CHAPITRE 24

Sharla Peu-importe-son-nom-de-famille frottait ses courbes dénudées contre Conall, lui exposant sa nuque gracile.

— Prends-moi, Conall.

Il en avait besoin. Terriblement. Son corps ne répondait pas aux avances de la jeune femme, mais il pouvait se forcer, au moins, à la mordre. L’absence de nourriture l’affaiblissait, mais jusqu’à présent, son estomac s’était rebellé contre tout ce qu’il avait avalé, que ce soit des aliments solides ou le sang d’un vagabond dont il s’était repu la veille, après avoir mis Sin à la porte.

Il l’avait renvoyée pour lui sauver la vie, mais cela ne le réconfortait guère.

Sharla laissa courir ses mains sur le torse de Conall, de ses abdominaux contractés jusqu’à la ceinture de son jean. Elle était expérimentée… pour un cygne – une humaine qui s’offrait volontiers aux vampires afin de satisfaire leurs besoins. En contrepartie, ils partageaient leur plaisir. Sharla savait exactement ce qu’on attendait d’elle, mais Conall demeurait insensible à son charme audacieux.

Qu’il ait réussi à entrer au Revenant, un bar gothique underground, malgré ses cernes noirs et ses joues émaciées, signes caractéristiques d’inanition qui justifiaient d’ordinaire un refoulement catégorique, relevait du miracle. Les clubs ne pouvaient se permettre de voir leurs clients égorgés par des vampires incontrôlables. Sans doute son statut d’habitué lui avait-il octroyé un passe-droit, et les cygnes n’avaient pas mis longtemps à le repérer. Il avait vu d’autres vampires se repaître de Sharla, il savait qu’elle était résistante.

Ses crocs s’allongèrent, et il se demanda si la jeune femme pouvait également gérer le danger.

Elle pencha la tête et se dressa sur la pointe des pieds, lui présentant sa gorge. Son sang palpitait dans ses veines et emplissait les oreilles de Conall d’une douce musique. Si seulement Sin pouvait en être l’instigatrice !

— Je suis prête.

Sa voix était grave, empreinte de désir et de désespoir futile, et il se demanda s’il sentirait la drogue dans son sang.

Conall déglutit, car il avait la bouche sèche, ce qui lui parut bizarre puisqu’il n’arrêtait pas de saliver. Il avait besoin de boire sans parvenir à s’y résoudre, car il avait l’impression de tromper Sin.

Et d’une certaine façon, c’était le cas.

Sharla l’agrippa par les hanches, le pressant de passer à l’acte.

Soudain, la porte de son appartement s’ouvrit à la volée et cogna contre le mur si fort que du plâtre s’en détacha et retomba sur le tapis. Conall tournoya sur lui-même, ramenant machinalement l’humaine derrière lui. Son cœur battait la chamade, son souffle lui râpait la gorge, et lorsqu’il aperçut l’expression dure et glaciale du mâle devant lui, il comprit qu’il était mort.

Shade braqua les yeux sur Sharla.

— Sors d’ici.

— Va te faire foutre, cracha-t-elle, avançant d’un pas sans trop s’éloigner de Conall.

Elle avait la langue bien pendue, mais elle n’était pas stupide. Conall lui serra l’épaule et acquiesça.

— Va-t’en.

Elle fusilla Shade du regard, ramassa ses vêtements et passa devant lui, sans daigner se rhabiller. Le démon referma la porte, et Conall se prépara à l’affronter. Vu son état de faiblesse, il n’était pas en mesure de se battre, et le seminus allait lui botter le cul. Mais ça lui était égal.

— Je suis étonné que tu sois seul, dit Conall. Je pensais que vous auriez tous envie de m’étriper.

— Pourquoi ? Pour avoir voulu t’unir à Sin contre son gré ou pour l’avoir blessée ?

— Les deux.

— C’est tentant, je te le concède, mais je ne suis pas ici pour te tuer. Elle nous a suppliés de t’épargner, et nous te sommes redevables de lui avoir sauvé la vie.

Shade fouilla dans sa veste et en sortit une poche de sang qu’il jeta sur le lit.

Conall inspira, le souffle court.

— Est-ce que c’est…

— Celui de Sin.

Conall recula, surpris. Il tremblait de tout son être et dut fournir un effort considérable pour ne pas se ruer dessus. Pour autant, il ne pouvait pas en détacher le regard.

— Impossible. J’essaie de me sevrer.

— Tu es une loque. Bois. Reviens à l’UG avec moi, et on te désintoxiquera. Tu auras plus de chance de réussir, ce sera plus rapide et beaucoup moins douloureux. Grâce à Wraith, on a pas mal d’expérience sur le sujet.

— Je me débrouillerai. Je ne peux pas aller à l’hôpital.

Pas tant que Sin serait dans les parages. Autant agiter un drapeau rouge devant un taureau.

— Et je ne toucherai pas à ce truc.

— Ne sois pas idiot. Avale ce foutu sang.

— Non.

Shade fonça vers lui, mais Conall tint ferme. Ils se trouvaient nez à nez, buste contre buste, et Conall percevait sans difficulté toute l’agressivité qui émanait du démon. Il mourait d’envie de verser le sang autant que Conall brûlait de le boire.

— Tu es devenu suicidaire, ou quoi ? gronda le seminus. Tu souffres alors que tu pourrais l’éviter. Sin ne voudrait pas te voir comme ça.

Au contraire, Sin adorerait le voir dans cet état.

— Dégage, Shade.

Un violent sursaut d’adrénaline assaillit Conall qui sentit sa faim et sa fureur contre lui-même décupler. Fou de rage, il était à deux doigts de défoncer la mâchoire du démon.

Shade le repoussa d’un coup sur le torse.

— Espèce d’abruti ! Tu sais très bien que te désintoxiquer tout seul, c’est hyper risqué, et qu’on ne te laissera vivre que si on est assurés que tu ne représentes pas un danger pour Sin, alors avale !

Conall se jeta sur Shade, et c’était parti. Des coups de poing fusèrent de toute part, et le peu de mobilier qu’il y avait se brisa pendant qu’ils s’affrontaient à travers la pièce. La force décroissante de Conall commença à lui poser des problèmes, et il ne fallut guère longtemps à Shade pour le plaquer au sol, l’avant-bras contre sa gorge, tandis qu’il pressait la poche contre sa bouche. Conall secoua la tête sans desserrer les mâchoires, mais l’odeur enivrante de Sin embaumait l’air, et il ne parvint pas à rétracter les crocs malgré tous ses efforts.

Shade faisait preuve d’une détermination forcenée, et appuyait sur la poche pour forcer Conall à mordre. Enfin, le plastique resta accroché sur la pointe d’une canine, et une perle de sang goutta sur la langue du dhampire qui s’arc-bouta, comme traversé par un courant électrique.

Fin de la partie. Dévoré par le besoin, en proie au délire, il agrippa le poignet de Shade pour le maintenir avec fermeté tandis qu’il aspirait la poche. L’essence de Sin coula dans sa gorge, l’éveillant de l’intérieur. Il en savoura le goût en poussant des gémissements, soulagé que cette pénible avidité se calme enfin. Si seulement Sin était là. Il rêvait de s’abîmer en elle tout en lui ravageant le cou. Il la prendrait sans ménagement, s’enivrerait de ses hurlements de plaisir… de ses cris… de son sang.

Conall… stop. La voix franchit avec peine la barrière de ses pulsions boulimiques. Sin se trouvait sous lui, à se débattre en vain contre la force et les ardeurs renouvelées de Conall.

Hé, dégage. Non, hors de question. Il devait mordre encore, parce que la veine à laquelle il buvait semblait tarie… Peut-être l’avait-il drainée. La terreur l’envahit, déchirant le voile formé par la soif de sang et la dépendance.

— Conall ! Putain !

Voix masculine. Grave.

Conall cligna des yeux, sortant de sa torpeur, et aperçut Shade, sous lui, la cuisse pressée contre son érection massive… Ouais, pas cool.

Hors d’haleine et tremblant comme une feuille, Conall se redressa non sans difficulté.

— Ah… Je… euh… ça ne t’était pas… euh… destiné.

— J’espère bien, bordel ! grommela Shade.

Il se releva avec grâce, l’air de rien, mais après tout, c’était un démon sexuel, et d’après Conall, il en fallait sans doute beaucoup pour le perturber. Et d’ailleurs, un dhampire millénaire comme Conall, qui en avait vu des vertes et des pas mûres, ne devrait pas se laisser si facilement décontenancer. Sauf que Shade était le frère de la femelle qu’il désirait à en mourir, et… beurk.

Conall resta à terre, à genoux. Il se frotta le visage, soudain épuisé.

— Par les Dieux, j’ai horreur de ça.

— Viens à l’hôpital.

Le cuir noir de la veste de Shade crissa lorsqu’il croisa les bras, et Conall comprit que toute querelle serait vaine. Mais il était trop têtu pour abdiquer déjà.

— Je ne peux pas.

— Tu as amené Sin à en pincer pour toi, et tu l’as jetée comme une vieille chaussette. (La voix grave de Shade baissa d’un ton.) Le moins que tu puisses faire, c’est te sevrer correctement. Je t’ai prévenu, vieux, renonce à tes habitudes pour le bien de Sin ou on se chargera de ton cas.

C’était juste et Conall le méritait.

— La désintoxication… ce ne sera pas joli à voir. Il faudra m’enfermer dans une cage ou me ligoter.

— Je suis un expert en la matière. (Shade lui désigna la porte, une lueur d’ironie malicieuse dans les yeux.) Allons-y.

 

Sin avait besoin de sexe.

Elle n’en souffrait pas encore, pour le moment, mais les crampes, les bouffées de chaleur et les nausées ne tarderaient pas à apparaître. Elle avait repoussé l’échéance, écœurée à l’idée de coucher avec un autre que Conall.

Elle en avait pleuré aussi, mais il était hors de question qu’elle l’avoue à qui que ce soit. Pas même à Lore.

Elle avait passé la nuit chez lui, dans sa cabane de Caroline du Nord dont il se servait rarement à présent qu’il vivait en Italie avec Idess. Par chance, il était resté à l’écart, même s’il avait dû se douter que sa sœur s’y trouvait. Cependant, lui et ses frères avaient essayé de l’appeler tous les quarts d’heure, ce qui avait contraint Sin à éteindre son téléphone pour avoir la paix. Et garder sa santé mentale. Quand elle avait voulu consulter ses messages, au matin, elle en avait compté quarante.

Elle les avait tous effacés sans les écouter. Mais le texto qu’elle venait de recevoir de Shade alors qu’elle était accoudée au comptoir d’un bar de démons lui comprima le cœur. Apparemment, Conall était à l’UG, et il valait mieux qu’elle n’y mette pas les pieds.

Aucun problème. De toute façon, elle préférait se faire peloter par le séduisant démon à la peau écarlate, debout derrière elle.

Son cœur cogna contre ses côtes, comme pour la traiter de menteuse.

Le sora aux mains puissantes l’agrippa par les hanches, pressa son large torse contre elle, et plaqua avec insistance son érection massive contre ses fesses. Quelques jours plus tôt, Sin aurait répondu à ses avances, l’aurait baisé dans les toilettes ou à même la piste de danse, usant de sa queue aux multiples talents à bon escient. Or à présent, Conall hantait ses pensées.

— Enfoiré, maugréa-t-elle contre son verre.

— Ce n’est pas gentil d’insulter celui qui va te faire hurler de plaisir, répliqua-t-il en frottant le nez contre sa nuque.

Les dents du démon frôlèrent la chaîne qu’elle portait autour du cou, et Sin aurait pu jurer qu’elle venait de se resserrer.

Elle termina sa bière tandis qu’il glissait la main sous sa jupe en cuir, effleurant du bout des doigts la matière soyeuse de ses sous-vêtements.

Elle sentit la douleur la transpercer, irradier du mâle pour l’envahir tout entière. Il sembla soudain à Sin que ses organes changeaient de place, se mêlaient, se nouaient. Elle haleta et bondit du tabouret pour foncer dehors, où l’odeur de vase propre à Bangkok lui souleva l’estomac. Elle vomit sur le pavé. Que lui arrivait-il, bon sang ?

Elle avala de grosses goulées d’air pollué, et s’affala contre l’immeuble qui abritait, à l’avant, un bordel et un fumoir d’opium clandestins, et à l’arrière, la boîte de nuit pour démons. Les bruits de la vie nocturne lascive couvrirent les battements de son pouls qui bourdonnait à ses oreilles. Il était 4 heures du matin, et ce quartier de la ville était encore animé. Tous les vices, tous les fétichismes, aussi illégaux ou ignobles qu’ils soient, pouvaient être satisfaits à Bangkok, et la vérité universelle comme quoi le mal préfère agir dans l’ombre y avait toujours cours.

Alors que la nausée disparaissait, les besoins de Sin l’assaillirent de nouveau, cette fois de plein fouet, une sensation douloureuse et paralysante. Elle n’avait jamais haï sa nature de succube plus que ce soir. Avant Conall, elle avait considéré son corps comme un outil, un objet aussi impersonnel qu’un marteau. À présent qu’elle le possédait enfin, qu’elle le maîtrisait, qu’elle se l’était approprié, l’idée de le partager avec un autre que Conall…

Merde. Ressaisis-toi, bon Dieu ! Elle frôla le videur à l’entrée et se dirigea d’un pas résolu vers la foule qui s’agitait sur la piste de danse. Les flashs des stroboscopes crépitaient au rythme de la musique techno-pop tandis que Sin s’avançait vers un bedim imposant. Il s’agissait d’une race de démons sensuels à la peau sombre, qui forçait ses jeunes mâles à quitter la communauté pour dix ans afin de vivre leur vie à l’extérieur. À leur retour, ils se voyaient offrir un harem, mais en attendant, ils devaient se débrouiller seuls pour prendre leur pied.

Il se tourna vers elle, et son sourire viril aurait dû l’émoustiller. Elle débordait de désir, mais lorsqu’il posa les paumes sur ses bras nus, elle frissonna.

— Touche-moi, grogna-t-elle, et il sourit de plus belle, lui effleurant la poitrine.

Aussitôt, l’estomac de Sin se rebella de nouveau, et elle s’éloigna en courant, essoufflée, en priant pour ne pas rendre le reste de son dîner liquide sur le sol. Vite, elle attrapa un autre mâle et l’attira contre elle. Elle lui palpa l’entrejambe… et c’en fut trop pour elle. Elle dégobilla sur son pantalon zébré en Lycra. En toute franchise, elle venait de lui faire une fleur, parce que les années 1980 c’était ringard depuis un bail.

Humiliée, elle se rua hors du bar et manqua de trébucher. Ses besoins charnels, tout comme le désir qu’elle éprouvait pour Conall, n’avaient guère diminué. Avait-il réussi à les lier malgré tout ?

Une pensée horrible l’ébranla. Quand les mâles seminus s’unissaient à une femelle, ils ne bandaient plus que pour leur compagne. Et s’il en allait de même pour elle ? Et si c’était ce qui l’empêchait de coucher avec un autre que Conall ?

Prise de vertiges devant ces hypothèses effroyables, elle sauta dans une Porte des Tourments, direction l’UG.

Quand elle en sortit, elle aperçut Tayla et Serena qui discutaient. Cette dernière berçait le petit Stewie qui ne cessait de gigoter. Assurée qu’au moins un de ses frères se trouvait dans les parages, Sin balaya les environs du regard, et, sans grande surprise, elle aperçut Eidolon, vêtu de son habituel uniforme vert, en train de surgir d’une salle d’examen.

Sin marcha vers lui.

— Où est Conall ?

Eidolon tendit un bloc-notes à une infirmière.

— Il se fait sevrer. Tu ne peux pas le voir.

— Il pourrait danser un ballet à la cafétéria, je m’en tape. J’ai besoin de lui.

— Sin, c’est impossible. Tu ne feras qu’aggraver…

— Je m’en fiche !

Voilà qu’elle hurlait presque à présent, et ses belles-sœurs se dirigèrent vers eux. Merde. Il ne manquait plus que d’autres personnes soient témoins de sa faiblesse et de son embarras. Tant pis, elle retrouverait Conall toute seule. Elle passa à côté de son frère, mais il lui agrippa le bras, la forçant à se retourner.

— Je ne te laisserai pas t’en approcher.

— Alors, prépare-toi à me regarder mourir.

Elle s’arracha à son étreinte, incapable de supporter son contact, non pas parce qu’il la rendait malade, mais parce qu’elle n’était pas en mesure de recevoir de l’affection pour l’instant.

Eidolon fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu te rappelles quand je vous ai dit que Conall avait essayé de me lier à lui ? Eh bien, il semblerait qu’il ait réussi.

Pendant un moment, Eidolon resta immobile, l’air perplexe, puis il écarquilla les yeux d’un coup.

— Alors, tu ne peux pas…

— Non.

— Merde.

— Exactement. Maintenant, où est-il ?