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Ethan cligne les yeux. Son expression reste inchangée.

— O.K., dit-il après quelques secondes.

J’ouvre la bouche, prête à m’élever contre ses arguments, lorsque je m’avise qu’il n’en a pas énoncé un seul. Je marmonne :

— Bon. Super.

Ethan se renfonce dans son fauteuil et regarde en direction de la cuisine.

— Dis donc, ça t’a fait de l’effet, de voir ta toute nouvelle nièce, hein ?

— Oui. C’est l’impression que j’ai. Tu vois ce que je veux dire… J’ai toujours voulu… bref, tu sais bien. Un mari, des enfants, tout ça, quoi. Ça fait déjà quelque temps que j’y pense, et puis aujourd’hui…

Je décide délibérément de passer sous silence l’anecdote du poil de moustache.

— Le moment est venu, je suppose.

— Bon, mais tout ça, c’est encore au niveau théorique ou tu as déjà quelqu’un en tête ?

Fat Mikey pousse un miaulement aigu, lève une patte et entreprend de la lécher.

Je m’éclaircis la voix.

— C’est encore théorique. Simplement, j’ai… je me suis dit qu’on devrait d’abord cesser notre relation pour de bon, tu vois ? Je ne peux pas continuer à avoir un ami-amant si je me mets en quête d’un mari.

Je veux rire, mais un bêlement nerveux s’échappe de ma gorge.

Ethan s’apprête à dire quelque chose, puis semble se raviser.

— C’est clair. Tes soupirants n’apprécieraient pas de découvrir que tu as une relation suivie avec quelqu’un d’autre.

— Exactement, dis-je au bout de quelques secondes.

— Et cette vitre, alors, elle coince toujours ?

Du menton, il désigne la baie coulissante qui donne sur le minuscule balcon.

Je marmonne :

— Ne t’inquiète pas pour ça…

J’ai les joues en feu.

— Oh ! là, là ! Luce, ne t’en fais pas ! Je te la réparerai, ta baie. Tu restes ma belle-sœur.

L’espace d’une seconde, il se contente de fixer le panneau vitré. Je murmure :

— Tu es en colère ?

— Mais non.

Il se lève, puis vient déposer un baiser au sommet de mon crâne.

— Bien sûr, nos séances torrides vont me manquer, mais tu as sans doute raison. Bon, je passerai demain pour réparer cette vitre.

Et c’est tout ?

— D’accord. Euh… merci, Ethan.

Et, sur ce, il s’en va, me laissant en proie à une drôle d’impression. Au vide, au silence.

J’aurais pensé qu’il resterait encore un peu… Que… enfin, je ne sais pas. Après tout, voilà deux ans que nous couchons ensemble. D’accord, il est en déplacement toute la semaine et, les week-ends où il a Nicky, il est clair que nous ne faisons rien du tout, mais quand même ! Je ne m’attendais pas de sa part à une réaction aussi… blasée. Je m’interroge à voix haute :

— Où est le problème ? Tout s’est passé à merveille.

Comme s’il acquiesçait, Fat Mikey se frotte contre mes chevilles et je me penche pour caresser sa fourrure soyeuse.

Une longue soirée s’étend devant moi. J’ai sept heures à tuer avant de me rendre à la pâtisserie. Une personne normalement constituée irait se coucher, mais mes horaires sont on ne peut plus capricieux. Encore une chose qu’Ethan et moi avons en commun : ce type ne dort que quatre ou cinq heures par nuit. Je me demande s’il nous arrivera encore de jouer au Scrabble ou à Guitar Hero aux premières heures du matin, maintenant que nous ne sommes plus… Bon, nous n’avons jamais été ensemble à proprement parler. Amis, c’est tout, vaguement apparentés, unis à jamais par Jimmy. Amants, aussi, bien que le mot me fasse regimber intérieurement. « Amis intimes » me paraît plus inoffensif.

Dans l’année qui a suivi la mort de Jimmy, Ethan était l’une des rares personnes dont je supportais la compagnie. Mes amies… ma foi, c’était difficile, à la fois pour elles et pour moi. J’avais convolé et enterré un mari alors que la plupart d’entre elles ne pensaient même pas à s’engager dans une relation durable. Beaucoup se sont… évanouies dans la nature, ne sachant que dire ni que faire face à une femme devenue veuve à vingt-quatre ans, au bout de huit mois et six jours de mariage.

Corinne souffrait pour moi, mais voir ses yeux s’emplir de larmes à chacune de ses visites n’améliorait guère mon état psychologique. Ma mère avait opposé une triste résignation à la mort de Jimmy : « Je connais ça, ma pauvre petite, je suis déjà passée par là » (j’exagère à peine) et me tapotais la main en branlant du chef. Quant à mes tantes, je préfère ne pas en parler. Pour elles, c’était mon destin… « Pauvre Lucy ! Enfin, au moins, c’est fait. » Non qu’elles aient été assez cruelles pour l’exprimer ouvertement, mais, en leur présence, il me semblait avoir été admise dans une sorte de club larmoyant, comme si le veuvage était un événement inscrit dans ma ligne de vie. Quant à Gianni et Marie, c’est à peine si j’arrivais à les fréquenter. Jimmy était leur aîné, le chef de leur restaurant, leur successeur présumé, le prince héritier et, bien entendu, ils étaient complètement anéantis. Certes, nous nous voyions souvent, mais c’était une torture pour nous trois.

Ethan, en revanche… peut-être parce que nous avions presque le même âge, peut-être parce que nous étions copains à Johnson & Wales avant qu’il ne me branche avec Jimmy… enfin, quelle que soit l’explication, il était le seul à ne pas aggraver ma détresse morale.

Durant le trou noir de ces premiers mois, Ethan a été pour moi un véritable roc. C’est lui qui a trouvé cet appartement, juste en dessous du sien. Lui qui m’a acheté une PlayStation pour que nous passions des heures à faire des courses de voitures et à nous tirer dessus. Il me faisait la cuisine, sachant que, livrée à moi-même, je me serais nourrie de Sno Balls et de RingDings. Alors il débarquait avec un gratin d’aubergines au parmesan, un pain de viande ou du poulet au marsala. Nous regardions des films et il ne se formalisait pas si d’aventure je ne m’étais pas douchée depuis deux jours. Quand je pleurais, il me prenait patiemment dans ses bras, me caressait les cheveux et me disait qu’un jour nous irions mieux tous les deux, et que si je n’arrêtais pas de bramer sur sa chemise, il allait m’équiper d’un collier de dressage à électrochocs.

Puis il repartait pour une autre semaine de déplacements et de léchage de bottes, tâches qui résument apparemment le métier pour lequel il est grassement rétribué. Il me rapportait des petits souvenirs de mauvais goût de chaque ville où il avait séjourné, et m’envoyait par courrier électronique des blagues cochonnes ainsi que des photos de lui en train de s’adonner à ses stupides activités de casse-cou — de l’héliski dans l’Utah, du kitesurf au Costa Rica. Cela fait partie de son travail : démontrer aux consommateurs d’Instead que manger un vrai repas est une perte de temps quand on peut se payer de telles tranches de rigolade. Ce qui ne manque pas d’ironie, vu qu’Ethan adore manger et faire la cuisine.

Au bout de six mois environ, quand mes crises de larmes se sont un peu calmées, Ethan a mis une certaine distance entre nous et a repris son train de vie normal. Pendant deux mois, il est sorti avec Parker Welles, la fille d’un de ces résidents fortunés qui passent l’été sur l’île. Personnellement, je trouve qu’ils formaient un beau couple. J’aime beaucoup Parker, une fille irrévérencieuse qui a son franc-parler, et je croyais alors qu’Ethan avait trouvé la femme de sa vie. Aussi, je suis tombée des nues quand il m’a annoncé qu’ils s’étaient séparés en bons termes. Par la suite, Parker a découvert qu’elle était enceinte et en a fait part à Ethan avant de décliner poliment sa demande en mariage. Elle s’est installée à Mackerly, dans la vaste demeure de son père située sur Ocean View Avenue, le quartier huppé de la ville, et a donné naissance à Nick. Pourquoi a-t-elle refusé d’épouser Ethan ? Mystère et boule de gomme. Elle s’est toujours contentée de me répéter qu’Ethan était un type formidable, mais en aucun cas l’homme de sa vie.

Après la naissance de Nicky, Ethan et moi avons recommencé à nous voir. Sans doute était-il inéluctable qu’avec le temps notre relation prenne un tour plus intime, mais ça n’était pas calculé ni de ma part ni de la sienne. En fait, on peut même dire que le ciel m’est tombé sur la tête la première fois qu’il… enfin, bref. J’en reparlerai plus tard. Pour l’instant, mieux vaut chasser Ethan de mon esprit.

Promenant mon regard sur l’ensemble de mon appartement, je soupire : deux chambres, un séjour, une grande cuisine ensoleillée dotée d’un vaste plan de travail pour m’adonner à la pâtisserie. Sur les murs, des reproductions, ainsi qu’une grande photo de Jimmy et moi prise le jour de notre mariage. L’ameublement est confortable, la télévision ultramoderne. Mon balcon donne sur un marais salant. Avec Jimmy, nous étions en plein déménagement quand il s’est tué en voiture. Après la tragédie, il m’était devenu inconcevable d’habiter notre maison sans lui, aussi l’ai-je vendue pour m’installer ici, près d’Ethan dont la proximité m’est d’un grand réconfort.

Ne m’étant pas imaginée que notre rupture prendrait moins de dix minutes, je me retrouve quelque peu désœuvrée. On est vendredi, il est 21 h 30. Certains soirs, Ash, l’adolescente gothique qui vit au bout du couloir, vient chez moi pour jouer à la console vidéo ou regarder un film, mais, aujourd’hui, c’est le bal de son lycée et sa mère l’a forcée à s’y rendre. Je pourrais revoir le programme du cours de pâtisserie que je dispense à la fac du coin, mais ce serait vraiment faire du zèle inutile — je l’ai établi la semaine dernière. Mon regard se pose sur la télévision.

— Hé, Fat Mikey, qu’est-ce que tu dirais de regarder un beau mariage ?

Je le soulève pour frotter mon nez contre le sien, ce qu’il tolère bravement.

— C’est vrai ? Bon chat, ça.

Le DVD est déjà inséré dans le lecteur. Je sais, je sais, je ne devrais pas le regarder si souvent. Mais c’est comme ça. En revanche, si je veux réellement tourner la page, si je me mets en quête de quelqu’un d’autre, il faut vraiment que j’arrête. J’hésite, songe à passer la serpillière dans la cuisine, rejette cette perspective déprimante et appuie sur la touche « Lecture ».

Je passe tous mes préparatifs en accéléré, amusée de voir les gestes saccadés de Corinne épinglant mon voile de mariée sur mes cheveux et ceux de ma mère se tamponnant les yeux, le tout défilant à vitesse grand V.

Bingo ! Jimmy et Ethan, son témoin, devant l’autel de St. Bonaventure. Les deux frères rigolent — à tous les coups, Ethan est en train de lui raconter une blague. Puis Jimmy lève les yeux et me voit avançant vers l’autel. Son sourire s’évanouit, sa bouche large et généreuse s’affaisse un peu comme sous l’effet d’un choc. Il est anéanti d’amour. D’amour pour moi.

J’appuie sur « Pause » et le visage de Jimmy se fige sur l’écran de la télévision. Ces yeux qu’il avait… avec des cils incroyables, aussi longs que ceux d’une fille. Une silhouette athlétique malgré ses journées passées à manger et à cuisiner, des cheveux blonds, un tantinet trop longs, qui bouclaient par temps humide, et cette façon qu’il avait de me regarder, les yeux mi-clos…

Je déglutis péniblement, soudain reprise par la familière impression de m’étrangler comme si un galet s’était coincé dans ma gorge. Ç’a commencé après la mort de Jimmy. A l’époque, j’étais même allée jusqu’à demander à ma cousine Anne, qui est médecin, de vérifier si je n’avais pas une tumeur au fond du gosier, mais il ne s’agissait que d’un classique symptôme d’anxiété, m’avait-elle expliqué. Et voilà que ça me reprend, sûrement parce que je m’apprête à… tourner la page. Ou quelque chose comme ça.

Mon processus de résurrection ne sera complètement achevé — car je suis quasiment morte avec Jimmy — que lorsque j’aurai refait ma vie. Je veux me marier et avoir des enfants. J’y tiens vraiment. Ayant grandi sans père, il est hors de question que je fasse délibérément un enfant toute seule. Jimmy aura beau me manquer toujours, il est temps pour moi de tourner la page. De trouver un autre mari… Mais oui, très bonne idée. C’est une évidence.

Sauf que jamais je n’aimerai personne comme j’ai aimé Jimmy. C’est la vérité. Mais, vu la façon dont sa mort m’a ravagée, ce n’est sans doute pas plus mal. Je ne veux plus jamais éprouver quoi que ce soit de ce genre. Plus jamais.