Le moi et ses ombres
Une fois que j’avais tout dit ? Est-ce si sûr ? N’avais-je pas supprimé, au dernier moment – au prétexte d’une difficulté de construction d’un chapitre – un long paragraphe dans lequel je racontais une anecdote qui montrait à merveille avec quelle force s’imposait à moi le désir de maintenir, envers et contre tout, la distance qui s’était instaurée dans ma vie entre le monde ouvrier d’où je venais et le monde intellectuel où j’étais arrivé ? Je ne comprends plus aujourd’hui pourquoi je ne parvins pas à trouver à cette vingtaine de lignes une autre place dans le livre. Ou, plutôt, je comprends trop bien : tout s’y nouait, tout s’y jouait.
Bien des choses que j’ai consignées dans Retour à Reims, je les avais racontées à Pierre Bourdieu, au fil de nos rencontres ou de nos conversations téléphoniques quasi quotidiennes pendant une vingtaine d’années (je l’ai connu à la fin de l’année 1979 et il est mort en janvier 2002). Quand il me fit lire, en 1991, l’entretien qu’il avait réalisé avec deux garçons d’une cité de banlieue, dans le cadre d’une vaste enquête qui allait déboucher sur cet extraordinaire volume qu’est La Misère du monde et dont il commençait de publier les résultats dans sa revue, Actes de la recherche en sciences sociales, je m’étonnai de la complaisance qu’il semblait manifester à l’égard de ses interlocuteurs, notamment lorsque ces derniers lui laissent entendre qu’ils n’hésitent pas à user d’une certaine violence physique contre deux femmes blanches et jugées par eux racistes de leur cité. Je lui objectai qu’il s’apprêtait à ne produire qu’une vision bien partielle de la situation qu’il prétendait décrire et analyser, puisqu’il ne donnait pas la parole à ces deux femmes, ni à toutes les autres personnes qui ne devaient pas manquer de se plaindre des comportements et des agissements des jeunes hommes qu’il avait interviewés et dont il n’était pas difficile d’imaginer à quel point ils devaient empoisonner, jour après jour, la vie des résidents plus âgés1. Il me confia alors s’être étrangement retrouvé en ces deux garçons, qui lui rappelaient ce qu’il avait été au même âge : dans leurs propos, il avait entendu comme un écho de sa jeunesse. Je le sais bien : cette empathie que je lui reprochais était nécessaire à sa rencontre avec eux et, donc, au travail qu’il voulait mener. Pour restituer une parole, encore faut-il qu’elle s’exprime ; il convient pour cela d’installer la situation et les conditions d’un échange qui soit le moins artificiel possible. Néanmoins, ce numéro d’Actes de la recherche s’intitulait « La souffrance », et je m’obstinai à souligner la contradiction entre le titre et le fait que les souffrances endurées par certains habitants du lieu auquel il s’était intéressé ne soient pas prises en considération. Il s’explique, en partie, sur ce point dans le texte – très beau, au demeurant, et très puissant – de présentation de cet entretien, quand il insiste sur l’« effet de destin » que produit l’obligation de vivre dans des lieux de relégation sociale, et sur l’engrenage qui mène par paliers de l’échec scolaire et de l’absence de débouchés professionnels – « le handicap lié au défaut de diplômes et de qualification, lui-même lié au défaut de capital culturel et tout spécialement linguistique » – à la semi-délinquance et à la quasi inéluctable affirmation violente de soi, comme moyen pour chacun, happé par des codes collectifs, de se doter d’une identité sociale et d’exister à ses propres yeux. Bourdieu insiste aussi sur la difficulté pour des gens dont les histoires personnelles sont très hétérogènes, de coexister dans ces mêmes espaces de misère sociale – d’où les inévitables « erreurs de cible » : c’est le voisin, et donc le plus proche socialement, qui devient l’ennemi, et non les responsables politiques ou la division de la société en classes, entités trop lointaines et trop abstraites pour paraître réelles. Ce qui explique que lorsque se déclenchent des émeutes, c’est l’école et le collège où vont leurs frères et sœurs, les autobus qui desservent leur quartier… que ceux qui se révoltent vont incendier, comme des symboles des institutions qu’ils haïssent, de l’État, des pouvoirs… au lieu de s’en prendre – mais où et comment ? – aux institutions, à l’État, aux pouvoirs…
Bourdieu reviendra, plus tard, sur ce sentiment de proximité alors éprouvée. Dans une page de son Esquisse pour une autoanalyse, il se décrit lui-même lorsqu’il était un adolescent, « toujours dans une révolte proche d’une sorte de délinquance » pour expliquer comment il parvint à « communiquer, en dépit des différences de tous ordres, dit-il, et sans avoir le moins du monde à me forcer, oubliant et mon âge et mon statut – beaucoup trop sans doute, et au point d’approuver, comme on me l’a fait remarquer, des conduites normalement considérées comme tout à fait répréhensibles – avec le jeune beur de La Misère du monde et son copain – immédiatement perçus dans ce qu’ils avaient de désarmé, par-delà l’apparence de fermeture intraitable que devant un autre ils auraient sans doute soutenue2 ».
Il est d’ailleurs possible que la manière dont il s’était plus ou moins spontanément identifié (le mot est trop fort, j’en conviens ; disons plutôt : l’empathie qu’il avait eu à cœur de manifester) et le rejet épidermique que j’avais ressenti en lisant ce texte (et tout aussi peu « réflexif » : après tout, c’était un entretien, et il s’agissait pour lui d’obtenir et de consigner des réponses aux questions qu’il fallait poser, en trouvant le langage qui permettait de les poser) avaient, dans les deux cas, à voir avec la sexualité et avec le rapport qu’on entretient à la masculinité. Il reconnaissait en eux quelque chose de sa jeunesse. Moi non, au contraire ! J’aurais pu devenir un adolescent chahuteur et bagarreur : le monde d’où je venais m’y prédisposait, et il me fallait correspondre à ses attentes tacites ou exprimées sous forme de rappels à l’ordre quand on ne s’y conforme pas (« t’es une vraie gonzesse », « t’es un vrai pédé », et autres phrases bien plus vulgaires que je m’abstiendrai de mentionner). Mais l’homosexualité, toujours nommée par les autres comme un repoussoir, comme ce qu’il est absolument impensable à la fois d’être et de paraître, m’éloigna assez vite de ces rôles qui m’attendaient et m’appelaient. Et le jeune gay que j’étais ou plutôt en lequel je me transmuais peu à peu, dans la crainte et le tremblement, mais aussi en entrevoyant un autre futur, aurait plutôt été – et pourquoi ne pas le dire : fut effectivement, et à plusieurs reprises – l’une des victimes de ces brutalités dont se vantent les deux personnages du livre de Bourdieu. Je me changeais au fil de cette évolution en « the scared gay kid », le garçon gay effrayé, dont parle Allen Ginsberg dans l’un de ses derniers poèmes, et, d’une certaine manière, je le suis encore. Il est difficile de décrire ce double mouvement : on se découvre différent et l’on essaie d’organiser sa vie et de se façonner soi-même à partir de cette différence. Sentiment positif, et qu’on espère joyeux. Et, en même temps, on prend vite conscience que cette identité est vouée à la honte, et qu’elle devra se vivre sous le signe de la peur. Sentiment négatif, et qui ruine ou ternit le sentiment positif qui ne sera donc joyeux que par intermittence. En réalité, cette peur-là ne m’a jamais quitté ; elle continue de m’habiter, et forme l’un des éléments les plus profonds et les plus constants, peut-être, de ma personnalité : je contrôle mes gestes et mes paroles dans l’espace public (quand je suis dans le métro, quand je marche dans la rue le soir, quand je voyage…). Être gay – et cela vaut pour d’autres « catégories » infériorisées, bien sûr : être lesbienne, être transgenre, être noir, être juif, etc. – c’est être vulnérable, toujours à la merci d’une insulte ou d’une agression. Et, plus encore, défini au plus profond de soi-même par cette vulnérabilité quasi ontologique. J’ai souvent insisté sur le sentiment de la honte que l’ordre social ou l’ordre sexuel inscrivent dans le corps des déviants ou des minoritaires comme l’une des dimensions fondamentales de leur rapport au monde et aux autres3. Il convient d’y ajouter la peur. Elle étreint par moments, avec l’intensité d’un sentiment de panique insurmontable, les individus stigmatisés ou stigmatisables, mais elle s’exprime le plus souvent sous la forme d’une sourde inquiétude qui impose d’être toujours en alerte face à un environnement dont on connaît et redoute l’hostilité foncière, elle aussi toujours en éveil : l’insulte ou l’agression physique potentielles peuvent à tout instant s’actualiser et devenir des mots ou des gestes bien réels (et ces potentialités exercent donc des effets avant même de s’actualiser, puisqu’on vit dans la crainte permanente de cette actualisation). C’est cette peur qui pousse ceux dont le « stigmate » n’est pas nécessairement visible à essayer de le dissimuler, alors que, bien sûr, le stigmate visible rend le danger omniprésent et la peur encore plus consubstantielle à l’existence elle-même (c’est la raison pour laquelle ce sentiment a été décrit avec une force particulière par des écrivains noirs : Richard Wright, Zora Neale Hurston, James Baldwin, Toni Morrison et tant d’autres…). Si l’on peut, jusqu’à un certain point, dépasser la honte, en inversant – collectivement – le stigmate, en contestant les hiérarchisations sociales, sexuelles ou raciales et les normes assujettissantes (avec des slogans tels que « Black is beautiful », « Gay Pride »…), il est plus difficile de dépasser la peur. Ainsi, la peur devient la structure même de l’Être-au-monde pour ceux qui la ressentent (plus ou moins brutalement selon les circonstances). Là réside l’inégalité indépassable entre, d’un côté, ceux qui subissent ou savent qu’ils peuvent subir la violence et, de l’autre, ceux qui l’instituent et la perpétuent ou, même, ceux qui, tout simplement, ne la perçoivent pas, ne l’imaginent pas, en minimisent la portée, car ils sont du « bon côté » et ne risquent donc rien.
Dans son portrait de l’Amérique des années 1960, Jean Genet a magnifiquement rendu ce que la peur d’hier fait aux individus d’aujourd’hui lorsqu’il évoque, à propos des militants noirs auprès desquels il s’engage, leur « psychisme parcouru de hantises » : « Ils gardent par-devers eux un enchevêtrement obsessionnel », lié à la mémoire de l’oppression et à la « terreur » qu’elle a imprimée en leur esprit4.
L’effroi est ancien et nous sommes bien vieux à cet égard : chacun redécouvre pour son propre compte la peur qu’ont connue, qu’ont vécue ceux qui l’ont précédé dans cette généalogie du racisme et de l’ostracisme. J’ai très vite perçu qu’être identifié comme gay, et notamment dans un quartier où les adolescents construisent leur identité masculine dans la haine de l’homosexualité, expose aux insultes et aux agressions réitérées, aux brimades incessantes et plus ou moins graves… Au point que l’on peut vivre comme un cauchemar renouvelé le simple fait de rentrer chez soi ou d’en sortir. Cette frayeur fondamentale n’est sans doute pas très éloignée de celle que vivent les femmes le soir, la nuit, dans la rue ou les transports en commun où elles doivent surveiller tout ce qui se passe autour d’elles, tant la « hantise », pour reprendre le mot de Genet, de l’agression sexuelle et du viol, dont la menace est toujours présente, commande leur rapport à l’espace public. Ainsi, la relation que l’on entretient avec l’extérieur, avec la rue, n’est pas la même selon qu’on est blanc ou noir, homme ou femme, hétérosexuel ou gay, etc. C’est ce que doit d’abord prendre en considération l’analyse des interactions qui mettent en présence des individus à tel ou tel moment : chaque rencontre entre deux personnes contient toute l’histoire des structures sociales, des hiérarchies établies et des modes de domination qu’elles instituent… Le présent de chacun d’entre nous dépend fortement d’un passé individuel qui lui-même dépend d’un passé collectif et impersonnel : celui de l’ordre social et des violences qu’il contient. L’exemple donné par Genet est frappant : un Blanc verra dans un arbre les branches, les feuilles, les nids d’oiseaux qu’elles abritent… un Noir y verra le gibet du lynchage, la corde qu’on y accrochait, les meurtres atroces ainsi perpétrés… Tout ce qui se passe dans la vie d’un Noir américain s’inscrit dans trois cents ans d’histoire, et par conséquent c’est vrai également pour la vie quotidienne d’un Blanc qui, si peu coupable qu’il soit personnellement, si antiraciste qu’il puisse être et se proclamer, ne s’en situe pas moins, en tout cas relationnellement et aux yeux de son Autre, dans la même histoire et dans la même structure d’opposition et d’oppression qui caractérise cette histoire. Et c’est vrai – mutatis mutandis, bien sûr – de toute interaction qui est toujours la rencontre de deux, ou de plusieurs, histoires incorporées, de « psychismes » dans lesquels d’anciennes et toujours actuelles « hantises » ou, en tout cas, d’anciens et toujours actuels affects sociaux sont gravés. Ainsi, rendre compte d’une interaction, c’est rendre compte de ces histoires qui se trouvent au contact l’une de l’autre et de la manière dont elles se croisent et se réactivent dans l’instant présent. On n’insistera jamais assez sur tout ce qu’il faut de mise en perspective historique, tout ce qu’il faut d’analyse sociologique, tout ce qu’il faut de réflexion théorique… pour être en mesure de comprendre les paroles, les regards, les gestes, les sentiments, les émotions, en un moment donné, et aussi les relations entre des individus engagés dans une interaction, fût-elle distante et involontaire ! La temporalisation, c’est toujours ce qui naît de l’entrechoc de passés hétérogènes.
Tout cela pour dire que les souvenirs de sa jeunesse turbulente avaient conduit Bourdieu à éprouver un sentiment de proximité spontanée et préréflexive avec ces deux garçons : c’est son histoire, personnelle et donc sociale, qui entrait en résonance avec ce présent qu’il entendait décrire, et avec toute l’histoire aussi dont ce présent social et politique était l’aboutissement. Mes souvenirs m’amenaient à une réaction inverse : une défiance tout aussi immédiate, et craintive, s’accompagnant d’une certaine solidarité, quoique problématique, bien sûr, et difficile à admettre et encore plus à formuler, avec ceux et celles dont ces petits machos de banlieue devaient s’ingénier à rendre le quotidien invivable. Au fond – j’hésite à le dire en ces termes, mais comment mener une « auto-analyse » si on recule devant les vérités dérangeantes ? – Bourdieu cherchait à « comprendre » ces deux jeunes hommes captés par des déterminations et dominés par des rôles, des attitudes, des « personnages » qui s’imposaient à eux ; j’étais plutôt porté à « comprendre », par une sorte d’identification positionnelle inverse, les deux femmes apeurées et poussées par leurs comportements vers le racisme ou vers une formulation en termes racistes du sentiment de malaise suscité par les conditions d’existence auxquelles elles n’avaient pas la possibilité d’échapper. Les uns et les autres se retrouvaient piégés par les mécanismes qui avaient fabriqué la situation dans laquelle ils devaient cohabiter. Il étaient tous ensemble les produits, non seulement de l’histoire générale des classes populaires, de la domination masculine, de l’immigration, de la relégation sociale et urbaine mais, aussi, de la réalité d’un secteur du monde social façonné par les politiques étatiques de l’urbanisme et du logement à l’aboutissement desquels de tels ghettos ont vu le jour et où se sont développés tous les symptômes de ce que l’on peut considérer comme des pathologies sociales (si le mot a un sens, c’est bien dans ce contexte, et non pas quand surgissent des révoltes contre cet état de fait) provoquées et aggravées par le chômage et la précarité. Ce que met en évidence la réflexion sur les contraintes sociales incorporées ? La terrible loi des déterminismes sociaux qui assignent des places et prescrivent aux uns et aux autres ce qu’ils vont faire, ce qu’ils vont dire, ce qu’ils vont être. Au fond, il ne serait pas faux d’affirmer que les « émeutes de banlieue » et le « vote Front national » sont les deux faces d’une même médaille, les deux conséquences d’un même ensemble de phénomènes, les effets extrêmes, aux pôles opposés, mais liés entre eux, d’une même situation vécue – différentiellement – dans la tension au jour le jour par les protagonistes de cette dramaturgie économique, sociale et politique mise en place et en scène depuis tant d’années par les gouvernants et les experts technocratiques qui les conseillent.
*
Toujours est-il que j’avais alors rappelé à Bourdieu à quel point mes parents avaient éprouvé comme une sorte d’agression permanente à leur égard les agissements de ces groupes d’adolescents – enfants d’immigrés – du quartier où ils vivaient et à quel point cette perception avait exacerbé des sentiments haineux et notamment racistes qui préexistaient chez eux depuis toujours, aussi loin que je me souvienne. Ils se sentaient cernés, harcelés. Au fond, ma mère aurait très bien pu, si elle avait vécu seule, se retrouver dans la situation des habitantes de la cité lilloise dont il est question dans le dialogue sur « L’ordre des choses », titre qu’elle aurait jugé incongru, puisqu’elle imaginait plutôt que l’ordre ancien et quasi naturel des choses était en train de se défaire sous ses yeux et à ses dépens. Je citai alors à Bourdieu quelques-unes des phrases qui revenaient comme une litanie dans ses propos, chaque fois que je parlais avec elle au téléphone. L’exaspérante, l’obsédante dégradation du cadre et des conditions de vie auxquels mes parents avaient aspiré pendant si longtemps – qu’on leur octroie un appartement clair et spacieux dans un quartier moderne – et qu’ils voyaient se déliter jour après jour, comme si on les avait floués en leur vendant des rêves qui tournaient au cauchemar, le choc entre l’espérance si puissante, dans les années 1960, d’accéder à un certain confort, aux biens de consommation, etc., et la réalité des années 1970 qui ne correspondait pas du tout à ce projet de s’arracher à ce qu’ils étaient, tout cela les avait poussés à quitter la ville, le cœur et l’esprit saturés d’aigreur et de ressentiment, de colère même, pour s’installer dans ce qui n’avait été jusque-là qu’un village et que les organismes de logements sociaux transformaient rapidement en zone d’habitat périurbain en construisant des rues entières de lotissements. Ils s’étaient persuadés que, là, enfin, ils auraient la paix en ne vivant plus au milieu de ceux qu’ils désignaient tantôt comme les « Arabes » (avec toutes les déclinaisons injurieuses de ce nom, les « ratons », les « bicots », les « bougnoules » ou les « bougnes »), puis, à la vague d’immigration suivante, comme les « négros » ou les « bamboulas », tantôt, simplement, comme des « étrangers », et parfois, avec cette hostilité jamais apaisée qui surgissait dans chaque propos de la conversation quotidienne, comme la « racaille », les « pouilleux », les « bons à rien » avec qui ils ne supportaient pas de devoir cohabiter. Plus que leur tranquillité, c’est l’image d’eux-mêmes qui était en jeu, et le sentiment de ce qu’ils considéraient comme leur dignité : ne pas être ramenés à ce à quoi ils avaient travaillé si dur, et pendant tant d’années, à ne plus appartenir, c’est-à-dire, au fond, au monde des pauvres. Toute perception de soi-même est relationnelle, mais cette « relationnalité » peut se vivre dans différents registres, à différents niveaux. Mes parents en étaient venus à percevoir leur position dans le monde social de manière quasi unidimensionnelle, c’est-à-dire presque uniquement par rapport à leurs nouveaux voisins. Leur regard politique changea. Désormais, quand ils disaient « ils », « eux », ce n’était plus pour parler des bourgeois, des riches, des patrons, des politiciens, etc., qui les opprimaient, les ignoraient, les méprisaient et auxquels il fallait s’opposer… mais des Maghrébins ou des Africains par lesquels leur espace était « envahi ». Quand ils disaient « nous », ce n’était plus pour désigner les « ouvriers » ou les gens du peuple, mais les « Français » qui devaient se défendre contre cette « invasion », cette « colonisation » à l’envers : le lieu d’habitation, le quartier n’étaient plus un espace de solidarités fondées sur des expériences et des aspirations partagées, mais un territoire traversé par des lignes de clivage entre les différentes fractions des classes populaires, avec les Français d’un côté et les étrangers de l’autre, c’est-à-dire les occupants légitimes et les « envahisseurs » (on est « envahi », « on n’est plus chez nous » sont des phrases répétées cent fois par jour par ceux dont on peut dire, par conséquent, qu’ils éprouvaient aussi durement la misère de position que, auparavant, la misère économique et sociale, c’est-à-dire la misère tout court, dont ils avaient eu tant de peine à sortir).
La nouvelle situation leur déplaisait. Ils tinrent à quitter cet environnement dès qu’ils le purent. Mais puisque La Misère du monde entendait montrer comment le monde social a pour caractéristique fondamentale de produire d’innombrables perceptions – en concurrence, voire en confrontation entre elles – de soi et des autres, et que l’analyse doit se donner pour tâche de reconstituer l’ensemble de ces points de vue qui se heurtent, s’opposent, s’affrontent en permanence (en essayant, dans chaque cas, de prendre le point de vue de ceux qui s’expriment pour pouvoir l’intégrer dans l’espace global sans choisir entre ce qu’on l’on aimerait privilégier et ce que l’on aimerait déprécier), il me paraissait impossible, impensable, de ne pas interroger ceux qui souffraient des comportements de ces adolescents ou postadolescents que, dans le dialogue qu’il venait de publier, Bourdieu semblait présenter comme les objets par excellence du regard sociologique compréhensif (qui courait alors le risque de s’arrimer à un biais politique conduisant à se situer plutôt du côté du jeune beur ou, plus généralement, des « jeunes » de la cité, que des femmes blanches plus âgées et racistes, annulant ainsi le projet de restituer la multiplicité des points de vue – et l’on voit que l’enjeu est de taille : ne pas figer l’opposition entre, d’un côté, les immigrés et leurs enfants et, de l’autre, les blancs racistes prompts à voter pour l’extrême droite en reniant leur appartenance d’autrefois à la gauche, afin d’exprimer une insatisfaction générale et un ressentiment diffus ; et surtout ne pas constituer le « jeune de banlieue » en nouveau sujet – en nouveau personnage mythologique – de la radicalité ou de la résistance politiques, abandonnant alors les classes populaires blanches à une dérive vers l’extrême droite, phénomène dont Bourdieu était par ailleurs l’un des plus conscients et dont il avait été, très tôt, dès le début des années 1980, un analyste fort lucide dans le cadre de sa critique de l’idéologie de plus en plus bourgeoise et de plus en plus droitière du Parti socialiste5.
Dans le texte de présentation du numéro d’Actes de la recherche où figurait ce dialogue, il déclarait vouloir convier le lecteur à adopter l’« œil sociologique », qui, disait-il, « prend les choses et les gens comme ils sont, parce qu’il travaille toujours à les rapporter aux causes et aux raisons qu’ils ont d’être ce qu’ils sont », allant jusqu’à avancer que cette démarche amenait le sociologue, à condition de s’objectiver lui-même, à pouvoir « se porter en pensée au lieu où se trouve placé son objet et prendre ainsi son point de vue, c’est-à-dire comprendre que s’il était, comme on dit, à sa place, il serait et penserait sans doute comme lui6 ». Mais si la scène sociale étudiée inclut divers protagonistes qui s’affrontent en un même « lieu » (avec tout ce que Bourdieu appellera les « effets de lieu » et qui seront forcément différents pour chacun de ces protagonistes), la tâche du sociologue s’avère malaisée, puisqu’il doit se dire que, s’il était à la place des uns et des autres, il serait et penserait comme chacun d’eux, qui pensent les uns contre les autres. S’il laisse apparaître qu’il penche d’un côté ou de l’autre, c’est que l’objectivation du sociologue par lui-même, la réflexivité qu’il invoque n’ont pas été poussées suffisamment loin.
« Comprendre » s’intitulerait plus tard la conclusion de La Misère du monde. Bourdieu y décrirait alors l’« entretien » sociologique comme une forme d’« exercice spirituel, visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres dans les circonstances ordinaires de la vie. La disposition accueillante qui incline à faire siens les problèmes de l’enquêté, l’aptitude à le prendre et à le comprendre tel qu’il est, dans sa nécessité singulière, est une sorte d’amour intellectuel : un regard qui consent à la nécessité ». Beau texte, assurément, pour un très beau programme théorique ! À condition qu’il s’applique à tous7.
Nul ne s’en étonnera, Bourdieu entendit mon objection et me répondit : « Vous avez raison ! Il est très important de recueillir aussi ce point de vue. » Et il eut alors l’idée d’envoyer à ma mère une sociologue de l’équipe qui participait avec lui à la préparation de ce volume collectif (et sans qu’il ait besoin de s’attarder sur cette question, il semblait aller de soi pour lui – et comment ne pas être d’accord avec lui sur ce point ? – qu’il revenait à une femme d’interroger une femme, afin d’établir une plus grande et plus immédiate complicité dans l’interaction de l’entretien). Il voyait dans le tableau social que je lui peignais un cas exemplaire de ce qu’il appelait la « souffrance de position », notion autour de laquelle une bonne partie du livre en gestation allait s’articuler et qui correspondait parfaitement à la situation que je lui avais rapportée. (C’est une notion qui, de manière plus générale, me semble tout à fait capitale, puisqu’elle permet d’éviter de ne prendre en considération dans l’analyse que la souffrance de condition, qui peut parfois masquer la puissance des effets de la souffrance de position. Tout est question d’échelle : sur la carte globale du monde social : misère de condition ; sur la carte plus restreinte d’une classe sociale ou d’un métier ou d’un quartier : misère de position.) Ma mère aurait-elle accepté de se plier à l’exercice ? Rien n’est moins sûr. La question ne se posa pas puisque je ne pus m’y résoudre. La raison principale, je dois l’avouer, étant tout simplement que, même si l’entretien devait être « anonymisé », il me parut impossible d’accepter que resurgisse d’une manière aussi étrange dans ma vie tout ce à quoi j’avais précisément voulu échapper, et que le monde que je m’étais construit – mes amis, la vie intellectuelle… – se trouve ainsi projeté au contact du monde que j’avais fui. La frontière entre ces deux parties de moi-même, aussi présentes l’une que l’autre mais dissociées, ou du moins le croyais-je, le voulais-je, devait rester aussi étanche que possible. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’était, vingt ans avant l’épisode de la photo déchirée, un processus analogue qui opérait en moi avec une force qu’aucun acte de réflexion ou de décision ne venait soutenir dans l’instant, mais qui, venu du fonds de mon passé, de mon histoire, de ma trajectoire… imposait de lui-même sa loi et me dictait cette réaction.
On y verra un paradoxe : la démarche de Bourdieu aurait dû représenter pour moi le moyen de cette réconciliation entre ces deux périodes de ma vie – qui, bien sûr, continuaient de cohabiter conflictuellement en moi –, le passé et le présent ou plus exactement la présence déniée du monde passé et inlassablement renié et la présence affirmée du monde présent et, plus ou moins, choisi. Or l’œuvre de Bourdieu, je l’admirais depuis longtemps. Il me serait difficile de trouver des mots assez forts pour exprimer à quel point, quinze ans avant La Misère du monde, avait été considérable sur moi l’influence de son travail, et surtout de cet ouvrage majeur qu’est La Distinction. Bizarrement, je ne le mentionne pas, dans Retour à Reims, parmi les textes-clés de ma « sentimenthèque », alors qu’il s’agit sans doute d’un des livres qui auront le plus compté dans ma vie et que je le considère comme une référence théorique indépassable pour qui veut comprendre le fonctionnement du monde social – et donc se comprendre soi-même. À bien des égards, Retour à Reims s’inscrit dans la filiation de La Distinction. Mon livre, je veux dire la possibilité d’une telle démarche autoanalytique et socioanalytique, n’aurait pas existé si ce cadre de pensée n’avait pas été posé, un quart de siècle plus tôt. La puissance de la pensée bourdieusienne, son évidence de vérité frappe ses lecteurs – et d’abord les transfuges de classe qui saisissent tout de suite le caractère foncièrement relationnel de ce qui définit les lieux différenciés où ils ont vécu et les styles de vie qui les caractérisent. Annie Ernaux a fort bien évoqué cette impression ressentie jusqu’à l’émotion physique à la lecture des livres de Bourdieu et aussi cette transformation de soi-même, du regard qu’on porte sur le monde, qu’ils permettent d’opérer : « Lire dans les années 1970 Les Héritiers, La Reproduction, plus tard La Distinction, c’était – c’est toujours – ressentir un choc ontologique violent. J’emploie à dessein ce terme d’ontologique : l’être qu’on croyait être n’est plus le même, la vision qu’on avait de soi et des autres dans la société se déchire, notre place, nos goûts, rien n’est plus naturel, allant de soi dans le fonctionnement des choses apparemment les plus ordinaires de la vie. Et, pour peu qu’on soit issu soi-même des couches sociales dominées, l’accord intellectuel qu’on donne aux analyses rigoureuses de Bourdieu se double du sentiment de l’évidence vécue, de la véracité de la théorie en quelque sorte garantie par l’expérience : on ne peut, par exemple, refuser la réalité de la violence symbolique lorsque, soi et ses proches, on l’a subie8. » Le projet littéraire d’Ernaux et sa réalisation qui allaient aboutir à ces livres marquants dont j’ai mentionné les titres plus haut doivent beaucoup à sa lecture de Bourdieu (croisée avec celle de Beauvoir, comme on va le voir : il faut souligner à quel point écrire quelque chose de nouveau doit passer par la référence à de grands auteurs dont on s’inspire, et notamment grâce aux grilles de lecture qu’ils nous ont léguées, au travail d’élucidation et d’explicitation qu’ils ont mené, et aussi, c’est très important, à l’effet d’autorisation que transmettent les gestes qu’ils ont accomplis avant nous).
La reconstruction grandiose de l’ordre social comme machinerie inégalitaire et le décryptage minutieux et implacable des effets de la domination sociale qui, en s’inscrivant durablement dans les cerveaux, permettent à celle-ci de se perpétuer… tout cela m’avait non seulement illuminé, intellectuellement parlant, mais aussi, en partie, libéré, existentiellement. J’en avais eu le souffle coupé et je pourrais dire, sans exagérer, que Bourdieu m’a permis de survivre à une époque où la trajectoire que je suivais et le clivage du moi qui s’ensuivait auraient pu me rendre fou. Il me donnait des clés pour savoir qui j’étais, ce qui se passait dans mon existence sociale, en même temps qu’il me permettait de réfléchir, d’un point de vue plus général, sur ce qu’est un « individu », sur ce qu’est le « moi », sur les mécanismes de sa constitution et les conditions de son rapport aux autres et au monde. En un sens, la lecture de ce livre avait été pour moi le moyen de garder un lien – intellectuel et politique – avec ma famille, avec mon milieu, alors que je ne les avais pas quittés depuis très longtemps, mais m’étais déjà éloigné d’eux, mentalement et socialement. Surtout, il m’aura sans doute permis de me trouver toujours-déjà appelé par un processus de retour – dont l’accomplissement effectif, la formulation explicite et l’expression littéraire et théorique allaient être rendus possibles, quoique différés, par le fait préalable que la distance, si grande qu’elle ait pu devenir, se voyait toujours contrecarrée par la force de la pensée sociologique et politique que j’avais décidé de m’approprier. Au tout début de La Distinction, Bourdieu présente son travail comme une entreprise de « psychanalyse sociale ». Cette idée d’une exploration de l’inconscient du monde dans lequel nous sommes immergés, et aussi de la manière dont les inconscients individuels sont façonnés par les structures de ce monde social et de l’histoire dont il est le produit, m’avait évidemment séduit puisqu’il s’agissait d’utiliser certains concepts de la psychanalyse (discipline qui m’a depuis toujours inspiré une réaction instinctive de rejet, de révolte, et souvent même une irréductible aversion, que j’assume aujourd’hui pleinement et qu’il ne me paraît pas très difficile d’expliciter ni de thématiser) en les faisant fonctionner dans une perspective anthropologique et sociologique et donc résolument non psychanalytique. J’avais le sentiment que ce livre illuminait mon présent, mon passé, et surtout le rapport entre les deux. Il répondait aussi aux questions et aux problèmes que mon marxisme de jeunesse me paraissait désormais inapte à éclairer. Oui, ce livre parlait de moi. Me donnait les clés pour me comprendre.
Et pourtant ! Cet accord intellectuel que j’éprouvais dans ma chair ne me permit pas de résister à la force envahissante de la « violence symbolique », c’est-à-dire cette complicité que les dominés accordent à leur domination, et qui vient du fait qu’on est tellement fabriqué par l’ordre du monde – social – qu’on devient responsable de la reproduction de celui-ci : on en valide la légitimité et le fonctionnement, même lorsqu’on le conteste ou le combat à un autre niveau afin de le changer ; s’il change moins vite qu’on ne le voudrait, c’est aussi parce qu’on participe de sa perpétuation par tous les automatismes incorporés qui se traduisent dans nos faits et nos gestes, nos pensées et nos paroles. Quand un étudiant m’objecta, lors d’une discussion sur Retour à Reims, au début de l’année 2010, à l’université de Lille, qu’il était paradoxal, pour quelqu’un comme moi qui avait été proche de Bourdieu et qui restait proche de son œuvre, d’avoir intériorisé aussi intensément les hiérarchies sociales, les valeurs qu’elles imposent et les souffrances qu’elles infligent, je fus décontenancé – ce qui ne m’arrive pas souvent – par l’aveuglante clarté, derrière la simplicité apparente de sa question, de la contradiction qu’elle soulignait. Comme ce garçon avait soulevé plusieurs problèmes, j’en profitai pour éviter de lui répondre sur ce point. Qu’aurais-je pu dire ? Que la théorie dont on se revendique, même quand elle est vécue dans sa chair, et que la politique dont on se réclame, même quand elle vient du plus profond de soi-même et de l’expérience passée et présente, ne sont pas dotées d’une efficacité – performative – suffisante pour casser les inerties du monde social autour de nous et en nous. C’est pourquoi les oppositions toujours rejouées entre la « liberté » et le « déterminisme », la « prise de parole » et le fait d’« être parlé » par les structures du monde, etc., me semblent passer complètement à côté de cette vérité essentielle : c’est que les deux dimensions sont vraies en même temps, imbriquées l’une dans l’autre, que ce soit sur un plan collectif ou sur un plan individuel. Si critique ou si radical qu’on souhaite être ou devenir, on reste soumis, à bien des égards, aux pesanteurs historiques et sociales dans son comportement ou dans ses désirs quotidiens. Critiquer l’ordre des choses, vouloir contribuer à le changer ne veut pas dire qu’on s’est déjà changé soi-même, qu’on s’est intégralement « libéré » de ces rôles appris et devenus « naturels » et des comportements ou des réactions qu’ils commandent.
Cela n’a rien de surprenant. Simone de Beauvoir, au moment où elle rédigeait Le Deuxième Sexe, n’envoyait-elle pas des lettres à Nelson Algren pour lui dire, dans le cadre de la relation amoureuse nouée avec lui, qu’elle serait « aussi obéissante qu’une épouse arabe » et qu’elle ferait pour lui le ménage et la vaisselle ? Une misérable historienne de magazine crut pouvoir ironiser, quand ces lettres furent publiées en volume, sur ce qu’elle s’empressa d’interpréter comme une revanche de la « nature » sur l’idéologie du tout-culturel… Quelle sottise ! Quelle affligeante sottise ! ! Et qui en dit long sur ce qu’avaient en tête les promoteurs de la révolution conservatrice dans la vie intellectuelle et dans la gauche françaises pendant les années 1980 et 1990 (la « nature » invoquée contre la réflexion critique et contre la pensée féministe, c’était la vieille idéologie de droite qui venait occuper les journaux qui se disaient de gauche, et sous la plume d’anciens staliniens ayant reconverti leurs pulsions autoritaires et rétrogrades d’antan pour les mettre au service de l’ordre établi !). La vérité, c’est que le travail d’émancipation – qu’il faut d’abord, et à chaque pas, accomplir sur soi-même, car la politique innovatrice est forcément une politique de soi sur soi pour desserrer l’emprise en nous de la force oppressive du monde tel qu’il est – peut faire advenir d’autres discours, d’autres possibilités, d’autres imaginations et donc contribuer à changer la réalité ; il ne saurait abolir l’ordre ancien comme par l’effet d’un coup de baguette magique. Que voudrait-on ? Que non seulement Beauvoir ait passé des années et des années à écrire un livre destiné à déstabiliser l’un des principes les plus archaïques et les plus inébranlables de l’ordre social, publié un ouvrage qui allait transformer les perceptions et devenir une référence dans le monde entier, bravé les insultes et les plaisanteries graveleuses… mais que, de surcroît, elle ait aussi renoncé à être amoureuse d’un homme, et à le lui dire, en utilisant pour cela le langage ordinaire et le lexique conventionnel ? Comme si cet amour-là, exprimé par le moyen de formules codifiées – ce paradoxe ne lui échappait pas ! Elle en jouait, elle s’en amusait –, était de « nature » à annuler l’audace intellectuelle et l’affirmation politique ! Il n’y a pas de geste émancipateur total, il n’y a pas de politique sans reste : on est toujours, dans une large mesure, parlé et agi par le monde social même quand on s’efforce de dissoudre, par la parole et par les actes, les adhérences de notre vie, de notre pensée et surtout de notre impensé aux formes du passé, aux modèles qu’on a reçus et dont on voudrait se débarrasser (ou dont on ne tient pas à se débarrasser entièrement, puisque ce sont peut-être ceux sur lesquels on a rêvé, fantasmé, pendant l’enfance et l’adolescence). Plus fâcheuses à mes yeux – mais qui les a relevées ? Pas les néoconservateurs, en tout cas, qui n’y trouvèrent évidemment rien à redire ! – sont les moqueries itératives de Beauvoir, dans cette correspondance, à propos des « pédés » et des « tapettes » : comme si elle tenait à installer Algren dans sa masculinité en l’opposant à l’efféminement de quelques personnages homosexuels qu’elle croisait à Paris ; comme si elle ne pouvait construire sa relation sexuelle et amoureuse avec un homme qu’en mettant à distance les représentants de ce qu’elle semblait décidément considérer comme un troisième sexe voué aux remarques ironiques. Et l’on voit bien – car elle n’aurait sans doute pas avancé de telles remarques dans un texte destiné à être publié – que l’on n’est pas nécessairement la même personne selon les circonstances et, en l’occurrence, selon le statut du propos : privé ou public, lettre personnelle ou essai philosophique (encore que les pages qu’elle consacre à la « lesbienne » dans son livre ne soient pas exemptes de ces pulsions de jugement dépréciatif à l’égard de celles qui transgressent les normes du genre, et c’est en partie en réaction à ses jugements que Monique Wittig tentera de repenser toutes ces questions d’un point de vue lesbien). Des sentiments reçus, des préjugés peu glorieux peuvent continuer de cohabiter, dans notre vie quotidienne, avec la réflexion qui cherche à les analyser et à les défaire. Il n’est pas facile de se « déprendre de soi-même », comme aurait dit Foucault, et il est sans doute infiniment plus facile de correspondre à sa propre pensée politique lorsque l’on est conservateur et qu’on adhère à l’ordre des choses – il suffit d’être bête et content de l’être, en se coulant dans la bêtise socialement autorisée qui n’apparaît comme de la « pensée » que parce qu’elle est, précisément, largement partagée et organise donc l’horizon donné des attentes – que lorsque l’on voudrait se donner pour tâche de changer les structures du monde (dans lesquelles on est nécessairement inséré) et de se changer soi-même. L’orthodoxie – et la défense de celle-ci – est aisée ; l’hérésie beaucoup moins, dont chacun sait, qui s’y est essayé, à quel point elle peut même être douloureusement vécue, et en tout cas perturbante, ou épuisante.
Comment ne pas reprendre à son propre compte ces belles remarques de Sartre : « “J’ai souvent pensé contre moi-même”, ai-je écrit dans Les Mots. Cette phrase-là non plus n’a pas été comprise. On y a vu du masochisme. Mais c’est ainsi qu’il faut penser : se soulever contre ce qu’on peut avoir d’inculqué en soi9. »
Ce qui signifie, comme il y a si justement insisté, qu’il « n’y a pas de liberté donnée » : « Il faut se conquérir sur les passions, sur la race, sur la classe, sur la nation et conquérir avec soi les autres hommes. Mais ce qui compte, en ce cas, c’est la figure singulière de l’obstacle à enlever, de la résistance à vaincre, c’est elle qui donne, en chaque circonstance, sa figure à la liberté10. » Chaque « passion » est particulière, partielle, parcellaire… Chaque victoire sur l’une de ces « passions » ou sur l’une de ces contraintes subies l’est tout autant. Ce qui signifie que la politique est nécessairement multidimensionnelle et se décline toujours au pluriel. J’y reviendrai plus loin. Je m’arrête pour l’instant à l’idée que ce que nous sommes nous est « inculqué » par l’histoire sédimentée et l’ordre établi, et qu’il nous faut travailler à nous défaire, autant que faire se peut, du poids de ces inculcations. Cela ne nous amène-t-il pas à penser qu’il conviendrait, peut-être, d’inverser la célèbre formule de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe : « On ne naît pas femme, on le devient » ? Je n’ignore pas qu’elle voulait, par cette phrase, souligner que ce n’était pas la nature mais la culture, pas la biologie mais les cadres sociaux qui définissent ce qu’il convient d’être ou de ne pas être quand on est une femme et ce qu’il convient d’être ou de ne pas être quand on est un homme. Et que ce sont des contraintes normatives inculquées dès la prime enfance qui déterminent ce qu’« est » une femme et ce qu’« est » un homme, dans un binarisme relationnel qui ne peut donc s’analyser que comme la somatisation de la structure sociale et sexuée, de la division sociale et sexuelle des fonctions et des tâches, des codes et des représentations, des mises en scène de soi par l’intermédiaire du visage et du corps, des vêtements et des attitudes permis ou interdits. Le « genre » est une structure de relations et d’oppositions binaires, au sein de laquelle chaque terme ne se constitue que par rapport à son contraire, ce qui définit le féminin n’étant que ce que n’est pas et surtout ne doit pas être le masculin.
Mais si les cadres normatifs, les rôles sociaux et les identités se saisissent de nous dès que nous arrivons au monde, cela signifie qu’ils nous préexistent et que notre naissance nous expose immédiatement à leur force constituante : ce qui revient à dire que, en réalité, « on naît femme » ou on « naît homme », puisque la norme sociale s’empare de nous et nous dicte d’emblée sa loi. Et un long et patient travail à la fois sur soi-même et sur les structures sociales et politiques – c’est-à-dire une critique sociale et intellectuelle et une ascèse personnelle pour se transformer soi-même – est nécessaire pour que le devenir s’écarte de ces prescriptions culturelles qui enveloppent et déterminent chacun de nous. On naît femme ou homme, et la pratique de l’émancipation – de l’impossible, de l’inaccessible émancipation – consiste à essayer de le devenir le moins possible, c’est-à-dire à s’efforcer de contrevenir à la reproduction des identités assignées et des rôles stéréotypés qu’elles imposent. Si l’histoire est « la longue succession des synonymes d’un même vocable » comme le dit le début du texte de René Char inscrit par Foucault au dos de ses derniers livres, L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, la suite s’impose autant comme une tâche quotidienne que comme un projet politique : « Y contredire est un devoir. » Mais du « devoir » à l’accomplissement, le parcours est long, et ne saurait être simple et sans accroc.
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Cette tension entre les deux formes de vouloir qui coexistent en chacun de nous – l’affirmation politique ou intellectuelle et l’inertie des passions inculquées – explique pourquoi la simple idée qu’une collaboratrice de Bourdieu puisse parler avec ma mère m’était insupportable. Ce qui était stupide, dans la mesure où j’estimais moi-même que sa façon de vivre le monde et de le dire était nécessaire pour compléter le panorama présenté dans le livre en préparation et que, de toute façon, la chercheuse qui irait recueillir son témoignage n’allait pas la juger ni me juger : simplement écouter et rendre compte. Évidemment, j’avais honte d’avoir honte (d’avoir honte de ma mère, et surtout des discours qu’elle allait tenir à ce moment-là – c’était la justification que je me donnais à moi-même – mais aussi, et peut-être surtout, de ce qu’elle était, de ce qu’étaient mes parents, de l’endroit où ils habitaient, de la manière dont ils parlaient… oui, honte de mes origines sociales, au point de ne pas vouloir que cela figure – sans même qu’il soit question de moi, sans que les lecteurs puissent savoir quel était mon lien avec la personne interviewée ! – dans un ouvrage sociologique). Je n’étais pas encore prêt à entamer mon « retour à Reims » réel – bien que, je l’ai dit plus haut, le retour comme potentialité et donc réalité à venir ait toujours-déjà été partie intégrante du voyage d’éloignement –, et d’ailleurs je crois que même après l’avoir accompli – puisque, je l’ai dit plus haut également, un retour n’est jamais terminé – j’aurais eu bien du mal à me résoudre à ce télescopage de mes vies, de mes enracinements sociaux, des parties séparées de ma personnalité qu’il me semblait aussi inconcevable qu’impossible de réunir (moi qui ne pouvais même pas, en 2010, publier une photo de mon père avec moi – et il ne me sert à rien aujourd’hui de regretter si fort de l’avoir découpée et d’en avoir jeté une partie). Mais avoir honte de sa honte ne suffit pas à la dissiper. Cela me tourmenta pendant des semaines. Jusqu’à ce que je dise à Bourdieu que je préférais que cela n’ait pas lieu. J’en vins à lui répondre – car il revenait souvent à la charge (avec l’insistance répétitive dont il pouvait faire preuve quand il souhaitait obtenir quelque chose) : « C’est idiot, je sais, mais je ne peux pas assumer ça. » Il le regretta. Mais il comprit parfaitement mes raisons – ou plutôt mes déraisons (l’entreprise de La Misère du monde ne consiste-t-elle pas justement en une exploration de la déraison sociale, et de toutes les raisons, bonnes ou mauvaises, dont elle se pare pour se justifier ?). Qu’aurait-il pu m’objecter ? Il avait traversé ces étapes avant moi. Et il les avait même théorisées.
1. Pierre Bourdieu, « L’ordre des choses. Entretien avec deux jeunes gens du nord de la France », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 90, décembre 1991, p. 7-19.
2. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une autoanalyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 123-124. Il est vrai que, une fois inséré dans le volume de La Misère du monde, qui comprend d’autres entretiens avec des habitants de cités de banlieue, ce dialogue qui avait provoqué en moi un véritable sentiment de malaise prend un sens différent, puisqu’il n’est plus isolé comme il l’était dans le numéro de la revue, deux ans plus tôt, où les autres articles et entretiens portaient sur d’autres univers sociaux. Il n’en reste pas moins que Bourdieu, comme chacun pourra le vérifier, a coupé les deux phrases dans lesquelles ces garçons se vantaient de frapper deux habitantes « racistes » de leur quartier (cf. Pierre Bourdieu, « L’ordre des choses », art. cité, p. 16, et La Misère du monde, op. cit., p. 96).
3. Cf. Didier Eribon, Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, Paris, Fayard, 2001.
4. Jean Genet, Un captif amoureux, Paris, Gallimard, 1986, p. 68-69.
5. Je renvoie sur tous ces points à mon livre D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Léo Scheer, 2007.
6. Pierre Bourdieu, « Introduction à la socioanalyse », in Actes de la recherche…, op. cit., p. 3-5.
7. Pierre Bourdieu, La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 912-914. Souligné dans le texte.
8. Annie Ernaux, « Bourdieu : le chagrin », Le Monde, 5 février 2002.
9. « Sartre parle des Mots », in Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 1258.
10. Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », in Situations, II, Paris, Gallimard, 1948, p. 116-117.