougeur lui colora le front et s’étendit jusqu’à son décolleté. Elle recula avec maladresse, ce qui ne lui ressemblait pas.

— Où veux-tu en venir ?

— Je n’aurais pas dû laisser Luc m’entraîner dans ce pari à la con. Je n’aurais jamais dû te sauter même si les succubes ne sont bons qu’à ça.

Un hoquet choqué lui échappa, et la honte submergea Conall. Son instinct lui dictait de la serrer dans ses bras pour la consoler, mais il se borna à terminer.

— Quoi ? Pourquoi cet air surpris ? Tu es une démone sexuelle. Tu nous imaginais vivre un conte de fées ? Acheter une maison et élever une ribambelle de gamins ? Du sexe et du sang, c’est tout ce que je voulais. Baiser et manger vont de pair chez moi, et comme je ne peux plus me repaître de toi… (Il lui désigna la porte.) Fiche le camp, et ne m’approche plus jamais.

Sous ses yeux, Sin changea. Rideau. La femelle qui avait enfin trouvé un peu de douceur, de tendresse et de reconnaissance s’effaça derrière un masque froid et distant. Seul le léger tremblement de ses doigts lorsqu’elle les enfonça dans sa poche trahissait son émotion. Il crut qu’elle cherchait une arme, et il l’aurait mérité.

Au lieu de quoi, elle en tira une liasse soigneusement pliée. Elle en ôta deux billets de cinq qu’elle laissa tomber par terre.

— Les dix balles que je te dois.

Puis elle sortit de l’appartement et de sa vie. Quand la porte se referma, si doucement qu’il l’entendit à peine, il eut des haut-le-cœur. Il parvint aux toilettes de justesse.

Il avait réussi. Il avait fini par lui jeter le caillou qui l’avait blessée. Et il l’avait fait fuir pour de bon.

 

Sin ne pleura pas. Elle ne pouvait pas se le permettre. Pas encore. Elle devait parler à ses frères.

Ses frères.

Non seulement ressentait-elle le besoin de les voir, mais, pour la première fois, elle acceptait ce qu’ils étaient. Bien qu’elle sache qu’ils étaient de la même fratrie, elle ne les avait jamais considérés comme des membres de sa famille. Et même si elle n’en revenait toujours pas, son premier réflexe fut d’aller vers eux.

Et comme par hasard, elle tomba d’abord sur Wraith.

— Schtroumpfette ! (Il lui décocha un grand sourire lorsqu’elle sortit de la Porte des Tourments.) Où est Conall ? Un warg vient de partir, il a dit que vous aviez quitté le sanctuaire ensemble.

Lorsqu’elle ne répondit pas parce qu’elle avait la gorge nouée, Wraith se rembrunit et prit une voix plus douce.

— Lore est ici, ajouta-t-il. Dans le bureau d’E, je crois.

Elle se mit à longer le couloir, et Wraith lui emboîta le pas, son silence à la fois surprenant et bizarrement réconfortant. Arrivée devant la porte, elle trouva Shade.

Il s’écarta du mur contre lequel il était adossé.

— Où est Conall ?

Pourquoi se montrent-ils tous aussi curieux à son sujet ? Sin aurait voulu leur crier de la fermer, mais si elle ne se maîtrisait pas, les larmes ne tarderaient pas à ruisseler, et toutes les émotions que Conall avait voulu qu’elle ressente la terrasseraient.

— Aucune importance, s’empressa-t-elle de rétorquer. On en est où avec le vaccin ?

— Les immunisations initiales ont commencé, répondit Eidolon, assis à son bureau. Bien plus tôt que prévu. Pour l’instant, les deux mâles que j’ai vaccinés puis exposés au virus se portent bien.

— Tu as vraiment réussi à trouver des volontaires ?

— Ha ha. Des volontaires. Hilarant. (Wraith arbora un sourire diabolique.) Tous deux croupissaient dans le couloir de la mort. En acceptant de servir de cobayes, ils vont bénéficier d’une réclusion à perpétuité.

À leur place, Sin aurait préféré mourir, mais là n’était pas la question. Dans les prisons carceris, les détenus ne restaient dans le couloir de la mort qu’une semaine, ce qui avait dû terroriser les deux bougres au point de les inciter à accepter. Sans compter, bien entendu, que le mode d’exécution principal des Carceris consistait à jeter leurs victimes dans une fosse grouillant de chiens des Enfers.

Avec un peu de chance, ils se contentaient de vous déchiqueter. Sinon, et pour peu qu’ils soient vraiment affamés…

Elle frémit d’horreur. Rien ne l’effrayait autant que ces infâmes canidés. Elle trouvait amusant, cependant, que les âmes des humains ayant torturé des animaux soient envoyées dans les fosses de Sheoul-gra afin d’y séjourner un long moment en compagnie de charmantes bestioles. Elle avait toujours eu un faible pour la loi du talion.

Shade fourra un chewing-gum dans sa bouche.

— Bon, qu’est-ce qui s’est passé avec Conall ? Raynor a dit que…

« Du sexe et du sang, c’est tout ce que je voulais. » Bordel. Elle n’avait aucune envie d’en parler. Pourtant, ses lèvres s’entrouvrirent et des mots en sortirent.

— Il est chez lui.

Les larmes qu’elle retenait jaillirent enfin, mais elle les ravala avant qu’Eidolon puisse lui tendre un mouchoir.

— Il a essayé de… nous unir…

— Comment ça, « essayé » ? Contre ton gré ? (La voix de Shade se mua en grondement sinistre.) Putain, qu’est-ce qui est arrivé à ton doigt ?

— J’ai dû ôter la bague des assassins pour pouvoir…

Conall. Elle l’avait fait, en partie, pour être avec lui. Quelle idiote ! La colère et le désespoir l’oppressèrent, l’empêchant de respirer.

Un grognement derrière elle la fit sursauter.

— Je vais le tuer, grommela Wraith.

Shade balança le papier de son chewing-gum dans la poubelle.

— Je te donnerai un coup de main.

— On va y aller en famille, ça promet d’être amusant, renchérit Eidolon avec calme, sérénité, et solennité.

Des paillettes dorées parsemèrent les iris bleus de Wraith, qui passa la langue sur la pointe de ses canines.

— Je t’ai dit que je ne laisserai personne déconner avec ma famille, Sin.

À l’époque, ces mots lui avaient été destinés. Pour Wraith, elle représentait alors l’élément perturbateur susceptible de leur nuire. Et aujourd’hui… cette famille, elle en faisait partie.

— Non, s’il vous plaît. (Elle lutta pour que sa voix ne se brise pas.) Je veux juste oublier.

Les trois frères se regardèrent en silence pendant plusieurs minutes, puis Eidolon se racla la gorge.

— J’ai découvert l’explication de ton existence.

C’était un changement de sujet brutal, mais bienvenu. Eidolon était doué pour les diversions.

— Est-ce que j’ai envie d’en savoir plus ?

Eidolon haussa les épaules, se cala dans son fauteuil et croisa les bras. Elle le connaissait depuis peu, mais elle avait appris que quand il adoptait cette posture, il s’apprêtait à délivrer un cours de médecine.

— Tu m’as dit que ta mère avait ingéré une herbe démoniaque pour tenter d’avorter, poursuivit-il. La plante utilisée d’ordinaire à cette fin est l’herbossum, mais elle n’est pas adaptée à la physiologie des humains. Chez la plupart des démons, toutes espèces confondues, elle rend le corps de la mère hostile pour le fœtus. Mais dans un organisme humain, elle produit l’effet inverse. La plante a renforcé vos aspects démoniaques au lieu de les détruire. Et comme il s’agit d’un composé chimique démoniaque, il a mal réagi au contact de votre moitié humaine. Je suppose que ta mère l’a prise juste après la conception, et a sans doute dû réitérer l’opération à deux reprises. Cette herbe est bourrée d’hormones, et apparemment, elle a retardé le développement génétique normal qui aurait dû faire de toi un mâle.

Retardé. Joli.

— Si Lore et moi avons partagé le même utérus, pourquoi suis-je la seule affectée ?

— Vous n’êtes pas de vrais jumeaux. Vos gènes sont différenciés et sensibles à des éléments spécifiques. La même chose se produit avec des mères alcooliques. Elles peuvent donner naissance à un bébé qui souffrira de syndrome d’alcoolisation fœtale tandis que le deuxième se portera comme un charme. (Eidolon s’agita avant de se caler dans son fauteuil.) Il y a autre chose. Contrairement à Lore, tu n’es pas stérile.

Elle cligna des yeux.

— Dans ce cas, pourquoi ne suis-je pas tombée enceinte au moins un million de fois ?

— Parce que tu n’ovules pas, mais tu possèdes des ovules viables. Tu peux fonder une famille, Sin. Il te faudra seulement opter pour une fécondation in vitro.

— Ça ne risque pas d’arriver.

Non seulement elle ne désirait pas d’enfants, mais avec qui en aurait-elle ? À part Conall, personne n’avait jamais voulu être avec elle. Elle n’avait jamais eu envie d’être avec un autre. Et au final, le dhampire l’avait rejetée. Abandonnée alors qu’il lui avait promis le contraire.

Seigneur, comment pouvait-elle le haïr et le désirer en même temps ?

Elle se sentit rougir de colère, et sut qu’elle allait de nouveau fondre en larmes.

— Je dois y aller.

Elle bondit sur ses pieds et repoussa ses frères d’un geste furieux lorsqu’ils essayèrent de l’arrêter. Elle avait besoin de se retrouver seule. Comme elle l’avait toujours été.

 

Sin traversa les couloirs de l’UG avant de passer pour une parfaite idiote, mais une fois arrivée devant la Porte des Tourments des urgences, elle se rendit compte qu’elle n’avait nulle part où aller.

Elle avait vécu si longtemps dans l’antre des assassins qu’elle ne possédait pas d’autre résidence. Pressée de quitter le repaire, elle y avait laissé tous ses vêtements, quelques babioles, et toutes ses armes, excepté celles qu’elle portait et les quelques lames de rechange qu’elle gardait chez Lore. Voilà qu’elle se retrouvait sans domicile fixe par-dessus le marché !

— Sin ?

Elle fit volte-face. Elle ne fut guère surprise de voir Raynor, le type qu’elle avait croisé en Écosse, debout devant elle, mais elle ne put réprimer un sursaut d’effroi. Il l’attendait. La lueur prédatrice dans son regard en disait long.

— Vous êtes ici pour le vaccin ?

C’était débile comme question, mais elle était nerveuse, à deux doigts d’éclater en sanglots à cause de Conall, et la culpabilité d’avoir provoqué une épidémie qui avait tué des centaines voire des milliers de wargs la dévorait.

— Oui, merci de t’en soucier. (Il avança vers elle, et elle se sentit comme un lapin observé par un loup.) Tu as détruit de nombreuses vies. J’ai perdu beaucoup d’amis et de proches.

— Je sais, répondit-elle. Je suis désolée…

— Ce n’est pas suffisant, petite salope, riposta-t-il, et cette saute d’humeur décontenança Sin.

Elle parvint malgré tout à garder une expression et une intonation neutres.

— Est-ce la raison de votre présence ? Vous voulez ma peau, c’est ça ?

— C’est exactement ça. J’ai une proposition à te faire.

— Quoi que ce soit, répliqua Sin avec lassitude, vous pouvez vous la carrer dans le cul.

Il rit. Un warg bipolaire. Intéressant !

— Fais-moi confiance, mieux vaut m’écouter. Si tu refuses, d’autres mourront.

Il se dirigea vers le parking, s’attendant à l’évidence qu’elle le suive. Sin faillit l’envoyer balader, mais elle avait le pressentiment que Raynor ne bluffait pas, et elle ne voulait pas être responsable de nouveaux décès.

Il s’arrêta près d’une ambulance. L’emplacement à côté, où aurait dû se trouver la camionnette que Conall et elle avaient empruntée, était vide, mais elle lui rappelait désespérément Conall, les soins qu’il lui avait prodigués à l’arrière du véhicule, ses caresses.

Stop. Ressaisis-toi, bordel, et laisse tomber la guimauve. Super plan. Autant se défouler sur Raynor.

— OK, ducon, lança-t-elle enfin. Qu’est-ce que vous voulez ?

— L’éradication des wargs de naissance. Il est temps de modifier l’équilibre des forces. L’heure est au règne des varcolac.

— C’est tout ? Bon courage, mon vieux ! Moi, je souhaite la paix dans le monde et que Hollywood arrête de produire des adaptations pourries de Batman. Ben, vous savez quoi ? Je l’ai dans l’os, moi aussi.

— Espèce de garce sarcastique. J’obtiendrai ce que je veux, et ce, grâce à toi.

— Ça m’étonnerait.

Elle enfonça les mains dans ses poches. La gauche lui sembla bizarre et Sin se demanda machinalement si elle s’habituerait un jour à sa phalange manquante.

— Je ne vous aiderai jamais. Mais vous avez raison sur un point, je suis une garce.

Raynor ricana avec mépris.

— Seul un démon en serait fier.

Seigneur, ce type était une véritable ordure. Comment Conall s’était-il retenu de le buter ? Conall. Assez !

— Ce petit jeu devient lassant. Vous me voulez quoi, à la fin ? Vous avez dix secondes.

— Je veux que tu développes un virus qui n’attaque que les pricolici.

Et en plus, il délirait à plein tube. L’entrée du parking s’illumina et une ambulance en jaillit, freinant devant l’aire de déchargement près des portes des urgences. Le pouls de Sin s’emballa lorsqu’elle jeta un coup d’œil au véhicule pour identifier les ambulanciers. Conall n’en faisait pas partie. Non pas qu’elle s’y soit attendue, mais elle n’avait pas pu s’empêcher d’espérer.

Arrête !

— Vous vous rendez bien compte, reprit Sin en se tournant vers Raynor, que la dernière fois que j’ai créé un virus, il a franchi la barrière des espèces.

— Ça ne se reproduira pas si les pricolici sont contenus.

Pauvre taré.

— OK, juste histoire de déconner, pourquoi croyez-vous que je ferai une chose pareille ?

Raynor sourit.

— Parce que tu vas devenir mon assassin privé.

— Vous devriez voir Eidolon pour une IRM. (Elle regarda les ambulanciers sortir un démon squelettique hideux du véhicule.) Parce que vous êtes complètement siphonné.

Le warg s’exprima d’une voix traînante, calme mais sinistre.

— Savais-tu que lorsqu’une pricolici dissimule le fait que ses enfants sont nés humains, elle commet un crime passible de mort ? Sa progéniture et elle sont enchaînées à des piquets à la veille de la pleine lune, et dès que la meute se transforme, les prisonniers se font déchiqueter. Dévorer vivants. C’est une fin pénible et atroce.

Sin s’efforça de rester de marbre, mais à l’intérieur elle suait à grosses gouttes.

— Et alors ?

— Alors, je connais le petit secret de Conall. J’ai un espion infiltré dans le village que vous êtes allés visiter. Et je suis au courant pour son arrière-petite-fille Sable.

Oh, bordel de merde !

— Et que croyez-vous savoir ?

— Qu’au moins un de ses jumeaux est né humain. (Il se pencha vers Sin.) Parce que mon frère en était le père.

La gorge de Sin s’était nouée, mais elle parvint à articuler un :

— Quoi ?

Raynor jeta un coup d’œil à la nouvelle ambulance qui venait d’entrer dans le parking.

— J’étais là. J’ai vu l’Aegis tuer mon frère, et j’ai veillé sur elle, de loin, pendant des mois…

— Pourquoi ? l’interrompit Sin. Qu’aviez-vous à y gagner ? Ou êtes-vous simplement un obsédé qui prend son pied à épier les gens ?

Le regard du warg se perdit dans le lointain, radoucissant son expression.

— Sais-tu ce que c’est que d’être invisible, démone ? Je siégeais déjà au Conseil quand la situation était encore plus grotesque qu’aujourd’hui. Nous avions le droit d’être présents aux réunions, mais sans pouvoir y participer, voter ou décider quoi que ce soit alors même que les dhampires, qui ne sont même pas de vrais wargs, détenaient plus de pouvoir que nous. Le moindre avantage, la moindre munition que je pouvais récolter m’était indispensable, même si à l’époque, tout ça avait pu paraître insignifiant.

Il reporta son attention sur Sin, les yeux à nouveau remplis d’amertume.

— Alors, j’ai observé Sable. Et quand elle a disparu avec Conall pendant plusieurs jours et qu’elle est revenue au village avec deux petits, je me suis douté qu’elle avait dû les mordre et les faire tatouer. Mais ce n’est qu’après l’apparition de Conall il y a quelques jours, suivie du départ précipité de Sable et de sa famille, que j’en ai eu le cœur net. Et tu peux compter sur moi pour révéler le secret.

— Enfoiré.

Sin retira la main droite de sa poche, s’apprêtant à activer son don pour électrocuter ce salaud.

— Vous n’oseriez pas…

— Oh que si ! Je dirai à sa meute ce qu’elle a fait, sans oublier de mentionner le rôle joué par Conall, et je t’y emmènerai pour que tu n’en perdes pas une miette. Il se pourrait même qu’il soit condamné à mort lui aussi.

— À moins que je ne travaille pour vous.

— Exactement. Et ne t’avise pas de me nuire. Mon commandant en second fait partie des quelques personnes à qui j’ai tout raconté, et s’il m’arrive malheur, elle veillera à ce que le secret de Sable soit rendu public.

Il sortit une élégante chaîne d’étranglement de la poche de sa veste. Un putain de collier de chien !

— Dès que tu l’auras mis, tu auras tout intérêt à t’assurer que personne ne me blesse ni ne me tue, parce que ce qui m’arrivera t’arrivera aussi.

Folle de rage, Sin enclencha son pouvoir sans réfléchir. La chaleur irradia de ses épaules jusqu’à ses doigts, suivant le tracé de son dermoire. Elle savait sans les regarder que les glyphes devaient briller et se tordre comme s’ils étaient animés.

— Sale fils de chienne.

— Cette insulte, répliqua-t-il d’une voix glaciale, n’en serait pas une si j’étais un pricolici.

Le cœur battant, elle scruta le collier qui pendait à ses doigts. Comment pouvait-ce être possible ? Après un siècle d’esclavage, après avoir appartenu à un paquet de maîtres différents, elle avait enfin recouvré sa liberté, et la voilà à nouveau menacée de servitude. Pire, elle avait piqué une crise chez Conall à cause d’une histoire d’union, qui certes aurait pu s’avérer oppressante, mais qu’elle aurait mille fois préférée à ce que Raynor tentait de lui imposer.

— Eh bien ? demanda-t-il. Puis-je compter sur tes services ? Ou laisseras-tu Sable, son fils, et même Conall mourir ?

En son for intérieur, Sin hurlait à la mort. Elle frissonnait de tout son être. Elle n’avait pas le choix. Pas vraiment. Si elle acceptait, cela permettrait peut-être à Conall de cacher sa famille en lieu sûr.

— Oui, répondit-elle entre ses dents. Je le ferai.

Il lui jeta le collier qu’elle enfila, les mains tremblantes. Une sensation suffocante l’envahit aussitôt, comme si on l’enfermait dans une cage pour l’étouffer, et elle se plia en deux et vomit le contenu de son estomac.

— Là, là, dit Ray en lui tapotant le dos. Tu viens de sauver des vies. Il n’y a pas de quoi se rendre malade.

— Je vous tuerai, jura-t-elle. Un jour, je vous égorgerai à mains nues.

Ray haussa les épaules.

— D’ici là, tu m’appartiens. Et je compte bien t’utiliser jusqu’à l’épuisement.

M’utiliser. Oh, Seigneur, s’il avait l’intention de… Elle s’éloigna, incapable de supporter son contact une seconde de plus. Elle ignorait comment son corps parviendrait à supporter les mains d’un autre que Conall à compter d’aujourd’hui.

Raynor la fusilla d’un regard outré.

— Ne t’en fais pas, je ne te toucherais pas même si ma bite était en feu et que tu n’attendais que ça. Je ne baise pas les démons. Mais ne me cherche pas, Sin, parce que j’ai des amis qui ne s’en privent pas.