CHAPITRE 3
Karlene Lucio se demandait si elle allait mourir de froid ou se vider de son sang. Il existait également une troisième possibilité, se faire décapiter par des tueurs aegis, mais elle refusait de l’envisager.
Ces mêmes guerriers aux côtés desquels elle avait combattu toutes ces années.
Une vive douleur lui élança l’épaule droite, à l’endroit où la balle s’était nichée, et la neige lui piquait le visage tandis qu’elle arpentait avec peine la forêt dense, en laissant derrière elle une traînée rouge qu’un aveugle aurait pu suivre. Satanée contrée sauvage canadienne ! Qui pouvait bien vivre dans un coin aussi hostile ?
La personne que tu dois trouver, pardi !
Elle grelottait malgré ses multiples couches de vêtements, et trébucha contre une branche avant d’atterrir tête la première sur une congère. Elle perçut un craquement, puis le bois se brisa en mille morceaux à trois centimètres de sa joue. Elle roula sur elle-même, laissant échapper un cri étouffé, et rampa derrière une grosse bûche. D’une main tremblante, elle fouilla dans la poche de sa parka à la recherche de son pistolet, même si dans son état elle n’était pas en mesure d’atteindre le large flanc d’un démon gargantua.
Vide. L’arme avait disparu.
Elle sonda les alentours avec frénésie, creusa la neige, s’esquintant les ongles et le bout des doigts, maculant le tapis blanc de taches écarlates. Elle n’entendit même pas le deuxième coup de feu qui la blessa au bras avant que la balle ne vienne se loger de côté. En revanche, elle sentit le tisonnier chauffé à blanc la frapper avec la force d’un semi-remorque. Elle fut propulsée en arrière, et s’écrasa contre un tronc assez fort pour se décoller la plèvre. Alors qu’elle gisait à terre, étourdie, son sang se mit à bouillonner et se propagea dans ses organes. Elle s’en réjouit presque. Tous les moyens étaient bons pour ne plus ressentir le froid.
La neige et les arbres devinrent de plus en plus flous. Elle perçut un crissement non loin d’elle : des bruits de pas. À l’agonie, elle leva les yeux sur Wade, l’Aegi debout devant elle, l’arme pointée sur son front.
— Je suis désolé de devoir en arriver là, dit-il d’un ton bourru.
Son regard était triste mais résolu. Elle ne se serait pas attendue à moins de la part d’un Gardien forcé d’éliminer celle qui avait trompé et trahi les Aegis pendant des années. Peu importe qu’ils aient combattu côte à côte, qu’ils aient œuvré pour le bien commun, à savoir éradiquer le mal de la surface de la Terre.
À présent, elle faisait partie de cette vile engeance… Et c’était une traîtresse, par-dessus le marché. La nouvelle position, plus clémente, des Aegis au sujet des créatures infernales s’avérait encore plus ridicule qu’une politique hypocrite de discrétion absolue.
Karlene pourrait lui demander grâce, mais cela ne servirait à rien. Elle n’avait jamais supplié personne, et n’était pas près de commencer. D’ailleurs, c’était sans doute préférable.
— Ferme les yeux, dit-il.
— Va au diable.
Elle était résignée à mourir, pour autant, elle ne comptait pas faciliter la tâche à son bourreau. Wade devrait la regarder en face tandis qu’il lui ôterait la vie.
Cette fois, elle entendit le coup de feu. Mais elle ne le sentit pas. Le sang gicla partout, éclaboussant les arbres, la neige, son visage. Wade s’effondra par terre, le haut de son crâne arraché. Debout à sa place se campait le loup-garou qu’elle était venue trouver au milieu de nulle part.
Et même si sa vue se troublait, elle constata qu’il n’avait pas l’air ravi.
Bordel.
Luc observa la Gardienne dont les iris bleu pâle étaient devenus vitreux, et il comprit qu’elle était sur le point de perdre connaissance. Lorsqu’il planta son fusil près d’elle, elle remua comme un scarabée à l’agonie, son visage exsangue transi de froid, son sang chaud ruisselant sur le sol.
Karlene.
Seigneur ! La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était en Égypte, lors de leur rencontre. Ils avaient couché ensemble. Et s’étaient séparés sans un mot. Luc n’aurait jamais pensé la revoir un jour.
Que faisait-elle là ? Et pourquoi ses acolytes aegis essayaient-ils de la tuer ? Connaissaient-ils son secret ?
Pour l’heure, cela importait peu. Elle se vidait de son sang, l’inhabituel blizzard de fin de printemps s’intensifiait, et sans l’ombre d’un doute, un autre Aegi devait se terrer dans les parages. Les chasseurs de démons travaillaient rarement en solo.
Il proféra un juron, passa son arme en bandoulière, s’empara de Karlene, et reprit le chemin de sa hutte. La jeune femme perdait beaucoup de sang, mais il ne pouvait pas risquer de se faire suivre par un Gardien, et dut faire un détour, longeant le lit d’un fleuve qui couvrirait ses pas si le vent ne s’en chargeait pas.
Mouillé, frigorifié et épuisé, il arriva enfin à sa cabane. À l’intérieur, la cheminée brûlait, et l’odeur du ragoût de lapin embaumait les lieux. La femelle dans ses bras poussa un gémissement, faible, voilé. Il devait se dépêcher.
Avec précaution, il la déposa près de l’âtre, puis il replia la peau d’ours jetée dans un coin du séjour. Les nœuds et le grain naturel du bois dissimulaient la trappe qu’il avait fait installer et masquer par une enchanteresse. Il suffisait d’un coup placé à un endroit bien précis pour l’ouvrir. Aussitôt, une rafale glacée fit voleter ses cheveux noirs mi-longs et lui assécha les yeux. S’il ne se hâtait pas de la réchauffer, Karlene risquait de mourir de froid avant de se vider de son sang.
Il la souleva avec délicatesse et la porta dans l’abrupt escalier. La pièce du bas était plongée dans l’obscurité, à peine éclairée par la lumière qui filtrait entre les lattes du plancher. Il l’allongea sur une paillasse, alluma un feu dans le foyer relié au conduit d’évacuation de la cheminée du rez-de-chaussée, puis s’empressa de remonter les marches.
Après avoir récupéré sa trousse de secours et deux couvertures, il s’agenouilla à côté d’elle et enfila des gants. Son visage parsemé de taches de rousseur était pâle, ses courts cheveux blonds collés à son crâne, et elle ne ressemblait en rien à l’implacable Gardienne qui s’en était donné à cœur joie lors de la partie de jambes en l’air torride qui avait succédé à la bataille. Elle paraissait vulnérable, fragile, et à présent, Luc représentait son unique chance de survie.
Avec vitesse et précision, il pratiqua la procédure d’urgence standard. Il s’assura de dégager les voies aériennes, vérifia son souffle et ses pulsations cardiaques. Les résultats n’auguraient rien de bon. Son pouls était filant et rapide, sa respiration laborieuse. Bon sang, si seulement il était médecin et non ambulancier !
Il attrapa une paire de ciseaux pour découper sa parka, son pull et ses sous-vêtements thermiques. Pas de doute, elle s’était préparée à affronter le froid. Dommage qu’il n’en soit pas allé de même pour les deux balles qui lui avaient déchiqueté le bras et l’épaule.
Sa chair était lacérée, et ses os saillaient de l’innommable amas sanguinolent. Des traînées noirâtres se répandaient de la plaie telle une vigne maléfique, le long de son omoplate et sur sa poitrine, s’allongeant et se ramifiant sous les yeux de Luc.
De l’argent. Les Aegis savaient bien ce qu’elle était : une warg de naissance. S’il n’avait pas vu la marque en forme de croissant de lune sur la plante de son pied quand ils s’étaient trouvés nus, Luc l’aurait laissée mourir dans la neige, car il ne voulait prendre aucun risque. Heureusement pour elle, Conall venait de l’appeler sur son téléphone satellite pour l’informer que seuls les wargs créés étaient infectés par la FS. Quelle incroyable coïncidence pour les autres enfoirés, n’est-ce pas ?
Les blessures de Karlene étaient graves. Il fallait l’emmener à l’UG, mais la Porte des Tourments la plus proche se situait à trois kilomètres, et avec le blizzard, ils mettraient des heures à la rejoindre, si tant est qu’ils y parviennent. Luc possédait une motoneige, mais il ne pouvait pas la conduire par ce temps, et puis le bruit risquerait d’attirer les Aegis tapis dans les environs.
Comble de malchance, la lune ne serait pleine que dans quinze jours, par conséquent Karlene ne pouvait pas se transformer pour soigner ses plaies.
Si une équipe médicale ne s’occupait pas d’elle sur-le-champ, elle y resterait.
Il pouvait toujours essayer de gagner du temps. Il fallait lui retirer ces balles en argent. Le poison se répandait dans son organisme, il avait déjà atteint l’abdomen, et à ce rythme elle ne passerait pas l’heure.
— Kar ? s’enquit-il d’une voix douce et apaisante tandis qu’il fouillait dans sa trousse de secours à la recherche d’un forceps. Ça va faire mal.
Elle ne répondit pas, et il espéra qu’elle était trop désorientée pour ressentir quoi que ce soit.
Il inspira à pleins poumons et enfonça les doigts dans le trou le plus profond. La balle lui avait entaillé le bras avant de se nicher entre la quatrième et la cinquième côte. Il l’ôta et la jeta dans les cendres. Enflures d’Aegis !
Il les méprisait depuis près d’un siècle, depuis le jour où un Gardien avait failli le tuer alors qu’il se retransformait en humain. Mais sa haine avait atteint son apogée trois ans plus tôt.
Ula.
Bon sang ! Il n’avait pas le temps de s’apitoyer sur le sort de la femelle qu’il avait voulu prendre pour compagne. Elle n’était plus, et sa mort aux mains des assassins aegis occupait déjà une part trop importante de ses cauchemars.
La deuxième balle lui donna plus de fil à retordre. Il fut contraint de pratiquer une incision pour élargir la plaie, et même si elle ne se réveilla pas, Karlene gémit. La pointe d’argent s’était logée dans son humérus, et tout autour, l’os s’était nécrosé sous l’effet du poison.
Il jura et la retira au forceps. Lorsqu’elle fut sortie, Karlene poussa un hurlement atroce. Elle se plia en deux, et il dut user de tout son poids pour la maintenir en place.
— J’y suis presque, grommela-t-il tandis qu’il la clouait au sol dans l’attente qu’elle se calme.
Au bout d’une minute, la jeune femme se tut et s’immobilisa avant de s’évanouir de nouveau, les Dieux en soient loués.
Luc s’activa pour terminer, mais il passa un temps fou à recoudre et panser les blessures. Ce n’était pas suffisant. Loin de là. Elle avait perdu beaucoup de sang, ce à quoi s’ajoutait une probable hémorragie interne, et s’il ne l’emmenait pas à l’UG au plus vite, elle allait mourir.
Kynan Morgan n’en revenait pas. Aucun humain sain d’esprit ne s’aventurerait de son plein gré dans l’immeuble qui abritait le Conseil des wargs. Et surtout pas un membre de l’Aegis.
Cependant, Kynan n’était ni tout à fait humain ni complètement sain d’esprit, et il était loin d’être sans défense. Si Heofon, l’amulette qu’il gardait autour du cou, l’amenait à porter le poids du monde sur les épaules, elle allait de pair avec un sort d’invincibilité du tonnerre. Seul un ange déchu pouvait le blesser.
Génial, non ?
Certes, Lore pouvait le tuer lui aussi, mais ils avaient réglé leurs différends. Plus ou moins. Le démon aimait toujours le titiller, mais cela allait dans les deux sens.
Kynan attendait sur le seuil d’un vieil immeuble en ruine qui, en son temps, avait dû accueillir la noblesse russe. À présent, l’édifice tenait à peine debout, et lorsqu’une femme aux cheveux noirs et aux yeux méfiants lui fit signe de la suivre, il remarqua que l’intérieur était en bien pire état que l’extérieur.
Les murs s’effritaient et le carrelage se fissurait, même si des tapis aux chatoyantes couleurs rouge et or y avaient été jetés en guise de cache-misère. Des plantes en pots et des arbres poussant à même le sol conféraient au vestibule une allure de forêt vierge, ce qui tombait sous le sens vu que les wargs, de naissance surtout, étaient avant tout des animaux sauvages.
La femelle s’arrêta devant une salle qui, à l’époque, avait dû servir de bibliothèque. La pièce comprenait encore des livres, la plupart jaunis par le temps et la poussière. Deux mâles se campaient au centre, et lorsque Kynan s’avança, il sentit qu’on bougeait derrière lui.
Il n’eut guère besoin de se retourner pour savoir qu’il était cerné. Pris au piège. Décidément, les wargs refusaient de courir le moindre risque.
Le plus grand des deux, celui au nez épaté et aux cheveux roux hirsutes, le toisa, les yeux plissés.
— Sache qu’aucun Gardien n’a jamais foulé le marbre des quartiers généraux du Conseil des wargs. Comment nous as-tu trouvés ?
— L’Aegis a de la ressource.
En vérité, ils cherchaient ce lieu depuis des décennies, et ils ignoraient toujours son emplacement. Kynan et Wraith l’avaient localisé la veille. Le démon pouvait retrouver n’importe quoi, surtout depuis qu’il bénéficiait de la même bénédiction que Kynan.
— Qui êtes-vous ?
Le rouquin ricana avec mépris.
— Valko. (Il désigna le blondinet de la tête.) Lui, c’est Raynor. Et ton nom pour qu’on puisse prévenir tes proches ?
Sacré rigolo, ce gars-là.
— Je m’appelle Kynan.
— Et pourquoi es-tu là, Kynan ? s’enquit Raynor. Possèdes-tu des informations sur le fléau qui décime notre population ?
— Si c’était le cas, tu crois qu’il les partagerait avec nous ? railla Valko. Les Aegis souhaitent notre extinction plus que tout.
— C’est faux. (Kynan ôta ses lunettes de soleil et les rangea dans sa poche.) Nous tuons beaucoup moins de loups-garous que par le passé, et vous le savez.
Grâce à Tayla et Kynan, l’Aegis avait subi de profonds changements et appliquait une politique plus souple envers les lycanthropes. Dorénavant, ces derniers étaient capturés et non plus abattus d’office. Tant qu’ils ne s’attaquaient pas aux humains, on les laissait tranquilles. Ou du moins, telle était la règle. Ces mesures visant à préserver les créatures infernales inoffensives n’enchantaient pas certains Gardiens, et il était difficile de surveiller de près toutes les cellules locales.
— Alors, que fais-tu ici ?
— J’ai besoin de renseignements sur une race inédite de loups-garous.
Valko fronça les sourcils.
— Une race inédite ?
— Qui se transforme pendant la nouvelle lune.
Les deux wargs le dévisagèrent d’un œil morne.
— Ça n’existe pas, lui rétorqua Valko, le regard impassible.
— Si. (Kynan fit craquer ses articulations, prêt à en venir aux mains pour obtenir des réponses.) L’un d’entre eux est en fuite avec des Gardiens à ses trousses, et j’essaie de lui sauver la vie.
Et alors, des têtes allaient tomber. Le père de la Gardienne en question, Aegis lui-même, avait contacté le Sigil affolé, craignant que sa fille ne coure un grave danger. Après avoir mené sa petite enquête, Kynan avait découvert que la cellule de l’intéressée, au lieu d’en référer au Sigil, avait décidé de passer outre aux nouvelles règles et d’appliquer la justice selon les anciennes coutumes.
— Nous avons perdu le contact avec l’un des Gardiens chargés de la chasser, poursuivit Kynan. Je veux savoir ce qu’il se passe, et pourquoi elle se dirigeait vers les Territoires du Nord-Ouest.
— Peu importe ce qu’elle est, vous devez la tuer, déclara Valko, coupant le souffle à Ky. Les abominations de ce genre sont toujours dangereuses.
Raynor se raidit, et la tension sous-jacente envahit la pièce.
— Pour toi, tout ce qui n’est pas un warg de naissance est une abomination.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, reprit Valko d’une voix mielleuse dégoulinante de sarcasmes. Vous autres, varcolac, êtes trop susceptibles. Vous n’êtes pas le centre du monde. (Il se tourna vers Kynan.) Nous ignorons tout des wargs capables de se transformer lors de la nouvelle lune. Je te suggère d’abattre la femelle et d’oublier cette histoire.
Valko mentait, mais de toute évidence, il ne révélerait rien. De toutes les personnes avec qui Kynan s’était entretenu, aucune, pas même Eidolon ni le X, n’avait entendu parler d’une telle race de wargs. Kynan se trouvait donc dans une impasse.