Chapitre 2

Les ruses du déterminisme

On compare souvent Une femme à Une mort très douce, le livre dans lequel Beauvoir a relaté les derniers mois de la vie de sa mère. Cette comparaison va de soi, bien sûr, dès lors qu’on veut mettre en regard l’un de l’autre deux grands textes de la littérature autobiographique contemporaine ; et elle est riche d’enseignement : deux filles devenues écrivains relatent l’agonie de leur mère et retracent, à partir du point final, les existences que menèrent ces femmes, dont elles ont tant différé. Deux « récits » dans lesquels se lit en filigrane le mouvement par lequel deux filles se sont détachées de façon radicale de ce qu’étaient leurs parents – dont les positions sociales étaient fort dissemblables – pour s’inventer comme des intellectuelles et parvenir ainsi à se ressembler, malgré ces points de départ si éloignés l’un de l’autre. Mais si l’on se réfère aux dates de naissance et de décès, il convient de rapprocher la mère d’Annie Ernaux non pas de la mère de Simone de Beauvoir, comme on est trop aisément tenté de le faire lorsqu’on se situe dans l’espace littéraire, en rapprochant deux livres… mais de Beauvoir elle-même : la mère d’Annie Ernaux est née en 1906 et morte en 1986, Simone de Beauvoir est née en 1908 et morte en 1986 également, quelques jours plus tard.

Elles habitèrent le même pays, à la même époque. Mais sur des planètes différentes. Des planètes ? Des milieux sociaux, plutôt, ou des classes, car il vaut mieux éviter les métaphores et employer les termes qui correspondent à ce dont il s’agit dans la réalité. Je réfléchis à ceci : la mère d’Annie Ernaux et Simone de Beauvoir ont vécu en même temps, séparées par une distance géographique d’à peine 150 ou 200 kilomètres, et cependant à des années-lumière l’une de l’autre, socialement parlant. J’entends bien que cette distance sociale n’a évidemment pas échappé à Ernaux, et c’est probablement la raison pour laquelle elle a voulu lier ces deux femmes dans une même phrase, dans un même hommage, en soulignant le « paradoxe » de cette relation à distance, de cette conjonction, dont elle est le résultat ou le produit en même temps que c’est elle qui la crée rétrospectivement comme telle…

Et s’impose à moi cette évidence flagrante : non pas ma mère, mais mes deux grands-mères furent, elles aussi, des contemporaines exactes de Simone de Beauvoir. Elles sont nées l’une en 1909, l’autre en 1913. Et c’est en contrepoint des Mémoires d’une jeune fille rangée – sur l’enfance bourgeoise, le rapport à la culture et à la lecture, la possibilité des études –, et des volumes suivants de son autobiographie, La Force de l’âge et La Force des choses – sur la carrière intellectuelle et littéraire, le rapport à la politique, la possibilité d’être une femme libre –, que leurs vies s’éclaireraient et prendraient sens. Leurs vies ? Que pourrais-je en dire ? J’en connais bien peu de choses, en vérité. Elles n’écrivirent pas leurs Mémoires, et rien ne subsiste de ce qui en constitua la trame au jour le jour. Ce que Peter Handke écrit de sa mère dans Le Malheur indifférent : « Elle était ; elle fut ; elle ne fut rien1 », je pourrais l’écrire de chacune de mes grands-mères. C’est cela : elles étaient ; elles furent ; elles ne furent rien. En tout cas, rien d’autre que ce qu’elles furent, dans le périmètre étroit de leurs existences ouvrières. D’elles, il ne reste rien, en dehors des souvenirs qui perdurent dans la mémoire de leurs enfants, quand ils sont encore là pour se souvenir, et dans celle, plus fragmentaire, plus incertaine, de leurs petits-enfants. Je suis l’un d’eux. Et je me demande : à qui est reconnu, je ne dirais pas le droit, mais plus simplement la possibilité, ou la faculté d’accéder à la visibilité, à la légitimité sociale d’une vie qui mérite d’être racontée comme celle d’une personne et non plus seulement comme élément d’un collectif, quel que soit le nom qu’on lui donne, et même s’il arrive – mais ce n’est plus guère le cas ! – que ce nom paraisse glorieux aux yeux de ceux qui le donnent (le « Peuple », la « Classe ouvrière »…) ? Cette vie des gens « infâmes » dont parle Foucault, et dont il nous dit qu’ils n’accèdent à la lumière que lorsqu’ils ont le malheur de croiser sur leur chemin la violence du pouvoir qui s’abat sur eux et consigne les coordonnées de cette rencontre malheureuse sur le grand registre du contrôle social et de l’enregistrement administratif et répressif du désordre et de la déviance. Vite oubliés et enfouis sous la poussière, ces fragments de biographies ne s’animent à nouveau que si un historien, un jour, vient les redécouvrir. Mais les autres ? Tous les autres ? Qui en sera l’archiviste ? Qui se fera le mémorialiste de ces trajectoires sans documents, c’est-à-dire sans identités : la foule de ceux qu’on appelle dans les articles de journaux les « anonymes », hommes et femmes sans nom parce que sans qualités – sociales ? C’est bien l’affirmation obstinée d’une telle volonté que je trouve dans La Place, dans La Honte, dans Une femme… : devenir, pour les sauver, l’« archiviste » de la tradition familiale et du savoir qui s’y transmettait, de manière informelle, de génération en génération ; mais c’est aussi le sentiment résigné de ne pouvoir en être « que l’archiviste » (car dès qu’on la transcrit dans un livre, cela signifie qu’on est devenu extérieur à cette transmission et qu’on appartient à un autre monde)2. Ernaux nous apprend également que le titre de La Place avait d’abord été, dans son esprit : « Éléments pour une ethnologie familiale ». En tout cas, comme dans Le Malheur indifférent de Handke, le projet est bien de peindre la réalité de ces vies ainsi rendues à la dignité de leur singularité, celle des travaux et des jours, des pensées et des émotions, charriant leur lot de bonheurs et de malheurs, en même temps qu’inscrites dans la logique du monde social qui confère aux significations individuelles toute leur dimension et tout leur sens tandis que les significations sociales s’incarnent et s’animent dans les gestes et les paroles des individus singuliers.

 

Ni l’une ni l’autre de mes grands-mères ne lut Le Deuxième Sexe, cela va sans dire (l’une parce qu’elle ne savait pas lire ; l’autre parce qu’elle ne lisait pas de livres : elle n’en avait pas le temps, elle n’avait pas la formation nécessaire, elle était et avait toujours été ouvrière), et je ne suis pas certain qu’elles entendirent parler de ce qui constitua un événement dans d’autres milieux. De tout ce bruit provoqué par la parution d’un livre, du tintamarre dont on perçoit encore l’écho dans une mémoire qu’on appelle « collective » mais qui n’est pas celle de tous ni même de toutes, de l’effet de choc que nous racontent avec ferveur les ouvrages historiques, rien ne leur parvint. Non : rien. Ce dont je suis certain, c’est qu’elles n’étaient pas féministes. Les femmes des classes populaires – comme les femmes de la grande bourgeoisie, d’ailleurs – sont restées, dans une très large mesure, imperméables au féminisme, qui semble ne pas les avoir touchées, même si, bien sûr, elles ont bénéficié des droits conquis au fil des décennies et des luttes (le droit de vote, bien tardivement, puis, à la génération suivante, le droit à l’avortement, à la contraception…). Je me demande si elles connurent le mot « féminisme ». Et s’il était arrivé jusqu’à elles, il est probable que l’une d’elles l’aurait rejeté avec force, et que l’autre, peut-être, aurait entretenu un rapport ambigu, ambivalent avec ce vocable qui lui aurait paru trop savant, et l’aurait intimidée : quelque chose qui n’était pas pour elle, aurait-elle pensé (« Si tu crois que j’ai eu le temps de m’intéresser à des trucs comme ça », aurait-elle répondu, si je lui avais posé la question). Elles incarnèrent deux manières opposées de vivre des vies de femmes de la classe ouvrière. Leur mode d’être et de penser, de se comporter et d’agir, fut profondément, fondamentalement façonné et gouverné par leur appartenance de classe, mais, comme c’est très souvent le cas, une même appartenance sociale, une position analogue dans l’espace social pouvaient commander des attitudes qui, pour être ancrées dans des situations produites par des déterminismes sociaux rigoureusement identiques et inscrites dans des habitus populaires partagés et des ethos ouvriers communs, n’en étaient pas moins très éloignées l’une de l’autre, voire opposées l’une à l’autre. Il convient d’insister sur ce point : que les effets d’un même déterminisme soient différents en deux personnes différentes ne veut évidemment pas dire que le déterminisme n’existe pas ou n’aurait qu’une importance secondaire, relative. C’est d’ailleurs là que réside l’une des grandes difficultés de l’analyse des façons dont s’exercent les contraintes sociales : elles n’agissent pas de manière univoque et leur action peut engendrer des réactions divergentes, la soumission, la résistance… Il y a toujours plusieurs formes de réponses possibles à une même situation et à de mêmes déterminations, mais ces réponses, la manière dont elles sont mises en œuvre et vécues, renvoient de manière stricte à la constitution sociale des habitus de classe.

Ma grand-mère paternelle eut son premier enfant en 1929 : mon père, qui allait devenir bientôt l’aîné d’une famille nombreuse. Elle n’avait pas 20 ans, et n’était mariée que depuis quelques mois. Elle eut à cœur de raconter que son fils était né (très) prématurément. C’était peu crédible ! On ne la crut pas, on fit semblant. Et l’on ironisa derrière son dos. La réalité était plus simple : elle avait épousé à la hâte le jeune homme qu’elle « fréquentait », selon le mot qui servait à désigner une relation suivie, et avec qui, mais c’était inavouable à l’époque pour une jeune fille de son âge, elle était allée un peu plus loin que ce qu’autorisaient et la morale et la prudence. S’aimaient-ils ? Avaient-ils envisagé, avaient-ils même envie de passer ensemble tant d’années à venir, et jusqu’au décès de l’un d’eux, trente-cinq ans plus tard ? Qui pourrait le dire ? Toujours est-il que la règle sociale voulait que le garçon « prenne ses responsabilités » et que la fille sauve ainsi les apparences et son « honneur ». Si le garçon s’y refusait, cela renvoyait la jeune fille au statut très fortement stigmatisé de « fille mère » et par la suite à celui de « mère célibataire ». La hantise des parents était que leurs filles « tombent enceintes », et les filles qui « tombaient » effectivement enceintes avaient honte d’elles-mêmes et essayaient de masquer aux yeux des autres qu’elles s’étaient comportées d’une manière aussi condamnable, sachant que, sinon, elles auraient à porter longtemps le poids de cette condamnation. Pour les adolescents, quelques instants de plaisir pouvaient se payer au prix fort. Tout cela était monnaie courante : et le fait lui-même – la sexualité avant ou hors mariage –, et la réprobation, l’accusation insultante plutôt, véhiculée par les ragots du voisinage et rappelée pendant des années par les rumeurs malveillantes ou moqueuses. À tel point qu’on pourrait se demander si l’une des fonctions de ce jugement négatif et sévère porté sur des pratiques largement partagées n’était pas de les justifier en les dénigrant à partir des valeurs proclamées de l’ordre social et en reconnaissant ainsi publiquement leur existence. La fiction juridique, morale et donc politique – le mariage réparait la faute et l’enfant était réputé « prématuré » – n’effaçait pas les épisodes qui lui échappaient : elle les entérinait et, de ce fait, les légitimait. Il n’était pas rare que le droit opère la médiation entre les pratiques réelles assez libres et une morale sexuelle très rigoureuse (on pourrait dire que c’est un cas particulier du caractère « fictionnel » du droit). Et cela s’avérait d’autant plus nécessaire qu’il est toujours plus facile de prôner la morale – et notamment de la prôner aux autres – que d’en respecter les préceptes. Par exemple, dans le roman de Raymond Williams, Second Generation, l’un des personnages féminins, qui interdit catégoriquement à sa fille d’aller passer quelques jours de vacances avec le jeune homme qu’elle veut épouser, parce que c’est impensable tant qu’ils ne sont pas mariés, ou, concède-t-elle, au moins fiancés et donc officiellement engagés l’un envers l’autre, finit par avouer à la mère du garçon qu’elle-même avait été enceinte de sa fille avant d’être fiancée3… Ce qui signifie que l’on peut contribuer à propager et à essayer d’imposer autour de soi les exigences contenues dans des codes de « bonne conduite » sexuelle auxquelles on n’a pas soi-même obéi. Ne pas faire ce qu’il convient de faire, ne pas être ce qu’il convient d’être n’empêche nullement de demander aux autres de suivre les règles et de se plier aux normes : l’adhésion à la norme, la volonté de la perpétuer n’impliquent nullement qu’on s’y conforme. Ne pas s’y conformer quand on y adhère et qu’on n’envisage pas de ne plus y adhérer (car ce serait contrevenir aux lois tacites qui règnent dans le milieu où l’on vit, et donc, peu ou prou, s’exclure de la communauté cimentée par elles et par le fait qu’on les reconnaît) suscite néanmoins un sentiment de honte durable et impose le silence sur un secret qui n’en est jamais vraiment un – il y a toujours des gens qui savent et jouent de ce savoir – à propos d’une faute qui n’en est une que parce qu’on la reconnaît et la constitue comme telle en essayant de la dissimuler.

 

Je vins au monde vingt-quatre ans plus tard. Et aussi loin que je sois en mesure de remonter dans le temps du souvenir et des images, je revois ma grand-mère comme une femme vieillie avant l’âge, n’accordant aucune attention à son apparence : elle portait en permanence, comme un uniforme lié à son métier de femme au foyer, une blouse en nylon, et semblait n’avoir pour horizon que les limites de son espace domestique, à l’intérieur duquel elle accomplissait un nombre incalculable de tâches. Elle avait tout de la femme soumise à l’ordre social. Et elle défendait l’évidence de cet ordre comme si c’était elle qui l’avait voulu et instauré : ce n’était pas seulement une loi de nécessité qui s’imposait à elle et qu’elle subissait sans y penser, celle du monde tel qu’il est et dans lequel le rôle des femmes et celui des hommes sont distribués de manière différentielle et complémentaire… Non ! Elle affirmait et réaffirmait souvent et le caractère logique et le caractère moral, ou simplement normal, naturel, de cette loi (elle n’était pourtant pas chrétienne et ignorait tout de la psychanalyse) : « les hommes sont ceci… les femmes sont cela… » ; « les hommes doivent faire ceci… les femmes doivent faire cela… » ; et surtout : « ce n’est pas le rôle d’un homme… » (de faire la vaisselle ou de s’occuper des enfants, par exemple), « ce n’est pas la place d’une femme… » (d’aller au café, de sortir seule le soir…). Elle avait travaillé en usine, quand elle était jeune – c’est-à-dire de 14 à 19 ans – avant d’être obligée de se marier. Ensuite, elle quitta l’usine pour toujours, et son travail consista à élever ses enfants dont les naissances s’enchaînèrent sur un rythme quasi annuel pendant une quinzaine d’années. Elle eut douze enfants. Et elle garda toute sa vie auprès d’elle un fils handicapé mental (il était né sous les bombardements de 1940), dont elle devait s’occuper en permanence, ce qui renforçait l’impression qu’elle était l’esclave de la maison. Lors des fêtes de famille, elle préparait les repas, servait à table… Un de ses fils, une de ses filles – ces dernières l’aidaient un peu, notamment quand arrivait l’heure de « débarrasser la table », comme on disait, et de faire la vaisselle – lui lançait : « Maman, assieds-toi une minute. » Elle répondait : « Oui, j’arrive », ou « Oui, tout à l’heure », mais ne s’y résolvait jamais, ou alors quelques instants seulement, comme s’il s’agissait d’un moment volé ou d’une concession aux caprices de sa famille, avant de retourner à ce qu’elle considérait comme relevant de ses prérogatives autant que de ses obligations. Le sens du devoir, de son devoir, lui intimait de rester debout, de ne rien manger pendant que les autres se gavaient (et elle répétait : « Oh ! je n’ai pas faim, j’ai mangé en préparant le repas »). En ces occasions, elle regardait son monde du haut de sa petite taille et paraissait heureuse. L’était-elle ? Se posait-elle la question ? Qui se la posait pour elle ?

J’imagine qu’elle ne connut jamais d’autre homme que mon grand-père (ni avant lui, ni pendant, ni après). Pour elle, être une femme signifiait être une épouse et une mère. Puis une veuve. Rien d’autre. On avait l’impression, à la voir ainsi évoluer devant soi, s’agiter, courir en tout sens, qu’elle jouait un rôle et qu’elle entendait le porter jusqu’à la perfection : c’était comme si elle s’ingéniait à être ce qu’elle était au sens où le garçon de café de Sartre, dans L’Être et le Néant, joue à être garçon de café pour le regard des autres. Mais il ne s’agissait pas d’un jeu ! Elle n’avait pas la liberté de s’arrêter : c’est ce qu’elle était, et ce qu’elle devait être. Elle adhérait à son rôle et semblait fière de son abnégation, fière de « ne jamais prendre une seconde de repos », comme elle le répétait fréquemment. Là se trouvaient sa dignité, et sa raison d’être. Elle ignorait, et ne cherchait pas à ne plus ignorer, que d’autres voies, d’autres vies existaient. Ou plutôt, non ! Elle n’ignorait rien. Mais elle condamnait les femmes – de son milieu – qui cherchaient peu ou prou à s’affranchir de l’esclavage familial : des fainéantes, qui tenaient mal leur intérieur, ou des cavaleuses qui passaient d’un homme à l’autre, en brisant les ménages installés…

Était-elle vraiment et tout uniment telle que je la voyais ? Ou entretenait-elle des amours imaginaires avec un acteur de cinéma, un voisin croisé chaque jour ou aperçu de temps à autre ? Je ne sais pas. Ce que je sais, désormais, c’est que son abnégation quotidienne n’allait pas sans heurts, et que ses disputes avec son mari pouvaient tourner à l’orage. Ma mère m’a raconté récemment cette anecdote qui m’a troublé. Alors que je lui disais : « J’ai l’impression que la grand-mère Germaine était vraiment incapable de la moindre révolte… », elle me coupa d’un ton vif : « Oh là là ! Tu te trompes ! Un jour, quand tu étais tout petit, tu as bien failli être défiguré… J’arrivais dans la pièce juste au moment où ta grand-mère lançait un couteau de cuisine sur ton grand-père, et il s’est planté dans la porte à dix centimètres de ta tête. » Un couteau ? Lancé avec cette force sur son mari ? ? Sa rancœur accumulée, ses griefs silencieux d’un seul coup rassemblés dans ce geste de violence et de folie ? ? ? Cela ne se produisait sans doute pas souvent. Une chose est sûre, cependant : l’image que j’avais de cette femme a changé depuis que j’ai appris qu’elle était capable d’entrer dans de telles crises. Elle se taisait, se taisait, se taisait… puis sa colère explosait, en de brefs éclairs. Ensuite, la tempête se calmait, et tout redevenait comme avant : l’ordre se réinstallait, jusqu’à la prochaine fois. Je serais tenté d’y voir des scènes de cinéma ou de théâtre ! Pourtant, non ! La vie quotidienne, simplement ! Avec sa routine entrecoupée d’éclats de rage et de fureur. J’ai raconté dans Retour à Reims un incident identique, qui s’est déroulé bien des années après : ma mère jetant contre mon père le bras d’un mixer électrique qu’elle était en train d’utiliser pour préparer une soupe. Les deux gestes se ressemblent trop pour qu’on puisse éviter d’y voir un trait caractéristique de la vie des couples hétérosexuels durables – des couples ouvriers, du moins – et même un fait social : si la domination masculine organise la structure des relations, et si la brutalité des hommes, ne serait-ce que par la manière dont ils sont installés dans les schémas rigides de la répartition des fonctions et des tâches, est une donnée institutionnalisée, une règle agissante à tous les instants, la rébellion soudaine des femmes, pour être rare, n’en est pas moins réelle, et potentiellement dangereuse pour ceux contre qui se déclenchent ces éphémères mais furieuses protestations. Peut-être, d’ailleurs, cette répétition de la révolte est-elle partie intégrante du système, un élément nécessaire à son bon fonctionnement : une soupape de sureté. Grâce à quoi tout peut continuer sans que rien ne change. Mais il faut constater à quel point l’adhésion à l’ordre des évidences instituées – celles qui gouvernent la vie de tous les jours – suscite par intermittence le refus agressif de celles-ci. Ce qui semble relever de la soumission contient les ferments de la révolte, mais cette révolte ne met pas en cause les conditions mêmes de la soumission : elle cohabite avec elle et se déploie dans les cadres perpétués de celle-ci. Cette femme qui hurlait pendant quelques minutes la colère qu’elle éprouvait contre ce qu’elle vivait en permanence aurait été la première à s’opposer à un changement radical : elle finissait par ne plus supporter les charges qui pesaient sur elle – le ménage, la cuisine, les enfants… –, mais je sais qu’elle aurait jugé incongru qu’on puisse demander à son mari d’en prendre sa part.

Richard Hoggart a bien rendu, dans La Culture du pauvre, et cette situation et le rapport à soi qu’elle implique, lorsqu’il écrit que, pour la plupart des « ménagères », « les charges domestiques deviennent vite une routine dans laquelle elles s’enferment : plus rien n’existe que le train-train de la vie familiale qui absorbe leurs énergies et exclut toute attention portée à leur propre personne. Subsiste seulement, à peine formulé, l’orgueil de savoir que tant de choses dépendent d’elles ». Aussi peut-il ajouter qu’une jeune femme des classes populaires se mue peu à peu en une « femme accomplie qui, vers le milieu de son âge, dispense au sein du foyer et de la famille une “présence” rayonnante ». Par conséquent, « à sa manière, elle est assez souvent heureuse de son sort : le mari peut bien être le “maître”, elle ne se laisse pas marcher sur les pieds ; toute la famille reconnaît la valeur et le mérite d’une “bonne mère”4 ».

 

Mon autre grand-mère, la mère de ma mère, incarna une version très différente de la « femme du peuple ». Elle aussi était ouvrière ; elle aussi, je l’ai raconté, eut son premier enfant très jeune, à 17 ans. Mais elle n’épousa pas son amant. Et même le laissa sortir de son existence assez rapidement. Elle voulait être libre. Sa vie durant, elle lutta pour pouvoir l’être. Elle vécut dans les années 1930 avec un autre homme, avec qui elle eut d’autres enfants, qu’elle épousa en 1946, après l’avoir quitté à plusieurs reprises et notamment pendant la guerre, quand elle l’abandonna en laissant également ses enfants – un fardeau pour elle – derrière elle, dans une famille d’accueil, pour aller travailler en Allemagne (elle fut, pour cela, tondue à la Libération). Elle avorta après la guerre, ne voulant pas s’embarrasser d’un enfant de plus (elle dut purger une peine de prison pour avoir commis un tel « crime »). D’une certaine manière, on pourrait la dépeindre comme une femme émancipée, qui aurait aimé pouvoir n’être guidée que par ses désirs et ses plaisirs, comme si n’existaient pour elle ni les contraintes de la maternité non désirée – la maternité comme fatalité et comme entrave –, ni celles afférentes aux relations durables qu’elle entretenait avec ses compagnons ou avec son mari, dont elle ne voulait pas que cela l’empêche d’aller « voir à droite et à gauche », ni même les pesanteurs du monde social ou les tragédies qui déchirèrent le siècle. La liberté n’était pas simple à vivre pour une femme du peuple. On sait quelles insultes reçut Simone de Beauvoir quand elle publia Le Deuxième Sexe. Elle les a rapportées dans La Force des choses. Elle sut faire front, avec courage et détermination. Mais je me rends compte aussi que le prix qu’il lui fallut payer – le déchaînement de la misogynie, les plaisanteries vulgaires des hommes mis en question dans leur sentiment de suprématie, les attaques agressives des femmes antiféministes –, et qui fut compensé par le succès et le prestige, représente bien peu de chose en comparaison de ce qu’eut à subir ma grand-mère. Une ouvrière émancipée ? Il y en eut plus d’une, c’est certain ! La représentation bourgeoise de l’ouvrière comme femme « immorale » – c’est-à-dire aimant à vivre librement sa sexualité – n’est pas totalement dénuée de fondement. Ma grand-mère fut de celles-ci. L’image pourtant se lit en négatif. Et le portrait ne paraît guère flatteur. La gloire, le rayonnement de l’une – l’intellectuelle engagée, audacieuse –, avait pour envers le discrédit des autres, de celles pour qui elle parlait mais qui n’avaient pas droit à la parole publique : les ouvrières délurées et « noceuses ». Ce que réussit à accomplir Simone de Beauvoir fut d’une importance capitale. Ce qu’essaya d’accomplir ma grand-mère ne le fut pas moins, mais relégué dans le silence et la solitude, et n’en sortant que dans le tumulte de la grande histoire mondiale ou les soubresauts de la petite histoire policière. Toujours vaincue d’avance, toujours elle s’acharna à relever la tête. Elle se débrouilla comme elle le put. Elle ne renonça jamais à sa volonté de mener sa vie comme elle l’entendait. Pour elle, cela impliquait un combat de chaque instant ; une opiniâtreté qui ne devait jamais se relâcher. Elle pensait d’abord à elle. Ce qui la conduisit à de bien contestables décisions, à de bien détestables actions. Mais cette Beauvoir des quartiers pauvres paya au prix fort son entêtement à ne pas se soumettre. Ma mère, qui eut à souffrir de n’avoir représenté qu’un embarras pour celle qui l’avait mise au monde si jeune et sans avoir voulu cet enfantement, m’a dit un jour, en une phrase qui résume à la fois sa tristesse inapaisée et son incompréhension : « Je n’ai pas eu de chance, je crois qu’elle était égoïste et méchante. » Mais, si on range la psychologie aux magasins des accessoires inutiles, il est peut-être plus juste de penser qu’elles furent, mère et fille, des jouets de l’histoire : malmenées par les lois d’une condition sociale et d’une condition sexuée qui les dépassaient et façonnaient leurs existences, on les avait vouées à vivre dans le drame et le malheur. « On » ? Oui. Comment désigner autrement des règles dont on ne sait plus très bien ni pourquoi ni comment elles fonctionnent et s’imposent. Bien que leurs histoires soient très différentes, j’aperçois quelque chose de ma mère, de sa détresse, de ses souffrances, dans les livres de Violette Leduc : comme il était difficile en ces temps-là d’être une « bâtarde », de n’être aimée de personne, portant chaque jour en soi le sentiment d’injustice, d’« asphyxie », qui découlait de cette situation, dans la mesure où la femme qui avait « péché » reportait sur l’enfant non désiré tout le poids de la « faute » qu’elle avait elle-même commise. Quelle terrible première phrase, pour commencer le récit de sa jeunesse : « Ma mère ne m’a jamais donné la main. » Mais j’y aperçois aussi, bien sûr, quelque chose de ma grand-mère : la mère d’une « bâtarde », elle aussi suffoquant dans l’air raréfié que le monde social réservait aux femmes comme elle, à qui, précisément, on reprochait d’avoir fauté, et qui dès lors se mettaient à détester le fruit de cette fatale erreur, qu’il leur fallait garder avec elles comme un stigmate d’infamie, comme un châtiment5.

« C’est à cause de la malédiction qu’on avait lancée contre nous », m’a dit ma mère, pour expliquer pourquoi elle n’avait jamais pu être heureuse, avant de me raconter la scène que j’ai rapportée dans Retour à Reims : le père de sa mère, chassant cette jeune fille de 17 ans parce qu’elle était enceinte en criant : « Fous le camp d’ici avec ton bâtard ! Et soyez maudits tous les deux. » Mais la malédiction, ce n’est pas un individu, si bête et si borné qu’il ait été, qui la lançait ! Sa dureté ne faisait que répéter des attitudes et des énoncés déjà produits avant lui : son propos revêt un caractère citationnel. Ce qui s’exprimait par sa voix, en réalité, c’est le tribunal invisible et à jamais inaccessible dont parle Kafka, celui dont on ne comprend pas les sentences, sous le poids desquelles il nous faut pourtant vivre : ces sentences dont on ne sait pas pourquoi elles ont été rendues, mais dont on découvre un jour qu’elles nous ont précédés et qu’elles nous enveloppent, nous accompagnent, nous jugent, nous condamnent sans qu’il y ait d’explication. La société comme verdict.

 

Drôle de tableau que celui que composent les portraits juxtaposés de mes deux grands-mères. Elles étaient aussi dissemblables qu’il est possible de l’être à l’intérieur d’un même cadre social, géographique, historique. Et pourtant si proches l’une de l’autre, à bien des égards, dans leur affrontement quotidien avec la violence du monde qui les entourait : elles étaient destinées à perdre la partie, car l’adversaire était trop fort pour elle ; ou, du moins, elles manquaient d’armes.

1. Peter Handke, Le Malheur indifférent [1975], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, p. 52.

2. Annie Ernaux, Une femme, op. cit., p. 26. Voir aussi la démarche historienne et archivistique de Martine Sonnet dans Atelier 62, op. cit.

3. Raymond Williams, Second Generation [1964] Londres, Chatto and Windus, 1978.

4. Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970, p. 86-87.

5. Violette Leduc, L’Asphyxie, Paris, Gallimard, 1946 ; La Bâtarde, Paris, Gallimard, 1964. Voir aussi Carlos Jansiti, Violette Leduc. Biographie, Paris, Grasset, 1999.