Les ambiguïtés de la culture
Ainsi, le lecteur enthousiaste de La Distinction que j’avais été n’avait pas voulu que sa mère figure dans un autre ouvrage de Pierre Bourdieu, alors même que ce livre m’avait permis de comprendre ce qui se passait dans ma vie et dans mes rapports avec mes parents. J’ai bien du mal aujourd’hui à concilier ces deux éléments de mon passé, pourtant aussi incontestables l’un que l’autre, à réconcilier les deux « moi » qu’ils désignent. Au fond, je prends conscience que l’engouement que suscita en moi la découverte de la sociologie critique – j’avais commencé de lire Bourdieu trois ou quatre ans avant la parution de ce volume, je m’étais abonné à sa revue qui venait tout juste de voir le jour, j’avais dévoré les articles qu’il y publiait régulièrement – porta d’emblée la marque d’une profonde ambivalence. D’un côté, ce fut évidemment une manière de garder un lien très fort avec mes origines et mon passé de classe, puisqu’il s’agissait d’analyser le rôle que jouent le système scolaire et les goûts culturels dans la perpétuation de la structure sociale. De l’autre, cela signifiait en même temps à mes propres yeux que je prenais mes distances avec ce milieu puisque je lisais de grands livres de théorie, alors que je venais d’une famille où on ne lisait pas de livres et où personne n’avait fait d’études. Cette ambiguïté n’est-elle pas celle qui s’impose avec une plus ou moins grande brutalité à tout transfuge de classe : le lien maintenu et la distance croissante inextricablement mêlés, au sein d’une « conscience malheureuse », ou plutôt dans un écartèlement de soi où l’on doit gérer le contradiction et la tension à chaque instant ? Et, dès lors, l’idée de « retour » s’apparente, on vient de le voir, à une sorte de renversement : ce par quoi on s’éloignait devient ce grâce à quoi on peut opérer le rapprochement, dans un processus de récupération de soi et de son passé que la distance critique permet de respecter sans l’idéaliser.
À la mort de mon père, quand j’entrepris d’écrire Retour à Reims, en relisant pour cela l’Esquisse de Pierre Bourdieu, je fus soudain frappé et intrigué par une saisissante coïncidence de dates : mon père est né en 1929 et Bourdieu en 1930 ; ils sont morts à peu près au même âge, l’un en 2005, l’autre en 2002. Ils furent donc d’exacts contemporains. Mais de quelle manière le furent-ils ? Et en quoi le furent-ils pour moi ? Ils étaient tous les deux présents dans ma vie : j’étais lié d’une étroite amitié avec l’intellectuel, dont le début coïncida avec mon entrée dans une autre « carrière » que celle à laquelle j’étais destiné, puisque j’ai rencontré Bourdieu en 1979, lorsque je l’interviewai pour un quotidien dans lequel ce fut mon deuxième article – le premier avait été un compte rendu de La Distinction, un mois auparavant, au début d’une longue série, car j’allais, pendant un temps assez long, faire de cette activité mon métier ; j’ignorais presque complètement l’ouvrier avec qui j’avais vécu les vingt premières années de ma vie, et que je détestais et méprisais. Mais je me demande aujourd’hui si ce que j’avais trouvé chez celui avec qui j’avais noué un lien si fort n’était pas une manière de ne pas me détacher totalement de celui avec qui j’avais coupé presque tous les ponts. Je ne l’ignore pas : la facilité consisterait à dire que Bourdieu incarna la figure d’un père intellectuel que mon père réel n’avait pu représenter pour moi. Mais régurgiter ainsi les énoncés réflexes de la psychanalyse ou de la perception familialiste (dont la psychanalyse n’est qu’une émanation) de la vie individuelle et sociale qui paraissent s’imposer si spontanément et avec une telle évidence qu’ils devraient susciter la méfiance dès lors qu’on ne veut pas renoncer à penser, ne serait-ce pas tomber dans un dispositif piégé qui a pour fonction de réinscrire les formes multiples de la relationnalité et de l’invention relationnelle dans les seuls termes et les seuls cadres de la structure familiale ?
Il y a bien d’autres modèles, pourtant, pour penser ces relations entre un aîné et un plus jeune (la différence d’âge peut n’être, d’ailleurs, que de quelques années comme elle peut être de 30, 40 ou 50 ans). Quand il parle du professeur qui compta tant pour lui lorsqu’il était étudiant, Richard Hoggart emploie ce vocabulaire : « Il est clair que Dobrée incarna pour moi, à bien des égards, la figure du père intellectuel à une étape difficile de ma vie1. » Mais chaque détail qu’il fournit sur leur relation montre qu’il s’agit de tout autre chose : un lien d’amitié entre deux personnes d’âges différents et dans lequel on voit qu’interviennent, chez le cadet, l’envie d’apprendre, ou de suivre ainsi une sorte de formation permanente qui vient combler les manques de la culture initiale, mais surtout de puiser chez l’autre une énergie intellectuelle, de prendre en ses conseils un niveau élevé d’exigences, une soif d’écrire… ; et, chez l’aîné, le souci d’aider un plus jeune, de lui transmettre quelques leçons tirées de son expérience et, peut-être, celui de rester, par ce biais pédagogique, au contact des plus jeunes, et de conserver quelque chose de sa propre jeunesse en jouant de la différence de statut pour effacer la différence d’âge.
Je pense par exemple à ce qui a tant intéressé Foucault dans sa recherche et dans sa vie : la question du rapport d’amitié, comme concept et comme pratique. Quand il écrivait à Georges Dumézil, de Suède ou de Pologne, à la fin des années 1950, il commençait souvent ses lettres par « Mon père »… Mais ce n’était qu’une formule commode pour exprimer l’affection. En réalité, le vocabulaire manque pour désigner les liens qui unissent deux ou plusieurs personnes en dehors des formes institutionnalisées. D’où le recours à ce lexique établi. Mais c’est plutôt, dans ce cas précis, un exemple de la relation si typique qui unit deux hommes gays dont l’un joue le rôle de mentor, de guide du second. Et Dumézil a beaucoup rempli ce rôle, que Foucault eut à cœur de reprendre à son tour, s’entourant d’un cercle de jeunes gens avec lesquels il aimait à se comporter comme un véritable « directeur de conscience ». Son idée d’une « esthétique de l’existence » fut largement ancrée dans cette réflexion menée sur l’intensité d’une complicité qui peut lier deux individus (et notamment deux individus de même sexe et d’âges différents2). On pourrait citer, bien qu’il reprenne à son compte la métaphore familiale, les belles formules de Mathieu Lindon, lorsque, évoquant ses rapports difficiles avec son père et ceux, faciles et heureux qu’il noua avec Michel Foucault, il parle de sa « famille amicale », cette « famille fictive qui est devenue la vraie » et peut donc écrire : « À croire que j’avais enfin découvert, après une longue quête, mes amis biologiques3. » Jamais on n’a mieux exprimé l’idée que les liens que l’on crée avec des amis qu’on se choisit sont plus forts que ceux qui sont donnés à la naissance. Quand j’ai commencé à m’éloigner de mon père, de ma mère, de mes frères, je répétais sans cesse qu’on n’a pas choisi sa famille mais qu’on peut choisir ses amis… pour justifier le fait d’effacer la première de mon existence en lui préférant les seconds.
Ma complicité avec Bourdieu n’était certes pas fondée sur une « appartenance sexuelle » partagée, avec les conversations, les références, les codes, les plaisanteries qui s’organisent autour d’elle sous la forme d’une « culture » de l’amitié et d’un « mode de vie » (comme avec Foucault), mais plutôt sur une origine sociale similaire avec les réflexes de l’habitus et les tourments communs qui en étaient résultés. Donc, Bourdieu, l’ami biologique… Et c’est autant dans les conversations et dans les échanges informels, dans les discussions politiques ou dans le soutien pratique (les avis, les suggestions, les remarques… notamment quand j’entrepris d’écrire moi aussi des livres), que par l’intermédiaire de l’œuvre elle-même que ce qu’on pourrait appeler une « influence » – mais le mot rend mal compte de l’ensemble des phénomènes qu’il a tendance à réduire à une seule de ses dimensions – s’installe durablement (et elle joue d’ailleurs dans les deux sens).
Il ne serait sans doute pas tout à fait inexact d’avancer – même si cette dichotomie sépare trop schématiquement les deux registres – que mes liens avec Bourdieu, et avec son œuvre, m’aidèrent à surmonter, en me permettant de la penser, la honte sociale comme mes liens avec Foucault, et avec son œuvre, m’aidèrent à dépasser, en la thématisant, la honte sexuelle. Et cela parce que leurs démarches respectives s’ancraient dans les expériences qu’ils avaient traversées. Ils ont remplacé, en jouant des rôles analogues, en remplissant des fonctions identiques, peut-être, les références à Marx et à Nietzsche de mes années estudiantines, ou bien ce que j’avais trouvé – et que je trouve encore – réuni dans l’œuvre des deux Sartre, celui de la Critique de la raison dialectique et celui du Saint Genet : ma manière de vivre chaque instant de ma vie avec le problème des classes, en même temps qu’avec celui de la subjectivité minoritaire du stigmatisé. On peut lire, en effet, l’Histoire de la folie et La Distinction comme deux grandes entreprises d’autoanalyse, et de réappropriation théorique et politique de soi. Comme des efforts démesurés pour dépasser la honte sexuelle dans le premier cas, sociale dans le second. Et ce travail pour se penser eux-mêmes et penser les mécanismes de la domination dont ils avaient été les objets avait acquis, une fois transfiguré en analyse théorique, la puissance intellectuelle et politique d’un message qui s’adressait à tous. À tous ceux en tout cas qui avaient traversé, qui traversaient, ou qui traverseraient les mêmes difficultés, les mêmes épreuves. Ce sont des livres qui créent leur public en donnant une expression et un sens à des expériences et à des sentiments partagés mais diffus et difficiles à formuler. Grâce à eux, je pouvais lutter contre la colonisation de l’esprit par les forces de l’assujettissement auxquelles j’étais soumis et auxquelles je me soumettais. Ce sont des livres qui ne se contentent pas de regarder la surface du réel et d’enregistrer ce qui semble s’y passer, mais qui, au contraire, explorent la profondeur de l’histoire et celle du social, et, par là même, transforment la perception de soi et du monde. En offrant de nouvelles manières de se penser, ils conduisent à entreprendre de se changer soi-même et de travailler à changer le monde social autour de soi.
Il faut noter cependant – est-il utile de le préciser ? – qu’il n’est pas besoin de connaître personnellement un auteur pour que son œuvre et sa personne exercent leurs effets transformateurs lorsqu’on se met à les découvrir et à se sentir fasciné par eux. Et c’est pourquoi le lexique familialiste est inopérant. Il s’agit plutôt de la puissance d’attraction qui émane d’une œuvre et de son auteur dont on comprend que le lien qu’on va tisser avec eux nous aidera à vivre. Gide l’a bien noté dans son article sur l’influence, lorsqu’il évoque les livres qui sont pour nous comme des « miroirs » dans lesquels nous apercevons non pas ce que « nous sommes déjà effectivement mais ce que nous sommes d’une façon latente ». L’influence comprise en ce sens produit une « découverte de soi », un « éveil à soi » par l’intermédiaire d’un « sentiment » de « parenté retrouvée ». Et si personnel que puisse être ce sentiment, il est également collectif en ce qu’il est partagé par un certain nombre de lecteurs, à travers l’espace géographique ou à travers les époques. La communauté de ceux qui se reconnaissent dans un livre, dans une œuvre, dans l’effort d’un auteur constitue, au sens fort, un public, soudé par une complicité affective, émotionnelle, autant ou plus encore qu’intellectuelle4.
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Je me posais ces questions quand, en relisant Une femme d’Annie Ernaux, je suis tombé sur cette phrase, que j’avais oubliée – l’avais-je vraiment oubliée ? – et qui me sauta au visage. Dans les dernières pages de ce livre où elle évoque la mort – et aussi la vie – de sa mère, Ernaux insère cette remarque : « Elle est morte huit jours avant Simone de Beauvoir. » Il s’agit pour elle, bien sûr, de souligner qu’elle a perdu dans la même semaine les deux femmes qui ont le plus compté dans son existence. Deux femmes que tout séparait, mais dont elle tient à affirmer que les rapprochait une même qualité essentielle : la générosité.
Après avoir noté cette coïncidence – la proximité des dates de décès de la célèbre intellectuelle et de sa mère, qui avait tenu une épicerie de quartier dans une petite ville de province –, elle écrit en effet, à propos de celle-ci : « Elle aimait donner à tous, plus que recevoir. » Et d’ajouter, en revenant à Beauvoir : « Est-ce qu’écrire n’est pas une façon de donner5. » Il n’y a pas de point d’interrogation à la fin de cette phrase. Ce n’est pas une question. Quatre lignes en tout, pour souligner que ces deux femmes, si différentes l’une de l’autre mais généreuses chacune à sa façon, lui ont permis, grâce à ce qu’elles lui ont « donné », de devenir ce qu’elle est. Et pour suggérer, à n’en pas douter, qu’elle eut à cœur de reprendre le flambeau qu’on lui avait ainsi transmis ! Car c’est aussi l’objectif que s’assigne son propre travail : « donner », c’est-à-dire servir à quelque chose. Au dos de L’Écriture comme un couteau, elle a tenu à mettre cette idée en valeur : « J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme “don”. »
Ainsi, au moment de conclure son livre d’hommage à sa mère, à qui elle doit d’avoir pu suivre des études (cette mère qui avait voulu devenir commerçante pour ne plus être ouvrière et avait cru échapper ainsi au destin auquel elle semblait promise et qui, vite rappelée au principe de réalité économique, avait dû déchanter et abandonner ses rêves d’ascension sociale, les transposant sans doute, comme ce fut le cas de ma propre mère, sur l’enfant qui aurait plus de chance qu’elle), Annie Ernaux veut également proclamer, fût-ce en un paragraphe, sa dette à l’égard d’une autre femme, Simone de Beauvoir, et au modèle que celle-ci représenta pour elle, mais que, au fond, elle ne put découvrir que parce qu’elle s’était déjà engagée sur la voie des études. Elle a évoqué à plusieurs reprises ce que signifia pour elle, à l’âge de 18 ans, cette « rencontre » capitale (non pas une rencontre réelle, physique, avec Beauvoir comme personne, mais avec ses livres, et notamment Le Deuxième Sexe) et la « révélation » que constitua cette « expérience de lecture » : « Tout ce que j’avais vécu, les précédentes années, dans l’opacité, la souffrance, le mal-être, s’éclaircissait brusquement. De là me vient, je crois, la certitude que la prise de conscience, si elle ne résout rien en elle-même, est le premier pas de la libération, de l’action6. » Mais elle avait aussi rappelé sa dette à son égard, quelque temps plus tôt, dans un article, consacré surtout à protester contre l’insupportable bêtise – réactionnaire et satisfaite – des commentaires qui avaient accueilli dans les journaux ses Lettres à Nelson Algren : « Sans doute ne serais-je pas tout à fait, sans elle, sans l’image qu’elle a été au long de ma jeunesse et de mes années de formation, ce que je suis. » Et d’établir à nouveau une comparaison avec sa mère : « Et cela, qu’elle soit morte huit jours après ma mère, en 1986, est un signe supplémentaire7. »
Qu’elles meurent l’une après l’autre, pendant la même semaine, apportait donc « un signe supplémentaire » de ce qu’elles avaient été pour elle, l’une et l’autre, et elle va jusqu’à dire : l’une avec l’autre, ensemble. En effet, elle souligne, dans l’article, comme auparavant au début de La Femme gelée (« Mon modèle à moi, c’est ma mère, et elle n’est pas victime pour un rond8 ») : « Paradoxalement, l’image d’une mère commerçante active, jouissant de pouvoir et de liberté, n’ayant que mépris pour les tâches ménagères et convaincue de la nécessité pour une femme d’avoir son indépendance financière, m’avait à la fois occulté la réalité du fonctionnement de la société et empêché de m’y soumettre sans souffrance. Les codes maternels que j’avais assimilés étaient en conflit avec ceux de la société9 », et elle conclut, dans le livre d’entretiens (après avoir dit : « Violence de ma mère, douceur de mon père : les stéréotypes masculin-féminin étaient mis à mal dans mon expérience du monde ») : « En un sens, le modèle maternel et le texte beauvoirien se sont rejoints, ancrant en moi un féminisme vivant, qui ne se conceptualisait même pas, dirais-je, et qui a été renforcé par les conditions dans lesquelles j’ai avorté clandestinement10. » Elle aurait donc été prédisposée, par ce qu’était sa mère, à accueillir l’œuvre de Beauvoir comme un manifeste politique et intellectuel qui lui était adressé, une invitation à la liberté ?
Mais il s’agit là sans doute d’une vue rétrospective, qui essaie de réconcilier deux réalités différentes et même opposées. Il est plus probable, en effet, que la rencontre avec les livres de Beauvoir ait représenté un moment crucial dans le parcours qui avait déjà commencé, et allait continuer, d’éloigner Annie Ernaux de son milieu social et de sa mère. N’insiste-t-elle pas souvent, en effet, sur la soumission de ses parents et notamment de sa mère à des valeurs morales et religieuses, à des codes sociaux dont elle cherchera précisément à s’émanciper en devenant étudiante et en s’intéressant à la littérature, à la philosophie, aux discussions intellectuelles et politiques ? Ainsi, Beauvoir, avant de devenir le moyen d’une réinterprétation et d’une réappropriation, aurait été l’un des vecteurs de la désidentification produite par l’ascension sociale : être étudiante, cela signifiait lire ce genre de livres. Le bonheur de la découverte intellectuelle contenait en lui-même – de manière peut-être inconsciente, ou mieux, implicite, car cela ne peut pas être tout à fait inconscient même si l’on ne se le formule pas aussi clairement pour soi-même – le sentiment d’une dissociation d’avec sa famille et d’une transformation complète de soi. C’est-à-dire devenir autre que ce qu’on était dans son milieu et autre que ce à quoi on était voué si on y restait. Sans même que ce soit délibéré – mais ça l’était aussi ! –, lire Beauvoir, être transfigurée par l’appel de ses textes, c’était, en même temps et inévitablement, vouloir ne pas devenir ce que sa mère avait été. J’ai vécu moi aussi ces ivresses ambiguës : ce plaisir de s’adonner à des transports inconnus jusqu’alors et conquis contre tout ce qui constituait le quotidien dans lequel on était plongé auparavant. Les études, et ce qu’elles permettent, séparent du monde originel quand celui-ci est séparé du monde de la culture – légitime.
Car la découverte de la culture ne se limite pas, pour ceux à qui elle n’a pas été donnée dès l’enfance, à une initiation à des connaissances nouvelles ; elle relève souvent d’une véritable conversion à une sorte de religion séculière qu’on adopte avec enthousiasme. Tout le rapport au monde s’en trouve transformé, et le rapport aux autres, au temps, à la vie sociale. C’est une nouvelle manière de percevoir ce qui nous entoure, une nouvelle manière d’être et de se penser soi-même.
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Les auteurs ne manquent pas, qui ont évoqué ce temps de la découverte de la culture et les prémisses d’une transformation quasi totale de soi. Assia Djebar, par exemple, dans un roman autobiographique, Nulle part dans la maison de mon père, restitue, au plus près de l’impression physique, ces moments merveilleux de l’initiation à la littérature, quand elle fait résonner pour nous l’éclat d’une suite de mots qu’elle entendit un jour : « Beau de l’air »…
Je ne saurais dire l’étrange émotion que suscitent en moi les pages dans lesquelles elle relate sa rencontre avec la poésie : elle est adolescente et voici que sa professeure de français lit en classe « L’invitation au voyage » (« Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur… »). Et c’est tout un avenir différent de celui auquel elle était destinée que viennent lui annoncer, ou plutôt lui donner envie de s’inventer, et la beauté de ces vers et le nom du poète qui en est l’auteur : « Beau de l’air »… Charles Baudelaire11. Le mystère de ces sonorités jusqu’alors inconnues et la nouveauté du langage qui surgissent tout à coup dans son univers mental semblent contenir la promesse d’une vie libre, qu’il suffit peut-être de désirer ardemment pour qu’elle devienne un jour réalité.
Ce sentiment, je l’ai connu, presque identique. Mais le décrire est loin d’être simple ! Comment rendre compte aujourd’hui de ce qu’a pu représenter pour moi, hier, le nom des auteurs qui m’ont attiré avant que je ne découvre leurs œuvres ? Et l’aura lumineuse et quasi magique qui émanait d’eux ? Quelle fascination fut la mienne quand je commençai – mais pourquoi ? quel fut le déclic ? C’est là que réside le plus grand mystère, ce qui résiste et résistera à l’analyse – de me sentir attiré par ce continent, inconnu de ma famille et de mon milieu, qu’on appelle – et quand on l’habite, on y met une majuscule – la « Culture ». Dans son essai sur les « seuils » de la littérature, Gérard Genette a fort bien étudié tout ce qui entoure le contenu d’un livre, ces strates de significations qui précèdent le texte lui-même et contribuent à façonner le regard que le lecteur va porter sur lui, ce qu’il nomme le « paratexte ». Il s’attache, bien sûr, dès le début, à ces institutions que sont le « nom d’auteur » et le « titre » qui figurent sur les couvertures. Il en retrace l’histoire, en décrit la fonction, en répertorie les modalités… Mais il ne les appréhende qu’en tant qu’ils sont inscrits sur l’objet matériel que constitue le volume imprimé12. Or, il est d’autres seuils (je devrais dire : tant de seuils !), d’autres pas (tant de pas !) à franchir avant de se trouver devant les habillages et les ornementations du livre. Il y a du texte avant le « paratexte » : appelons-le l’« avant-texte ». Pour ceux dont l’enfance et l’adolescence ne se sont pas déroulées dans un décor social où les livres avaient leur place, ce qui caractérise d’abord les noms d’auteurs et les titres d’ouvrages (de certains d’entre eux, en tout cas), c’est qu’ils circulent dans l’espace public et qu’on vient à les rencontrer au gré du hasard, ailleurs que sur des couvertures cartonnées, en feuilletant par exemple un journal populaire, en regardant la télévision, en entendant un professeur du collège ou du lycée ou un camarade de classe les prononcer…
Je me souviens de l’effet que ces noms et ces titres produisaient sur moi, en moi : ils scintillaient sous mes yeux comme des vocables magiques, ils résonnaient à mes oreilles comme des mots de passe qui paraissaient devoir m’ouvrir les portes de mondes étrangers qu’une frontière invisible et infranchissable m’avait jusqu’alors empêché de visiter. Je me les répétais mentalement après les avoir lus ou entendus une première fois : « Claude Lévi-Strauss » (j’avais 14 ou 15 ans, un article du journal régional mentionna Tristes Tropiques en le présentant comme « le livre à la mode chez les étudiants du Quartier latin… », phrase typique d’une feuille provinciale et qui n’avait évidemment aucun sens, mais qui avait fait vibrer en moi une sensation étrange et m’avait laissé perplexe, en me donnant le sentiment d’être exclu de ces entités mythiques – « les étudiants du Quartier latin », ceux qui lisent les livres « à la mode » – en même temps que l’envie, lointaine, informulée et très vague, d’y appartenir). Le processus est cumulatif : comment ai-je découvert par la suite tel ou tel auteur ? Je ne sais plus très bien, mais une fois qu’on a commencé de s’intéresser à la littérature, à la philosophie… les noms s’appellent les uns les autres. On se met à lire Duras, parce qu’on a lu son nom au bas d’une pétition – j’avais 16 ans quand j’ai acheté Détruire dit-elle avant de me précipiter sur tout ce que je pouvais me procurer d’elle – et une postface, dans une édition de poche, évoque le Nouveau Roman, et l’on brûle de découvrir Sarraute et puis Beckett, et puis… tant d’autres. Internet n’existait pas à l’époque : on ne pouvait compter que sur soi-même pour connaître ce qu’on ne connaissait pas.
Bientôt, j’allais aussi me passionner pour les textes de Marx et de Trotski, dont l’autobiographie, Ma vie, me transporta et dont je n’ai jamais cessé d’aimer l’idée de « révolution permanente » même si j’ai appris depuis lors quel sinistre personnage il avait été (m’avait fasciné la formule imbécile employée dans un article du même journal local pour dénoncer « un groupe de trublions trotskistes » qui avait perturbé une manifestation officielle… et je m’étais identifié à ceux-ci sans savoir – mais en le désirant très fort, à cause, sans doute de cette phrase – qu’un jour je serais, pour quelque temps, l’un d’eux). La politique, sous la forme du militantisme dans un groupe trotskiste des années de l’après-68, entre 16 et 19 ans, fut dès lors pour moi l’une des pourvoyeuses de ces noms dont j’aimais à m’emparer. L’effervescence politique de cette période et l’importance – liée à celle-ci – des débats intellectuels, et donc des figures de la vie intellectuelle, jouèrent un rôle déterminant dans ce qui présida à la déviation de ma trajectoire scolaire et familiale, ou à l’intensification de celle-ci, qui s’était déjà plus qu’esquissée.
Les « noms » de la littérature, de la philosophie, de la pensée politique s’articulaient les uns aux autres – Duras et Lénine ! – pour former un panthéon avec ses dieux majeurs et ses dieux mineurs. J’étais envoûté.
C’étaient beaucoup plus que des noms qui brillaient devant mes yeux fascinés ! Plutôt des symboles ésotériques qui m’hypnotisaient et m’appelaient pour m’initier à des fêtes dont je n’imaginais d’ailleurs pas très bien, au temps des balbutiements et des hésitations, à quoi elles pouvaient ressembler et au plaisir desquelles j’allais peu à peu m’adonner avec ferveur. Cela m’impressionnait, m’inquiétait un peu (par où commencer ? Comment réussir à tout lire ?), mais j’éprouvais un enthousiasme volontariste que rien ne pouvait décourager : je voulais pénétrer dans cet espace, et je dois confesser que cela me donnait, avant même d’y avoir réussi, le vertige de la supériorité, le bonheur de la « distinction », non seulement, bien sûr, par rapport à mes camarades de classe – de là me vient sans doute une morgue dont j’ai toujours eu bien du mal à me départir –, mais surtout par rapport à ma famille et à mon milieu, et, dans ce cas, il s’agissait plutôt du plaisir de la différenciation, de l’écart signalant les prémisses et les promesses de l’ascension sociale. Ce n’est pas très glorieux, j’en conviens ; mais peut-être était-ce nécessaire. En tout cas, c’est la vérité de ce qui se passa. Je me dois de la dire.
Néanmoins, cette lumière que répand la culture sur ceux qui y accèdent, et sur ceux qui y cherchent et y trouvent le moyen d’une certaine émancipation, n’est que l’envers de la sombre violence qu’exerce la coupure par laquelle tant d’individus sont collectivement maintenus en dehors de ce qui apparaît dans le discours le plus général que le monde social tient sur lui-même – notamment à travers l’ensemble des dispositifs institutionnels, mais aussi des représentations que l’« élite » donne d’elle-même et se donne à elle-même… – comme l’accomplissement le plus noble, comme ce à quoi il convient d’accéder. Ce n’est que bien plus tard qu’il me serait possible de penser cette fonction de la culture d’être le vecteur, par la médiation du système scolaire, de la perpétuation et de la légitimation de l’inégalité sociale. Walter Benjamin évoquant les attaques véhémentes lancées par les intellectuels de l’extrême droite française au début des années 1930 contre André Gide, converti au communisme et à la défense des masses exploitées, n’hésite pas à parler d’un lien consubstantiel entre le fascisme et la culture – « la formation du concept de culture paraît appartenir à un stade ancien du fascisme », écrit-il – par le moyen duquel l’accès réservé aux privilégiés à tout ce qui ressortit aux œuvres de l’esprit sert de justification au mépris social et aux formes les plus nues de la domination13. Et l’on a beau constater, presque quotidiennement, que cet élitisme culturel, ce fascisme de la culture, se porte à merveille aujourd’hui (et la haine manifestée à l’égard de Bourdieu, comme la haine autrefois à l’égard de Gide, en est l’un des symptômes les plus significatifs), on a trop tendance à n’y voir que des éructations, certes écœurantes mais isolées, lancées par des idéologues aigris qui s’affichent « cultivés » en défendant la culture contre le peuple ignorant (et contre les immigrés, bien sûr, qui ne maîtrisent pas la langue). Car on oublie trop facilement que ce ne sont que des formes paroxystiques et pathologiques de ce qui constitue l’envers politique presque banal et normal de toutes les célébrations liturgiques de la grandeur et de la hauteur culturelles. C’est pourquoi l’ivresse de la culture éprouvée à l’adolescence débouche souvent sur une certaine désillusion, dès lors qu’on veut échapper au mépris de classe auquel l’adhésion naïve et non réfléchie aux valeurs esthétiques – et à l’esthétisme – donne trop souvent naissance et justification.
Plus profondément encore, comment ne pas souligner tout ce que demande, au fond, de soumission à des contraintes douces, l’entrée dans le milieu culturel ou intellectuel, lorsqu’on commence à publier (des articles, des livres…), toutes ces exigences auxquelles non seulement on est obligé de se plier, mais auxquelles on se plie avec complaisance : on les sollicite ; on est demandeur. Même les plus récalcitrants, les plus intransigeants dépendent du jugement des autres et entrent de leur plein gré dans ce système de reconnaissance et de surveillance des uns par tous les autres et réciproquement. Avec la cruauté habituelle de sa plume désacralisante, Nathalie Sarraute, en employant des mots tels que « docilité », a magnifiquement rendu cette servitude volontaire que requiert l’appartenance au milieu littéraire, dans son roman intitulé Entre la vie et la mort (il s’agit de la vie et de la mort d’un auteur en tant qu’auteur pris dans les filets des paroles qui lui sont adressées ou qui sont prononcées à son propos, et auxquelles sont suspendues son existence ou sa disparition). Elle dévoile l’une après l’autre les stratifications géologiques de la réalité sociale d’une activité qui se pense comme le lieu même de la liberté inconditionnée, alors que chaque geste que l’on y accomplit est pris dans un réseau dense et sédimenté de contraintes et de déterminations qu’il est impossible d’ignorer sous peine d’être repoussé hors des frontières qui définissent la légitimité professionnelle, et avant cela, sous peine de n’avoir pu réussir à y accéder. Il est important d’insister sur la puissance sociologique de l’écriture de Sarraute, au sens d’une analyse des systèmes et des structures sociales qui imposent leur emprise à travers les propos échangés dans la conversation la plus ordinaire. Si bien que ce monde de liberté auquel on aspirait se révèle le lieu d’une quasi-servilité généralisée et plus au moins adoptée comme mode de vie et intériorisée (le monde du journalisme ou celui de l’université et de la recherche en offrent également d’édifiants exemples, où l’on passe son temps à accepter des demandes et des injonctions et, plus nécessairement encore, à accepter les règles du jeu). Entrer dans une « profession », dans un milieu, c’est inévitablement adapter son corps et son esprit aux réquisits explicites ou tacites d’un univers qui a existé avant qu’on ne cherche à s’y faire une place et qui ne nous l’accorde qu’à cette condition, nous contraint à suivre les étapes successives d’un parcours fléché, à passer par les rites et les rituels, à s’imprégner des us et coutumes et devenir peu à peu celui qui exige des nouveaux entrants ce qu’on a exigé de lui quand il est entré.
Même ceux qui s’efforcent de résister autant que possible aux normes qui régissent l’appartenance à un milieu professionnel, à une corporation, à un métier… doivent d’abord et avant tout les avoir respectées jusqu’à un certain point pour pouvoir bénéficier des moyens d’expression sur lesquels il leur sera possible de prendre appui, et la docilité première – on ne peut pas vivre dans un milieu sans s’approprier ses modalités de fonctionnement, ne serait-ce que dans l’existence quotidienne et, par conséquent, être approprié par elles – est, peu ou prou, le support indispensable à toute indocilité. Mais on serait en droit d’attendre que, au moins, ceux qui se pensent comme constituant le « milieu culturel » ou le « milieu intellectuel », etc., n’abandonnent jamais le souci de la rétivité, comme point d’honneur de ce qui définit ou devrait définir leur fonction sociale. Alors que le degré d’inféodation, la soif de pouvoir, la quête des honneurs les plus vains, l’opportunisme, le conformisme, le conservatisme, le psittacisme qui conduit à répéter la doxa pour être certain de se faire applaudir… toutes ces attitudes les plus contraires à ce dont devrait s’enorgueillir un intellectuel sont hélas celles qui prospèrent et dominent. Ceux que l’on est amené à rencontrer et à fréquenter dans ces parages sont souvent très loin de correspondre à l’image idéalisée que l’on s’en était forgée, quand, adolescent, étudiant, on rêvait de les côtoyer, d’être l’un d’eux ! Il en est de formidables, de merveilleux. Mais tant d’autres sont détestables (pour rester poli). Souvent, la déception est cruelle, et laisse un goût amer.
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Toujours est-il que la fascination exercée sur moi par ces noms, par les œuvres littéraires et philosophiques et par le monde de la littérature et de la pensée dont ils étaient la métonymie, allait jouer un grand rôle dans ce que j’allais devenir : guidé par elle, j’en viendrai à opérer bien des choix, dont les effets marqueront durablement mon existence – professionnelle et personnelle – et qui m’amèneront notamment à entrer en relation avec plusieurs de ces auteurs qu’avait auréolés aux yeux de ma jeunesse un halo de mystère et de magie : Simone de Beauvoir, en deux occasions, mais dont je garde un fort souvenir, chez elle, près de Montparnasse ; Duras aussi, dans son appartement parisien et dans sa maison de Neauphle-le-Château ; et Claude Lévi-Strauss, que j’allais bien connaître puisque j’ai réalisé avec lui un livre d’entretiens, dans lequel je l’interroge sur sa vie, son œuvre… Pendant un an et demi, je le vis une fois par semaine. Certains jours, convié par sa femme Monique, je déjeunais avec eux, après la séance de travail du matin ; j’allais passer une semaine chez eux à la campagne, à la fin de l’été… La première fois que je le rencontrai, je fus presque paralysé par la timidité : en raison de ce qu’il était et de ce qu’il incarnait, bien sûr, mais aussi parce que j’avais gardé gravé dans ma mémoire la plus profonde et la plus essentielle ce qu’avait été mon premier contact avec son nom. J’eus beau continuer de le voir régulièrement, pendant plus de vingt ans, cette perception initiale ne s’effaça jamais de mon esprit. Il reste pour moi le personnage mythique qu’il fut il y a plus de quarante ans, quand je me mis en tête de le vénérer sans avoir jamais eu un de ses écrits entre les mains. Tristes Tropiques ! Je ne peux jamais voir ou entendre ce titre sans que se ravive l’attraction qu’il exerça sur moi le jour où mes yeux émerveillés se posèrent sur lui pour la première fois, quand j’essayai d’imaginer ce que pouvait contenir le livre qu’il désignait et qu’évoquait en des termes si ridicules le journal qu’achetaient mes parents.
Certes, l’accès progressif à la culture – et l’incertitude de soi qu’éprouvent ceux qui ne sont pas encore aptes à s’y repérer parce qu’ils n’en possèdent pas les codes depuis leur naissance – conduisait l’adolescent que j’étais à des erreurs de perception : je voulais m’intéresser à tout ce qui appartenait à la vie littéraire et intellectuelle, mais j’étais, au début, dépendant des images qui m’en étaient données soit par ce journal régional, soit par la télévision. Voisinaient donc, au gré des hasards ou des mélanges dont les médias ont le secret, le plus éminent et le plus inepte, et mon envie de tout découvrir me portait à des choix disparates : je m’étais inscrit vers l’âge de 15 ans à la bibliothèque municipale la plus proche du faubourg (de la cité excentrée) où j’habitais et j’allais y chercher, et sans savoir encore les distinguer, aussi bien de la littérature digne de ce nom que des romans de gare, de la philosophie sérieuse que des essais pour émissions de télévision.
Mais je voudrais revenir sur ce point : la haute culture, la grande littérature représentent de puissants vecteurs de désidentification avec sa classe d’origine, quand cette classe est de celles qu’on désigne couramment sous le nom de « populaires » – j’utilise ce terme, moi aussi, mais je sais que tous les mots sont piégés et que le pluriel qui est ici de rigueur n’a qu’une fonction d’euphémisation de la violence que comporte cette assignation à l’infériorité.
L’accès à la culture « légitime » marque le début de la trajectoire ascendante. Et, par conséquent, de la « trahison de classe ». Celle-ci, d’une certaine manière, est inévitable. Elle n’est pas vraiment le résultat d’un choix : mais plutôt de la transformation à la fois lente, profonde et irrémédiable du corps autant que de l’esprit (puisqu’on échappe, par exemple, aux métiers « manuels » et à la dureté de ceux-ci, aux fonctions « subalternes », etc.) : une transformation dont chaque étape nouvelle augmente la distance avec le milieu d’origine.
Cet écart est symbolisé, dans le cas d’Assia Djebar, par le rejet du voile qui va marquer son entrée dans la vie adulte, et revenir comme un thème lancinant dans toute son œuvre (puisque l’acte d’écrire implique comme sa condition de possibilité d’avoir choisi de ne pas être une femme cloîtrée). Elle rapporte et commente ce dialogue, dans un autre texte autobiographique, L’Amour, la fantasia :
« Elle ne se voile donc pas encore, ta fille ? interroge telle ou telle matrone, aux yeux noircis et soupçonneux, qui questionne ma mère, lors d’une des noces de l’été. Je dois avoir treize, quatorze ans peut-être.
— Elle lit ! répond avec raideur ma mère.
Dans ce silence de gêne installée, le monde entier s’engouffre. Et mon propre silence.
“Elle lit”, c’est-à-dire en langue arabe, “elle étudie”14. »
Elle étudie… et bientôt elle écrira. L’acquisition de la culture constitue l’opérateur de son émancipation personnelle. Mais la culture, pour elle, c’est la langue, la culture françaises : donc non seulement la culture légitime et dominante, mais, en l’occurrence, celle de l’« ennemi ». Il lui faudra affronter cette contradiction. Et il nous faudra l’affronter avec elle.
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Relier la figure de sa mère à celle de Beauvoir permet à Annie Ernaux d’affirmer deux identités : l’une que l’on peut qualifier de sociale – héritée et en même temps revendiquée –, l’autre intellectuelle et politique – choisie, et affirmée ici dans son rapport avec l’autre. L’engagement féministe et la volonté d’écrire pour « venger sa race », c’est-à-dire celle des dominés économiquement et socialement, sont deux manières de lutter contre la domination. Il ne faudrait pas croire que cela va de soi : aucune identité donnée ne constitue nécessairement un mode d’affirmation politique de soi (si l’on naît femme, il faut devenir féministe, par exemple), et une double identité donnée – femme et issue des classes populaires – ne compose pas nécessairement un double mode d’affirmation politique de soi. L’intersection a beau être déjà là, l’intersectionnalité est à construire, c’est-à-dire qu’il faut vouloir et mettre en œuvre la combinaison, l’agencement des multiples dimensions qui définissent l’être social. Et c’est évidemment ce qu’essaie de faire Ernaux en rapprochant Beauvoir et sa mère, mais la tâche est ardue, puisque l’on voit fort bien, malgré ses efforts pour nous convaincre du contraire, que les registres que l’on veut réunir non seulement ne coïncident pas nécessairement, mais que l’un doit souvent être adopté contre l’autre, ou, en tout cas, s’est fabriqué contre l’autre. Et il est fort probable qu’on ne puisse annuler ce qui pourrait bien être un mouvement perpétuel de divergence qu’aucune idée ou aucun désir de convergence ne saurait contrecarrer de manière permanente. Ce dont, au fond, tous les textes d’Ernaux portent au plus haut point le témoignage : il lui faut sans cesse réaffirmer la convergence voulue, car celle-ci, toujours incertaine, n’est jamais acquise.
Moi aussi, j’ai passionnément aimé les livres de Beauvoir, même si, comme Annie Ernaux, quand j’étais adolescent, son nom, qui me deviendrait familier par la suite, m’avait, dans un premier temps, intimidé et déconcerté : il y avait, d’un côté, le prestige qui enveloppait sa personne et ses livres, la proximité politique dont je m’ingéniais à construire l’évidence pour me construire moi-même comme jeune intellectuel, mais, de l’autre, cette particule aristocratique marquant toute la distance sociale qui me séparait d’elle et l’installait dans un ailleurs lointain, inaccessible – la seule personne que je connaissais à l’époque dont le patronyme comportait une particule était un garçon de ma classe, fils d’un nobliau local : il proclamait bruyamment ses sympathies monarchistes et passait son temps à me traiter de « sale rouge » ; je répliquais en le traitant de « rat fasciste ». Mais, puisqu’on disait toujours « Sartre et Beauvoir », cela m’avait permis de surmonter ma gêne et de me plonger dans ses textes : l’époque était à la politique, et la politique, pour moi comme pour beaucoup, c’était Sartre-et-Beauvoir. La politique, et avec elle, indissociablement mêlées, unies, la philosophie, la pensée, la littérature, la vie intellectuelle, la vie parisienne… Me reconnaître en leurs deux noms, en leurs œuvres qui ne faisaient qu’une à mes yeux, tout cela me fascinait et me grisait. Oserai-je dire que cela n’a jamais cessé de me fasciner et de me griser, en dépit de ce que j’ai écrit plus haut ?
Pour des raisons aisément compréhensibles (en tout cas, à l’âge que j’avais, et à l’époque dont il est question ici), ce n’est pas Le Deuxième Sexe qui m’attira d’abord – je ne le lus que bien plus tard, mû par un intérêt intellectuel et politique plus que par l’appel d’une nécessité existentielle – mais ses Mémoires (que j’ai relus récemment et que je trouve toujours aussi passionnants, même si l’aura mythologique qui les enveloppait alors s’est quelque peu dissipée, et qui me fascinaient, bien sûr, parce qu’ils décrivaient un monde intellectuel auquel, naïvement mais fiévreusement, j’aspirais à appartenir : un monde où l’on écrit et où l’on pense) et ses romans (dont je me rends bien compte aujourd’hui qu’ils sont assez mauvais, à l’exception peut-être des Mandarins, mais que je dévorai l’un après l’autre : L’Invitée, Le Sang des autres, Tous les hommes sont mortels… et même l’exécrable Les Belles Images de 1966, dans lequel elle attaque sottement Foucault, ce qui, dans cette période de la fin des années 1960 et du début des années 1970 où je m’enthousiasmais pour l’existentialisme, ne manqua pas de me prévenir pendant quelque temps contre l’œuvre de celui-ci, accusé de nier l’« homme » et l’« histoire »). Pour moi aussi, ce fut une « expérience de lecture », pour moi aussi, une « révélation ». J’ai vénéré Sartre, j’ai vénéré Beauvoir. Ils m’ont aidé à me libérer ; ils m’ont libéré. Comment oublier ce que nous leur devons ? Comment ne pas exprimer notre gratitude ? Et je me sens, comme Ernaux, et avec elle, en état d’insurrection, contre les imbéciles qui les attaquent. Qu’on imagine, par exemple, ce que représenta pour moi (et pour tant d’autres avant et après moi) la lecture du Saint Genet ! Chaque fois que j’ouvre à nouveau mon vieil exemplaire, acheté il y a près de quarante ans et dont j’avais à l’époque souligné de nombreux passages, recopié sur les pages de garde de nombreuses phrases… je retrouve cet incroyable enthousiasme que suscita en moi, quand je le lus pour la première fois, ce gros livre qui marqua à tout jamais ma vie de son empreinte : je redeviens le jeune homme que j’étais et qui cherchait à trouver sa voie… Je dois tant à ce livre ! Je dois tout à ce livre ! Dans son texte bilan connu sous le titre De Profundis, Oscar Wilde parle de l’ouvrage de Walter Pater, The Studies in the Renaissance, qu’il lut au cours de son premier semestre à Oxford, et qui, écrit-il, « allait avoir une si étrange influence sur toute ma vie ». Il en avait déchiffré le code – assez aisément déchiffrable, il est vrai – et retiré le principal enseignement que Pater désirait offrir à ceux qui sauraient s’en emparer : le goût de la liberté à construire et à maintenir contre la rigidité des philosophies conservatrices et des morales dominantes. Et pour moi, Saint Genet (dans lequel Sartre d’ailleurs rapproche Genet de Wilde, et donc rattache, par la médiation de celui-ci, continuée par Gide, l’esthétique de l’existence développée par l’auteur du Journal du voleur à son origine historique située dans le milieu des hellénistes d’Oxford au cours de la seconde moitié du xixe siècle et donc à Walter Pater), ce gros volume que j’avais acheté dans la collection « Soleil » chez Gallimard, dont les couvertures cartonnées étaient recouvertes d’un tissu tramé, celui-ci d’une belle couleur rouge, cet ouvrage stupéfiant qui faisait entrer avec fracas l’homosexualité dans la philosophie, joua ce rôle, au début de mes études : le livre qui allait avoir une influence déterminante sur ma vie – et jusqu’à aujourd’hui –, à la fois manuel de survie et guide pour l’invention de moi-même. Bien plus tard, mes livres allaient porter la marque de ces amours estudiantines : les pages sur l’injure au début de Réflexions sur la question gay, et la première phrase du livre, « Au commencement, il y a l’injure », ont pris naissance dans ce que j’ai appris du Saint Genet, dans ce que j’ai compris grâce à sa puissance théorique, et notamment grâce à ses analyses sur le rôle constitutif de l’interpellation et de la nomination. Tout est là : quelqu’un dit à Genet : « Tu es un voleur » ; et Genet reprend à son compte ce nom qui est lancé sur lui comme un filet : « Je serai le voleur. »
On ne dira jamais assez quelle fut, et donc quelle est encore, la grandeur de Sartre et de Beauvoir, leur « éternelle nouveauté » dont a si bien parlé Deleuze. Leurs livres constituèrent les premiers éléments et devinrent les pierres angulaires de la « sentimenthèque » que j’entreprenais de m’édifier : le regard que je porte sur le monde a été, depuis ce moment, formé par ce que je reçus de leur générosité. Ils sont peu nombreux, les auteurs généreux, et les livres généreux, et ce que je suis aujourd’hui vient en grande partie de ce qu’ils m’apportèrent, parce qu’ils avaient à cœur d’apporter quelque chose à leurs lecteurs. Je n’ignore rien de ce qu’on leur a reproché ! Parfois à juste titre, le plus souvent à tort (nous devons récuser avec fermeté l’image dépréciative que le néoconservatisme militant a tenté de surimposer à la réalité de ce que furent, de ce que firent et de ce que dirent les intellectuels critiques, puisque la bataille qui se déroule ici oppose ceux qui tiennent à s’acharner toujours à faire bouger les choses et à changer le monde, à tous les défenseurs de l’ordre social et de l’orthodoxie intellectuelle qui travaillent au contraire à le maintenir tel qu’il est et surtout tel qu’il a été : les erreurs, les errements que l’on peut imputer à Sartre et Beauvoir – et il n’en manqua pas, dus notamment à leur suivisme par rapport aux organisations politiques – sont liés au fait qu’ils désiraient sans cesse se situer du côté des opprimés. Ce qu’il convient de critiquer ou de rejeter dans leur démarche est intrinsèquement imbriqué dans ce qu’on doit continuer de louer et il est dès lors bien difficile d’opérer le partage. Il faut souvent se référer à l’intention du geste plutôt qu’à la lettre du texte). Mais j’éprouve à chaque instant de ma vie les effets transformateurs que leurs écrits produisirent en moi. Au fond, les auteurs qui ont compté pour moi ont très souvent été des auteurs qui m’ont transmis quelque chose parce qu’ils avaient souhaité que leur démarche soit sous-tendue par le souci des autres (pour qui écrit-on ? à quelles fins ? ce sont les questions que Sartre n’a cessé de se poser, et qu’il affronte directement dans « Qu’est-ce que la littérature ? »15). Oui ! Générosité de Sartre, de Beauvoir, de Bourdieu, de Foucault… Comment pourrait-on mieux caractériser leurs œuvres et ce qui les a inspirées ? C’est pourquoi il me paraît important d’insister sur ce point : quand on juge l’œuvre d’un auteur, quelles que soient les critiques qu’on estime nécessaires de lui adresser, on ne doit jamais négliger de prendre en considération ce critère : que désirait-il faire, au moment où il l’a fait ? Que désirait-il dire à ceux à qui il destinait ce qu’il écrivait ? De quel côté se situait-il quand il prenait parti et s’engageait dans les combats du siècle et que chaque nouveau livre, pour lui, devait avoir la force d’un acte, l’efficacité d’une action ? Quelle était sa visée stratégique : à qui, à quoi, son discours entendait-il s’opposer ? Et l’envers de cet énoncé serait tout aussi vrai : les auteurs que l’on n’aime pas sont ceux qui ne nous font rien, ceux qui ne nous aident pas, ceux qui nous démobilisent, ceux qui nous paralysent (ou essaient de nous paralyser), ceux qui nous asphyxient. C’est peut-être en ce sens qu’il faut entendre la belle et concise formule de Michel Leiris : « Droite : froide. Gauche : chaude. » Comme j’ai été heureux de recevoir, après Réflexions sur la question gay, tant de lettres qui me disaient : « Vous m’avez sauvé la vie », ou « Vous me permettez de mieux vivre », et après Retour à Reims, tant d’autres lettres qui contenaient à peu près le même message. J’étais devenu à mon tour un auteur généreux, et dont la générosité avait exercé ses effets. Il m’est arrivé de définir ma démarche comme une éthique et une politique de la générosité. Je tiens beaucoup à cette définition16.
1. Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1991, p. 279. Le texte anglais dit : « La figure d’un père intellectuel ».
2. Sur le modèle antique dont il s’inspire, voir par exemple Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 110-112.
3. Mathieu Lindon, Ce qu’aimer veut dire, Paris, POL, 2012, p. 183.
4. Sur les livres qui créent leur public, voir André Gide, « De l’influence en littérature », in Essais critiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 403-417.
5. Annie Ernaux, Une femme [1987], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2012, p. 105-106.
6. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2003, p. 102.
7. Annie Ernaux, « Le “fil conducteur” qui me lie à Beauvoir », Simone de Beauvoir Studies, « Beauvoir in the New Millenium », vol. 17, 2001, repris in Tra-Jectoires, n° 3, 2006, p. 109-116.
8. Annie Ernaux, La Femme gelée, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987, p. 33.
9. Annie Ernaux, « Le “fil conducteur” qui me relie à Beauvoir… », art. cité, p. 111-112.
10. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 102-103.
11. Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2010, p. 115-122.
12. Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 38-96.
13. Walter Benjamin, « André Gide et son nouvel adversaire », in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Folio », t. 3, 2000, p. 152-169.
14. Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, [1985] Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 254.
15. Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », in Situations, II, op. cit. Sur la question déterminante de la destination des œuvres, voir Geoffroy de Lagasnerie, Logique de la création. Sur l’université, la vie intellectuelle et les conditions de l’innovation, Paris, Fayard, coll. « à venir », 2011.
16. Cf. Didier Eribon, « Politiques mineures. Pour un nouvel Anti-Œdipe », in De la subversion. Droit, norme et politique, Paris, Cartouche, 2010, p. 84.