— Chais pas. Elle avait l’air bien, puis elle s’est mise à tousser et, paf, elle est morte.
Stevie, mal à l’aise en cravate, tire sur son col de chemise. Debout près du cercueil ouvert, nous contemplons la minuscule dépouille de notre grand-tante exposée dans le local des pompes funèbres Werner.
— C’est peut-être un de tes scones.
Je lève un regard horrifié sur mon cousin, la culpabilité m’étreignant déjà l’estomac de ses serres glacées. Je m’enquiers en chuchotant :
— Elle mangeait un scone quand elle s’est mise à tousser ?
— Elle, non. Mais moi, oui. Peut-être qu’elle a respiré une miette, ou un truc comme ça. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que moi, j’y suis pour rien.
— Bien sûr que non, mon chéri, lâche tante Rose en reniflant, tandis qu’elle tapote le bras de son fils.
Elle se mouche avec un surprenant bruit de trompette.
— Mais il est vrai que ces scones étaient terriblement friables, Lucy. La prochaine fois, tu devrais y mettre un peu de crème fraîche.
Iris me lance un regard aigu.
— Boggy s’est étouffée avec un scone ?
— Non ! Boggy ne s’est pas étouffé avec quoi que soit, n’est-ce pas, Stevie ? Tu le sais, tu étais avec elle !
Stevie hausse les épaules, se gratte l’oreille.
— On regardait Matlock. Elle m’a fait remarquer que l’acteur était encore pas mal pour un croulant… Moi, je mangeais mon scone. Alors, elle s’est mise à tousser et…
Stevie mime la suite : yeux écarquillés, langue pendante.
— … raide morte. J’ai même pensé à lui donner un scone. Ça l’avait bien ramenée la première fois, hein, Luce ?
— Tu ne lui en as pas donné un, tout de même ?
Mon esprit répugne à l’idée que mon cousin, mû par une logique tordue, ait pu fourrer un scone dans la bouche de notre tante cacochyme dans sa volonté de la ressusciter. Néanmoins, son QI avoisinant celui d’un poulet, tout est possible.
Il proteste :
— Bien sûr que non, Luce ! Je ne suis pas débile. Mais c’est toi qui as dit que tes scones l’avaient ramenée à la vie.
— C’était une hallucination de ma part, Stevie.
— Vous allez arrêter de vous chamailler, tous les deux ? gronde Iris. Vous gâchez cette adorable veillée.
Je ferme les yeux. Le parfum entêtant des lis me donne la migraine, sans parler de la sirupeuse musique d’orgue qui dégouline en fond sonore. Personnellement, j’aurais opté pour les Concertos brandebourgeois, les Smashing Pumpkins ou n’importe quoi d’autre. Mais tout sauf On Eagle’s Wings.
Ma mère s’approche, très animée, dans son habituel nuage de Chanel N°5. On dirait Audrey Hepburn : robe de soie noire ornée d’un large nœud à la taille et talons aiguilles Manolo Blahnik, noirs, à lanières, suggérant qu’à l’occasion ses pieds ne détestent pas s’adonner au bondage.
— Tu es divine, s’exclame-t-elle en me touchant l’épaule.
Oui, je porte une jupe, un pull, des chaussures convenables (des escarpins Nine West, rien de bien extravagant… Contrairement à maman, je trouve déplacé de profiter de la veillée du corps de Boggy pour exhiber mes talons hauts de dévergondée).
— Quel plaisir de te voir enfin bien habillée ! Cette couleur te va à ravir !
— Calme-toi, maman. C’est une veillée mortuaire.
— Oh ! toi…, dit-elle avec tendresse. Et ces boucles d’oreilles… vraiment trop chou !
Il faut que je vous explique. Les Veuves noires n’aiment rien tant qu’une belle veillée funèbre bien organisée, avec fleurs, assistance et larmes. Aussi n’en manquent-elles pas une seule — du reste, pour être tout à fait juste envers elles, il faut dire que, faisant partie de la deuxième génération d’une population de deux mille habitants, elles connaissent tout le monde à Mackerly. De tels événements sont évalués au moyen d’un barème complexe : nombre de personnes présentes, dépenses en compositions florales, prestige de l’association caritative retenue par la famille du défunt en cas de consigne « Ni fleurs ni couronnes », choix du traiteur chargé de la réception post-funérailles. De sa voix de stentor, Iris s’exclame sur la beauté de la dépouille, Rose s’attendrit sur le tact des personnes qui ont envoyé des fleurs et maman s’extasie à propos de Machin et de Machine qui ont eu la gentillesse de venir.
En ce qui me concerne, les entreprises de pompes funèbres m’amusent nettement moins, sans toutefois me plonger dans le même état de détresse que le cimetière. Mais Stevie s’est emparé de la théorie voulant qu’une miette égarée, transportée par un méchant courant d’air jusque dans l’œsophage de Boggy, ait effectivement causé sa mort. Qui plus est, il s’applique désormais à donner cette information à qui veut l’entendre. Et enfin… Eh bien, enfin, aucun de nous n’était préparé à l’idée que notre ancestrale petite Boggy s’éteindrait si rapidement.
— Dire que je comptais aller la voir demain, soupire mon cousin Neddy, le fils d’Iris.
— Ma foi, rétorque sa mère d’une voix tonitruante, si tu avais voulu la voir, il y a quinze ans que tu aurais pu le faire, Ned. Voilà ce qu’on récolte à attendre le dernier moment. Non que nous ayons su que ce serait le dernier. Elle se portait si bien… Un miracle de la science. Et Dateline, qui allait retracer son histoire. Pauvre Boggy !
— Oh ! c’est une tragédie !
— Nous aurions dû la garder encore des années auprès de nous !
Encore des années… Mais combien de temps tante Boggy était-elle supposée rester ici-bas, au juste ?
D’un ton ferme, ma bonne vieille cousine Anne essaie de leur faire entendre la voix de la raison.
— Voyons, maman, tante Rose ! Boggy avait cent quatre ans… Son heure était venue, voilà tout. Elle a vécu très longtemps, et mourir à cent quatre ans n’est pas à proprement parler une tragédie, si ?
— Si ! lance Rose dans un sanglot.
Cette femme adore pleurer…
— Comment peux-tu te montrer aussi cruelle, Anne ! Dire qu’elle a passé tant d’années dans un lit d’hôpital, réduite à l’état de légume, et que le jour où elle s’est enfin réveillée, il a fallu que Lucy lui apporte quelque chose pour qu’elle s’étouffe avec ! Lucy, pourquoi ne lui as-tu pas apporté de la crème glacée ? Hein, pourquoi ? Franchement, si tu avais eu deux sous de bon sens…
— Boggy ne s’est pas étouffée avec un scone !
Mon énergique protestation amène un sourire aux lèvres de la personne qui s’avance à présent dans le cortège.
— Révérend Covers ! minaude ma mère d’une voix chantonnante. Comme c’est gentil à vous d’être venu ! Quelle délicatesse de votre part !
Rose et Iris s’appliquent à narrer la fin tragique de Boggy à toutes les personnes qui défilent devant son cercueil, autrement dit à toute la ville, vu que l’annonce d’un miracle de la science, immédiatement suivie de celle d’un décès, a piqué la curiosité de tout le monde. Résultat : la file de gens est longue et j’ai les pieds en compote.
Là-bas, au fond de la salle, j’aperçois Ethan, en complet bleu marine et cravate rouge. A la seconde où son regard croise le mien, mon cœur se contracte brusquement — je ne l’ai pas revu depuis le lendemain de mon petit incident à la Michael Phelps. Quels sont exactement ses sentiments envers moi, je l’ignore. Je lui adresse un petit signe de la main auquel il répond par un hochement de tête. Sans sourire. Ma gorge se serre. Nous devons nous isoler quelque part, en tête à tête. Il faut que nous mettions cartes sur table. Quelque chose doit céder.
— Salut, Luce, toutes mes condoléances.
Charley Spirito est planté devant moi, en cravate, une veste des Red Sox passée sur sa chemise.
— Merci, Char…
Je n’ai pas le temps d’en dire plus : Charley m’enveloppe de ses bras de prof de gym. Enfouissant son visage dans mon cou, il plante un baiser mouillé sur ma clavicule.
— Oups !
Saperlipopette ! Mais il a la main baladeuse !
— Bas les pattes, Charley !
Je rajuste mon pull.
— Je te rappelle qu’il s’agit de la veillée funèbre de ma grand-tante !
— Ça veut dire oui ?
Il sourit d’un air idiot.
— Ça veut dire non ! Allez, dégage ! Ouste !
— Lucy, est-ce que tu sors avec ce garçon ? gazouille ma tante Rose.
— Non. Je ne sors avec personne.
Les joues cuisantes, je regarde Charley s’éloigner d’un pas nonchalant, sottement fière de m’en être sortie sans plus de mal qu’un brin de pelotage. Je surprends le regard d’Ethan fixé sur moi ; son visage est toujours de marbre et je détourne vivement les yeux.
J’ai besoin d’un répit. Après en avoir touché un mot à ma mère, qui joue les hôtesses à la façon de Ryan Seacrest sur le Tapis rouge de l’Academy Awards, je me dirige vers le fond de la salle. A tous les coups, je suis bonne pour une ampoule à chaque talon demain matin. Une fois assise sur un siège bienvenu, je m’applique à inspirer profondément. Mon cœur bat un tantinet trop vite. Je regretterais presque de ne pas pouvoir prendre un de mes comprimés planants.
La veillée de Jimmy s’est également tenue ici, dans une ambiance atrocement surréaliste, forcément… Une partie de moi-même n’arrêtait pas de répéter : « Ce n’est pas vrai. Il va arriver d’une minute à l’autre. » La majorité des personnes présentes étaient les mêmes qui avaient assisté à notre mariage, quelques mois plus tôt. C’en était presque troublant. Nous étions tous si heureux, alors. Se pouvait-il que Jimmy ait réellement disparu ? A jamais ? C’était comme dans un de ces rêves qui commencent bien, sauf que, peu à peu, on s’aperçoit qu’on est perdu et poursuivi par quelqu’un, armé d’un grand couteau, et qu’on ne peut se cacher nulle part.
En parlant d’invités à mon mariage, Debbie Keating, qui était ma meilleure amie depuis l’enfance, papote avec Rose, non loin du cercueil. Debbie était demoiselle d’honneur à mon mariage mais, quand Jimmy est mort, elle m’a complètement laissée tomber. Elle n’est venue ni à sa veillée mortuaire ni à ses obsèques. Elle ne m’a pas envoyé de carte de condoléances. C’est sa mère qui m’a appris, alors que je me tenais, tremblante, en état de choc, devant le cercueil de mon mari, que Debbie vivait très mal le décès de Jimmy et que tout ce drame l’attristait énormément. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de Debbie. Quand elle s’est mariée, il y a deux ans, je n’ai pas été invitée.
Ce genre de choses arrive plus souvent qu’on ne le croit. Ne sachant quoi dire, les gens se taisent, vous ignorent, font semblant de ne pas vous voir et, lorsqu’ils sont coincés, ils font ce que Debbie est en train de faire à présent : ils sourient vaguement dans votre direction, histoire de vous assurer d’une amitié qui a cessé d’être, sauf qu’ils détournent les yeux juste avant que vous puissiez croiser leur regard.
Quelqu’un prend place à côté de moi. C’est Grinelda, qui dégage une odeur de viande crue.
— Bonjour, Grinelda. Comment allez-vous ?
— Pas mal, petite. Et toi ?
— Ça va.
Je détaille son accoutrement d’un œil oblique : tutu rose sur pantalon violet en velours côtelé, chemisier en velours rouge et doudoune noire. Je ne résiste pas à l’envie de lui demander :
— Alors, Grinelda, aviez-vous prévu le décès de Boggy ?
— Bof, je vais te dire… Parfois, les fils se chevauchent un peu. Il se peut que je l’aie vu. Ou pas.
Se souvenant fort à propos qu’elle est gitane, elle baisse la voix :
— De plus, certaines choses ne sont pas censées m’être révélées.
— Et lesquelles sont censées vous être révélées, exactement ?
Elle pousse un soupir rauque.
— Toutes celles que les défunts veulent bien me communiquer.
Elle braque sur moi ses yeux aux paupières tombantes.
— Tu es allée voir le toast ?
— Oui. J’ai surveillé mon pain grillé. Je n’ai plus laissé brûler un seul toast depuis que vous m’avez transmis le message.
— Ah ! c’est bien. Bon, et maintenant il me faut un clope, conclut-elle avant d’être prise d’une quinte de toux grasse.
Je lui tapote le dos, refrénant un mouvement de dégoût devant ses crachats et sa respiration sifflante. Pour finir, elle pousse un grognement et s’efforce à grand-peine de se lever de son siège. Je bondis pour lui tendre la main.
— Prenez soin de vous, Grinelda.
— Toi aussi, Lucy.
D’un pas traînant, elle se dirige vers le révérend Covers, à qui elle tend une carte professionnelle violette.
— Je suis triste que ta tante est morte, Wucy, fait une petite voix à hauteur de ma hanche.
— Tiens, salut, Nicky !
Je soulève mon neveu de terre pour l’embrasser.
— Merci, mon lapin. Tu es venu avec ton papa ?
— Non, je suis venu avec ma maman.
D’un geste amical, il passe son petit bras autour de mon cou et je l’embrasse de nouveau. Sa joue est veloutée et il a un tout nouveau grain de beauté, juste au-dessous de l’oreille.
— Wucy, dit-il en tripotant mon collier, est-ce que tante Boggy va voir oncle Jimmy au paradis ?
La question m’atteint comme un coup de poing à l’estomac. Je m’assieds lentement, de manière à installer Nick sur mes genoux.
— Ça, je n’en sais rien, mon lapin. Peut-être. Pourquoi pas, en effet ?
— Il lui fera peut-être à manger. Oncle Jimmy était un bon cuisinier, c’est papa qui l’a dit.
La vision de mon mari dans la cuisine est si forte que j’arrive presque à sentir l’odeur de la sauce tomate — Jimmy, ses boucles blond foncé ramenées sous le bandana rouge, ses grandes mains hachant adroitement du persil, le grésillement du poulet dans l’huile d’olive chaude.
M’avisant soudain que mon neveu me dévisage d’un regard plein d’expectative, je murmure :
— Ça, oui, c’était un bon cuisinier… Je parie qu’il t’aurait préparé tous tes plats préférés.
— Papa m’a dit pareil. Je peux avoir un bonbon ? s’enquiert-il en descendant de mes genoux. Il y a des bonbons là-bas. Un grand saladier rempli de bonbons, près de la porte.
— Va demander à ta maman.
— Au revoir !
Nicky file en direction de Parker, qui, tout à sa conversation avec Ellen Ripling, caresse d’un air absent les cheveux de son fils. Nicky lui agrippe la jambe, manœuvre visiblement destinée à l’interrompre. Il a les mêmes yeux que son père, bruns et malicieux, toujours habités par la lueur d’un sourire.
Sauf qu’il y a un bout de temps que je n’ai pas vu Ethan sourire. Même à présent, il défile d’un air las dans le cortège qui s’avance pour présenter ses condoléances à ma famille. A sa vue, le visage de Rose s’éclaire ; il lui décoche le sourire qu’il réserve aux Veuves noires et se penche pour embrasser ma tante sur la joue. Puis, prenant ses mains dans la sienne, il lui confie quelques mots qui la font sourire. Cet Ethan… Il a vraiment le chic, avec les vieilles dames ! Me remémorant le baiser qu’il a posé sur mon front, l’autre soir, je sens une étrange palpitation se propager dans ma poitrine.
Ethan s’avance maintenant vers Iris, lui murmure quelques paroles à l’oreille… Une remarque coquine, vu la délectation avec laquelle ma tante adopte une mine outragée pour lui donner une tape sur le côté de la tête. Enfin, il parvient à la hauteur de ma mère, qui glisse son bras sous le sien sans cesser pour autant de bavarder avec sa meilleure amie, Carol. Ethan a l’air si… convenable. Il salue Carol d’un hochement de tête, sans interrompre ma mère. En fait, il a l’air de ce qu’il est : un bon fils. Dommage que cette gracieuse aisance lui fasse défaut vis-à-vis de ses propres parents.
Baissant les yeux, j’imagine Jimmy encore présent parmi nous, se comportant peu ou prou à la manière de son cadet. Faisant du charme à ma mère, amadouant mes tantes, puis venant s’asseoir près de moi pour me donner un baiser. Il m’aurait tenu la main, murmuré une confidence à l’oreille, puis se serait levé pour aller calmer nos enfants — nous envisagions d’en avoir quatre — quand ils seraient devenus trop turbulents. Et si d’aventure quelqu’un avait osé suggérer que la mort de Boggy avait été causée par une miette de mes scones, Jimmy aurait eu tôt fait de balayer cette idée stupide. Sa présence m’aurait préservée de la superficielle Debbie Keating ainsi que de tous les Stevie du monde et autres cousins crétins.
Réinventer le présent, c’est la croix de toute veuve, mais aussi une bénédiction. Jusqu’à la fin de mes jours, j’imaginerai Jimmy dans toutes les circonstances de la vie. Il m’aimait tant… Et Dieu sait que, moi aussi, je l’aimais !
— Bonsoir, Lucy.
Je lève les yeux, et, l’espace d’une fraction de seconde, je crois voir à la place d’Ethan l’homme dont je me languis depuis des années.
A travers le tumulte d’émotions qui me brouille les sens, je murmure :
— Salut.
— Alors, comme ça, il paraît que tu fabriques des scones tueurs ? chuchote-t-il avant de piquer un fou rire silencieux.
Il se laisse choir sur la chaise voisine de la mienne et se couvre le visage d’une main.
La tendresse qui m’habitait se dissipe aussitôt. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Dire qu’il y a quelques instants à peine j’envisageais de mettre les choses au point avec lui, de lui redonner le sourire. Sans un mot, je me lève.
— Attends, Lucy, excuse-moi…, dit-il en saisissant ma main. Ne te mets pas en pétard.
Je me libère d’une brusque secousse. Franchement, je ne suis pas d’humeur. Le cœur assailli par mille émotions confuses, des bonnes, des mauvaises et des affreuses, j’éprouve le besoin de m’isoler un peu.
Au fond de la salle, Stevie, mains sur la gorge, langue sortie, mime les derniers instants de Boggy. Le père Adhyatman le contemple d’un air de fascination horrifiée. Ce n’étaient pas les miettes, dis-je mentalement au prêtre avant de me frayer un passage hors de la pièce. Au bout du couloir, je tourne en direction de la salle de bains — j’ai la gorge nouée et mes yeux picotent de larmes contenues.
Sur ces entrefaites, voici justement que Debbie, mon ex-meilleure amie, sort de la salle de bains. Elle m’adresse ce sourire niais qu’elle a eu le temps de peaufiner, fixe un point à gauche de ma tête, et tente de se défiler discrètement.
— Salut, Debbie ! dis-je d’une voix un peu trop forte en lui barrant le passage.
— Oh… Euh… Lucy ! s’exclame-t-elle comme si elle ne m’avait pas reconnue.
Ses yeux fuient les miens — on dirait un daim pris dans les phares d’une voiture. Non. Un opossum dans les phares d’une voiture. Elle a toujours eu une petite tête sournoise.
— Salut ! Qu’est-ce que tu deviens ?
— Ma foi, c’est drôle que tu me poses cette question, Debbie. J’ai perdu mon mari, il y a cinq ans. Je sais que sa mort t’a beaucoup attristée. Mais moi aussi, figure-toi ! Ça m’aurait fait plaisir d’avoir au moins un coup de fil de ta part. Vu que tu étais censée être ma meilleure amie et tutti quanti…
Elle me dévisage fixement, les traits déformés par la surprise. Sa bouche s’ouvre sans qu’un son s’en échappe, mais, quoi qu’elle ait à me dire, je ne tiens pas à l’entendre. Je m’écarte de son chemin, ce dont elle profite pour filer sans demander son reste. Oppressée, respirant avec difficulté, je cherche alentour un endroit où me cacher, comprenant, la rage au cœur, que je suis au bord des larmes.
Le vestiaire. Super. Il n’y a personne à l’intérieur. Une fois la porte refermée derrière moi, je prends une profonde inspiration et croise les bras sur ma poitrine. Je suis entourée par trois grands portants chargés de manteaux ; les quelques cintres métalliques inutilisés cliquettent doucement sous l’effet du courant d’air causé par mon entrée.
— Lucy ? Tu es là-dedans ?
C’est Ethan. Evidemment.
Je ne réponds pas. Le vestiaire ne ferme pas à clé. Ethan entre et referme sans bruit la porte derrière lui.
— D’abord, tu te fais peloter par Charley Spirito, ensuite, tu envoies balader Debbie Keating… Quelle soirée !
Il hoche la tête et s’abîme dans la contemplation du sol.
— Je te prie de m’excuser, Lucy. Ma petite plaisanterie sur tes scones était de très mauvais goût. Tu me pardonnes ?
Je fais oui de la tête, la gorge trop nouée pour émettre le moindre son.
— Alors, sors de là. Ta mère te cherche partout.
D’une voix étranglée, je tente d’articuler quelques mots.
— Ethan…
En vain. Je serre les lèvres pour lutter contre le tremblement qui agite ma bouche.
Ethan hausse les sourcils d’un air surpris.
— Lucy…
Il avance de quelques pas, supprimant le faible écart entre nous et saisit mes bras de ses mains chaudes et fortes.
— Qu’est-ce qui se passe, mon cœur ?
Les larmes débordent de mes yeux, et je me retrouve soudain la tête nichée au creux de son épaule, entourant de mes bras sa taille élancée, en train de pleurer. De pleurer toutes les larmes de mon corps. Entre deux sanglots, je hoquette :
— J’étais si fière, Ethan… D’être le premier visage qu’elle ait vu après tout ce temps. Je pensais avoir provoqué quelque chose. Par un mot, peut-être, ou par le fait de lui avoir apporté ces foutus scones… Elle nous parlait, nous souriait… Tout était redevenu comme au bon vieux temps, tu comprends ? Les Veuves noires étaient si heureuses, c’était comme une fête, tout le monde était stupéfait, et puis… C’est tellement idiot, mais pourquoi faut-il que tout le monde meure ?
Je m’étrangle sur un sanglot.
— Chérie, elle avait cent quatre ans…, murmure Ethan contre mes cheveux.
Ses bras m’enveloppent, sa main vient me masser juste entre les omoplates, là où mes tensions se matérialisent sous la forme de nœuds gros comme des noyaux de pêche. Ses caresses sont si agréables… Son odeur si réconfortante…
— Elle s’est… éteinte. C’est tout. Et tu as vécu cette incroyable journée — le jour de sa vie où elle est redevenue elle-même — à son côté.
Sa voix est empreinte de douceur.
— Tu devrais t’en réjouir, ma puce. C’est un cadeau qui t’a été offert. Tu as pu lui parler une dernière fois. Moi, je donnerais n’importe quoi pour…
Il s’interrompt brutalement, mais c’est sans importance. Je sais ce qu’il s’apprêtait à dire.
Je m’écarte un peu pour le fixer : ses yeux, ses fameux yeux toujours animés d’un sourire, débordent de tristesse.
Malgré tout ce que j’ai vécu avec lui, jamais je ne l’ai vu pleurer, ni aux obsèques de Jimmy ni dans les jours horribles qui ont suivi — jamais. Quelle masse d’émotions il refoule au fond de son cœur, à l’image d’un stock relégué au fond d’un entrepôt, je me le demande.
Lui aussi s’écarte de moi. Avec une immense tendresse, il passe ses pouces sous mes yeux pour y essuyer les larmes.
— Ne pleure pas, ma chérie murmure-t-il. Je ne peux pas le supporter.
Alors, je l’embrasse. Sa bouche pleine et charmeuse est si chaude, si familière… L’espace d’un instant, il reste figé comme une statue de sel. Puis il me rend mon baiser — à peine, du bout des lèvres. Je passe mes doigts dans ses cheveux, je l’attire à moi et… Oh ! comme il m’a manqué ! Comme tout cela m’a manqué !
Ethan resserre son étreinte autour de moi et nous heurtons les cintres qui se remettent à tinter entre eux. A présent, ses lèvres caressent mon cou, le doux grattouillis de sa barbe contrastant avec la soyeuse chaleur de sa bouche, et aussitôt mes genoux se liquéfient, presque douloureusement. Puis ses lèvres retrouvent les miennes et notre baiser se fait moins tendre… plus désespéré, plus affamé, plus torride, à la fois interdit et totalement bienvenu. Sa langue effleure la mienne, et une puissante chaleur inonde mes veines, pareille à du métal fondu. Mes mains se déplacent vers sa poitrine — sa peau est chaude, elle m’incendie à travers le tissu de coton. Je sens son cœur cogner à tout rompre. Sans plus réfléchir, je tire sur sa chemise et glisse mes mains dessous.
— Lucy…, murmure-t-il contre ma bouche. Chérie, attends…
Mais déjà, je l’embrasse de nouveau. Je caresse la peau lisse de son dos, de ses flancs, je l’attire tout contre moi, je le veux tout contre moi. Il se plaque à mon corps, sa bouche brûlante me bâillonnant avec rudesse. Il n’est plus question d’attendre.
Soudain, la porte s’ouvre. Par réflexe, je m’écarte si vivement d’Ethan qu’une fois de plus je pars dans les cintres. Son bras me rattrape de justesse et nous nous retournons pour dévisager l’intrus.
— Bonté divine, vous ne pouvez pas faire ça à l’arrière d’une limousine, comme tout le monde ?
C’est Parker. Souriante, elle nous considère d’un air faussement indigné, les poings calés sur ses hanches étroites. La mauvaise conscience attisant les flammes du désir, j’ai le visage en feu et la respiration bloquée au fond de ma gorge.
— Salut, Parker, murmure calmement Ethan, sans lâcher mon bras.
— Tss, tss, tss…, fait Parker d’un ton réprobateur. Alors comme ça, on s’envoie en l’air à une veillée funèbre ? Vous devriez avoir honte !
Et, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle sourit.
— Je les ai trouvés, madame Lang !
Mon estomac me remonte dans la gorge dans un spasme d’horreur, et je plaque une main sur ma bouche. Parker se retourne vers nous avec un sourire lumineux.
— C’était pour rire ! Pour l’instant, vous ne risquez rien. Mais, sérieusement, rajustez-vous et sortez de là, espèce d’affreux garnements !
Sur quoi, elle referme la porte du vestiaire et s’en va, du moins je le présume.
Ce qui me laisse avec Ethan. Je m’écarte de lui d’un pas chancelant. Il a les cheveux en bataille, les joues empourprées et les pans de sa chemise sortis du pantalon. Je déglutis convulsivement. Quelle classe, s’envoyer en l’air dans une entreprise de pompes funèbres ! Quoique assez aphrodisiaque, semblerait-il, pour les plus pervers d’entre nous qui aiment bien se taper leur beau-frère.
— Lucy…
Ethan n’a pas bougé. Il parle à voix basse.
— Je suis désolée, dis-je en fixant la moquette, les poings serrés.
— Lucy, regarde-moi.
Je hoche la tête et me force à lui obéir.
Son visage est calme. Il me soulève le menton. Bonté divine, que c’est dur de plonger au fond de ses tendres yeux bruns ! Néanmoins je m’exécute.
— Donne-moi une chance, dit-il doucement.
Une poigne glacée m’étreint l’estomac.
— Donne-moi une chance de t’aimer. Dans les règles, cette fois.
J’ouvre la bouche, la referme, la rouvre de nouveau.
— Ethan, tu sais bien que je…
— Tu me le dois.
Il me fixe d’un regard plein d’une calme assurance.
Mon cœur, qui ne battait déjà pas très régulièrement, se remet à cogner éperdument dans ma poitrine. C’est vrai, je le lui dois. Je le sais. Simplement, je…
— D’accord.
Il prend mon visage entre ses mains en se contentant de me regarder. Puis il sourit, faisant bondir mon imbécile de cœur vers lui.
— Tout va bien se passer. Tu verras.
J’ai l’estomac noué, mes genoux picotent douloureusement et une sorte de torpeur semble envelopper mes mains. Au fond de ma gorge, le galet tient désormais du poing fermé.
Ethan dépose un baiser sur mon front. Fermant les yeux, je plaque ma main sur son cœur l’espace d’une seconde, puis je recule d’un pas pour rajuster son col. Il sourit et, après avoir rentré sa chemise dans son pantalon, ouvre la porte et jette un coup d’œil dans le couloir.
— La voie est libre, murmure-t-il d’un air coquin, redevenu lui-même.
Je marmonne :
— A plus, cow-boy.
Et, d’un pas mal assuré, les jambes raides comme du bois, je pars rejoindre ma famille. La fin de la soirée se passe dans un brouillard où ce qui se dit autour de moi me parvient à peine. Je me sens vaguement souffrante.
Je crois que j’ai un sérieux problème.