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Mercredi. Je fais le tour d’Ellington Park par une splendide journée de début septembre. Les feuilles des arbres commencent à se recroqueviller et, porté par la brise océane, un soupçon d’automne pimente l’air salin. Je pédale le long du parc, le moral au beau fixe. Il faudrait être difficile pour se sentir déprimé par une journée aussi vivifiante que celle-ci.

Mackerly, Rhode Island, est une de ces charmantes petites bourgades typiques de la Nouvelle-Angleterre. Située en gros à deux cents mètres de la côte, elle s’enorgueillit de deux mille habitants à l’année, de cinq cents touristes de plus en été et d’une quantité de jolis points de vue sur l’océan. L’île est coupée en son milieu par une rivière à marée que l’on doit obligatoirement franchir — à pied ou par tout autre moyen de locomotion.

James Mackerly, l’un des descendants du Mayflower, a conçu le plan de notre belle ville autour d’une vaste parcelle de terrain : Ellington Park, baptisé ainsi d’après le nom de jeune fille de sa mère. A l’autre bout du parc s’étend l’espace vert municipal, remarquable pour son mât à étendard, son monument érigé à la mémoire des habitants de Mackerly tombés pour la patrie dans des contrées lointaines, et pour sa statue du père fondateur de la ville. Cette coulée verte se prolonge vers le sud jusqu’au cimetière commémoratif qui, à son tour, conduit au parc proprement dit : des sentiers gravillonnés, des arbres fleuris, la rivière à marée mentionnée ci-dessus, une aire de jeux pour enfants, un terrain de football et un autre de base-ball. Ponctué d’ormes et d’érables, le parc est délimité par une magnifique enceinte de grès brun. Plus au nord de la Narragansett Bay se dressent Jamestown ainsi que Newport, si bien que Mackerly, trop modeste pour rivaliser, est souvent négligée par les touristes. Ce qui convient fort bien à la plupart d’entre nous.

Le Boatworks où nous logeons, Ethan et moi, se situe juste en face de l’entrée sud du parc, et la Bunny’s Hungarian Bakery, en face de l’entrée nord. La pâtisserie donne sur l’espace vert municipal et sur la statue de James Mackerly chevauchant Trigger (enfin, personne ne connaît le nom de son cheval, mais tout le monde l’appelle Trigger). Une personne normale se dirigerait vers la petite passerelle cintrée, profiterait des magnifiques sentiers qui sillonnent le parc, mettrait pied à terre pour traverser le cimetière et déboucherait sur l’espace vert qui s’étend face à Bunny’s et aux autres petits commerces de notre minuscule centre-ville : Zippy’s Sports Memorabilia, l’immeuble mitoyen du Bunny’s auquel il appartient, le Lenny’s Bar, le Starbucks et, enfin, le Gianni’s Ristorante Italiano. Par ce chemin, l’itinéraire qui me mène à mon lieu de travail se réduit à huit cents mètres. Seulement voilà, je ne suis pas normale. Du coup, je contourne chaque jour le parc, ce qui porte mon trajet à trois kilomètres puisque je prends à l’ouest par Park Street, pour pouvoir franchir la rivière par Bridge Street, avant de bifurquer de nouveau sur la grand-rue.

Je n’aime pas le cimetière. J’adore le parc, mais je ne peux pas pénétrer dans le cimetière. C’est pourquoi je le contourne. Tous les jours, ce qui me fournit un formidable prétexte pour faire de l’exercice.

Longeant le mur du cimetière, je rentre la tête dans les épaules pour ne pas heurter une branche basse. Sous un généreux marronnier, tout près de la rue, se trouve la tombe de mon père. « Robert Stephen Lang, décédé à l’âge de 42 ans, Père et Epoux bien-aimé. » Au passage, je le salue :

— Bonjour, papa !

Même avant la mort de mon père, et bien avant celle de Jimmy, je détestais déjà ce cimetière, et pour une bonne raison. J’avais quatre ans au décès de mon oncle Pete, le mari d’Iris — cancer de l’œsophage pour avoir fumé des Camel sans filtre toute sa vie. On ne m’avait pas laissé le voir à l’hôpital — le service de soins palliatifs n’est pas un lieu pour les enfants —, ce qui m’avait épargné la vision de son atroce maigreur et de sa déchéance physique. Pour la veillée mortuaire, son cercueil avait été fermé, et dans le salon funéraire avaient été exposées des photos d’un Pete plus jeune et éclatant de santé.

Toujours est-il que nous nous sommes tous rendus au cimetière, les hommes en costume sombre, le cortège avançant sous les parapluies noirs fournis par l’entreprise de pompes funèbres. Le printemps avait été humide et le sol était meuble, gorgé de pluie. Nos talons s’enfonçaient dans la terre et l’eau s’infiltrait dans nos chaussures. J’étais triste, bien sûr… toutes ces grandes personnes en larmes perturbaient beaucoup l’enfant de quatre ans que j’étais. J’ignorais que j’allais sous peu connaître un traumatisme bien plus terrible encore.

Mon cousin Stevie, futur mangeur de sumac vénéneux, avait huit ans, à l’époque. Rassemblée autour de la tombe, toute la famille écoutait le prêtre qui s’était lancé dans la litanie des traditionnelles prières aux défunts. Stevie s’ennuyait… Son père à lui était encore vivant (il devait mourir trois ans plus tard dans une catastrophe ferroviaire). A huit ans, mon cousin s’ennuyait partout. Jusque-là, il s’était tenu à carreau grâce à sa mère, qui l’avait menacé de l’expédier lui-même ad patres s’il n’était pas sage, mais, là, Stevie avait atteint sa limite.

Comme je l’ai dit plus haut, le printemps avait été pluvieux. La veille, une violente tempête venue du nord-est avait déversé cinq centimètres d’eau supplémentaires dans le sol, ainsi que je l’ai appris plus tard, lors des nombreuses évocations de cette épouvantable histoire. Tout ce que je sais, c’est que le sol était boueux, que ma mère pleurait et que Stevie était plus amusant à regarder que le spectacle de ma maman en larmes.

Or, mon cousin s’ennuyait. Et Stevie étant Stevie, il a décidé de s’occuper en faisant quelque chose. Quelque chose de malavisé. Quelque chose d’idiot, pourrait-on dire. Il a enfoncé l’orteil dans la gadoue, ce qui a détaché une petite motte de terre qui est tombée au fond de la tombe avec un bruit mou. Plof. Stevie était fasciné. Parviendrait-il à réitérer son exploit ? Sans que sa mère s’en aperçoive ? Il y est parvenu sans problème. Et s’il faisait tomber un autre petit paquet de terre au fond de la tombe ? Tiens, oui, un autre ! Plus gros, cette fois. Plof. Quel joli bruit…

Les grandes personnes récitaient le « Notre Père » d’une voix monocorde. Stevie a levé la tête, et, voyant que je l’observais, il a décidé de faire le malin devant sa petite cousine. Il s’est enfoncé le pied jusqu’à la cheville, a remué la terre et, soudain, le sol s’est effondré sous lui, provoquant un glissement de terrain vers la fosse. Déséquilibré, Stevie a battu l’air de ses bras et, chancelant en arrière, il a cogné le cercueil qui a glissé de quatre ou cinq centimètres vers le bord abîmé de la tombe. Puis, comme dans un film au ralenti, le cercueil d’oncle Pete a lentement versé dans le trou béant. Un coin de la caisse a heurté l’angle opposé de la tombe. Le cercueil a penché sur le côté… et s’est ouvert.

Alors le corps d’oncle Pete — oh, mon Dieu, ce seul souvenir est encore pénible à ma mémoire ! —, le corps ravagé d’oncle Pete a glissé et basculé presque entièrement hors du cercueil. L’espace d’une seconde, il est resté suspendu dans le vide avant de tomber dans un effroyable bruit mat au fond de la tombe détrempée.

Les cris qui ont suivi résonnent encore dans ma tête. Tante Rose pousse des hurlements stridents. Oncle Larry, sachant d’instinct que son fils est à l’origine de ce désastre, lui administre une fessée magistrale. Stevie braille à pleine voix. Iris perd connaissance. Anne et Neddy hurlent et sanglotent. Mon père entraîne ma mère alourdie par sa grossesse à l’écart de cette vision de cauchemar. Quant à moi, je suis tétanisée, les yeux rivés sur cette chose qui ne ressemble même plus à oncle Pete, étalée face contre terre dans ce bourbier.

Quatre ans plus tard, déshydratée à force de larmes et terrifiée à l’idée qu’il puisse connaître un sort similaire à celui de mon oncle, je me suis évanouie au cimetière durant l’enterrement de mon propre père et, selon le roman familial, j’ai moi-même failli m’effondrer dans sa tombe.

Je dirais donc que ma phobie des cimetières repose sur la base d’éléments solides. Tout ce dont je me souviens des obsèques de Jimmy, c’est que je tremblais si fort que mes jambes n’auraient pas pu me porter si Ethan ne m’avait fermement soutenue par la taille.

A vrai dire, tous les cimetières ne me font pas flipper. En primaire, nous avons fait une sortie pédagogique au cimetière colonial, non loin de Mackerly, et il n’y a eu aucun problème. Un jour, Jimmy et moi avons passé un week-end à Orleans, sur Cape Cod. Nous sommes tombés sur un magnifique cimetière agrémenté de vastes étendues d’ombre où nous avons carrément pique-niqué parmi les stèles de granit et les tristes témoignages du temps jadis. Mais le cimetière de Mackerly, où reposent tant d’hommes de ma famille… celui-là, je ne peux pas y pénétrer. Depuis l’enterrement de Jimmy, je ne me suis pas rendue une seule fois sur sa tombe. Je n’en suis pas fière. Ça me donne l’impression d’être une mauvaise veuve, mais je n’arrive pas à m’engager sur ce sentier, à franchir ce portail.

Mais c’est bon, je rationalise : ma phobie me permet de faire mon cardio-training. Au croisement de Bridge Street et de Main Street, j’actionne la sonnette de mon vélo avant de traverser et j’arrive tranquillement sur le parking de la pâtisserie. La voiture de ma sœur est là. Chouette !

En entrant dans le magasin, je croise Jorge, qui en sort. Il me sourit et hoche la tête.

— N’est-ce pas qu’elle est mignonne ?

Il opine de nouveau, plissant ses yeux sombres.

— A plus tard, Jorge.

Il reviendra tout à l’heure pour effectuer les livraisons de l’après-midi. Je m’insinue entre les Veuves noires pour voir ma nièce.

— Salut, Cory ! Oh… Oh ! regardez-moi ça… Oh ! Corinne…

J’ai beau avoir vu Emma hier, chez ma sœur, mon enthousiasme ne s’est toujours pas estompé. La petite dort dans les bras de sa mère — teint de porcelaine, paupières si neuves et si fines que j’aperçois ses veines par transparence. Ses petites lèvres se retroussent adorablement tandis qu’elle tète dans son sommeil. Je m’exclame à voix basse :

— Elle a des cils !

— Pas si près, Lucy, murmure ma sœur, pêchant au fond de sa poche un flacon de gel désinfectant. Tu es porteuse de germes.

Je lui lance un regard. Nous avons toutes deux les yeux humides.

— Tu vas bien, Cor ?

— Oh ! moi, superbien, chuchote-t-elle. C’est Chris qui m’inquiète. Il se réveille deux fois par nuit quand elle pleure. Il a besoin de sommeil.

— Ma foi, toi aussi…

Je m’enduis docilement les mains de gel virucide.

— Oui, mais lui en a besoin plus que moi.

Elle resserre la couverture autour d’Emma.

— Il ne peut pas se permettre d’être épuisé. Il risque de tomber malade.

Ma tante Iris s’approche sans ménagement, vêtue de sa sempiternelle chemise d’homme en flanelle, et tend les mains pour inspection.

— Parfaitement stérilisées, ma Corinne. Et, maintenant, laisse-moi la prendre. Assieds-toi.

— Non, c’est moi qui la prends, déclare ma mère, voguant vers ma sœur telle une reine.

Aujourd’hui, elle est juchée sur huit centimètres de talons rouges en cuir verni assortis à sa robe de soie rouge et blanc. (Maman ne met pas les mains dans la farine — elle s’en tient strictement à la gestion du magasin.) Elle dépose une tasse de café et quelques cookies à l’intention de ma sœur et tend les bras. Corinne, la mine inquiète, lui confie sa fille à contrecœur.

Le visage de maman s’adoucit en contemplant son unique petite-fille.

— Oh ! tu es une vraie petite merveille… Oui, la perfection incarnée. Lucy, occupe-toi donc de M. Dombrowski.

— Bonjour, monsieur D. !

M. Dombrowski, quatre-vingt-dix-sept ans, passe chaque après-midi nous acheter quelque chose.

— Bonjour à vous, ma chère, murmure-t-il en scrutant notre vitrine. Ah, celui-ci m’intéresse. Comment l’appelez-vous ?

— C’est une tartelette aux cerises, dis-je en réprimant un petit frisson.

Iris les confectionne en garnissant un fond de pâte surgelé d’une cuillerée de cerises en conserve particulièrement gluantes. Pas vraiment mon style. Non, moi, je prendrais ces magnifiques cerises de Paonia, Colorado — à Providence, il y a un marché qui se les fait livrer par avion. Un peu de lemon curd, une crème bien épaisse, de la cannelle, éventuellement une larme de vinaigre balsamique, histoire de casser le goût trop sucré, quoique avec le citron, il serait peut-être inutile de…

— Et ceci ? De quoi s’agit-il, ma chère ?

— Ça, c’est une tartelette à l’abricot.

En conserve aussi, les abricots, mais je m’abstiens de le lui préciser. C’est étrange : mes tantes sont toutes des pâtissières hors pair, mais elles réservent leurs efforts aux réunions familiales. Pour les gens qui ne sont ni hongrois ni apparentés à la famille, les conserves suffisent largement. Le surgelé (et re-surgelé, et re-re-surgelé), c’est bien assez bon pour le peuple qui, de toute manière, ne saurait pas reconnaître un bon barack zserbo si on lui en faisait goûter un.

M. Dombrowski longe la vitrine à pas traînants, passant en revue chacun des gâteaux que nous proposons. Il repart invariablement avec une pâtisserie danoise au fromage, mais ce charmant vieux monsieur n’a pas grand-chose à faire… Venir au magasin pour y acheter sa pâtisserie danoise — dont il mange une moitié pour le thé et l’autre le lendemain au petit déjeuner — donne un peu de structure à sa journée. Il avance à petits pas sans cesser de murmurer, s’interrogeant gravement comme s’il s’apprêtait à décider du partage de l’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je suis bien placée pour comprendre la division des heures. M. D. est seul, lui aussi.

Tandis que j’encaisse le maigre achat de M. D., Corinne décroche le téléphone et compose un numéro.

— Chris ? Coucou, mon chéri, comment ça va ? Comment tu te sens ? Bien ?

Elle marque une pause.

— Oui, je sais. Simplement, je me disais que tu risquais d’être un peu fatigué… Oh ! moi, je vais bien, quelle question ! Je suis en pleine forme. Emma ? Elle va très bien ! Merveilleuse ! Elle est parfaite ! C’est la vérité. Moi aussi, je t’aime. Passionnément. Tu es un père formidable, tu sais ça ? Je t’aime ! Au revoir ! Je t’aime ! Je te rappelle !

Comme je l’ai déjà dit, ma sœur vit dans la terreur que son mari apparemment en bonne santé n’ait déjà un pied dans la tombe. Corinne et moi avons grandi sans guère nous soucier de ce qui semblait être une malédiction familiale. Certes, maman et nos tantes étaient veuves… pas de chance, c’est sûr, mais cela n’avait rien à voir avec nous. Néanmoins, quand j’ai rencontré Jimmy, l’idée m’a traversé l’esprit que j’avais eu un certain bon sens de m’éprendre d’un grand gaillard — un mètre quatre-vingt-huit de robuste machisme au taux de cholestérol peu élevé (oui, j’ai insisté pour qu’on lui fasse un bilan complet à l’occasion de nos analyses de sang). Quant à demander à son fiancé de souscrire une substantielle assurance vie, il se peut que l’initiative ne soit pas courante chez la plupart des futures mariées, mais, dans mon cas, cette démarche s’est avérée affreusement visionnaire.

Bref, le décès de Jimmy a en quelque sorte ancré dans l’esprit de ma sœur la certitude qu’elle était elle aussi destinée à connaître un veuvage prématuré. Elle a fini par épouser Christopher, mais le malheureux a dû réitérer sept fois sa demande en mariage avant de la faire céder. Elle lui mitonne des petits plats allégés, pauvres en sel, s’assied à côté de leur vélo elliptique armée d’un chronomètre pour contrôler qu’il accomplit ses quarante-cinq minutes quotidiennes de cardio-training, et fait de l’hyperventilation si d’aventure il commande du bacon lorsqu’ils prennent leur petit déjeuner à l’extérieur. Elle l’appelle dix fois par jour pour vérifier qu’il respire encore et pour l’assurer de son amour éternel et infini. Dans toute autre famille, on presserait affectueusement ma sœur de prendre des médicaments ou de consulter un psy. Chez nous, ma foi… on la considère plutôt comme une fille avisée.

— Alors, Lucy, quoi de neuf de ton côté ? me demande-t-elle en fronçant les sourcils.

Les poings serrés, elle ne quitte pas Emma des yeux, comptant mentalement les secondes qui lui restent à tenir avant de pouvoir récupérer sa fille.

Je prends une profonde inspiration. Maintenant que j’ai eu quelques jours pour mûrir ma décision, il est temps de me jeter à l’eau.

— Eh bien, je crois que je suis prête à refaire ma vie, dis-je d’une voix forte, avant de déglutir — encore cette sensation de galet dans ma gorge — et de m’armer de courage en prévision de ce qui va suivre.

Ma déclaration fait l’effet d’une bombe malvenue. Rose et Iris ont les yeux agrandis par le choc, la mâchoire pendante. Maman me lance un regard perplexe avant de reporter son attention sur sa petite-fille.

Corinne, elle, bat des mains.

— Oh ! Lucy ! C’est formidable !

Les larmes jaillissent de ses yeux.

— C’est… C’est… Oh ! ma chérie, j’espère que tu vas trouver quelqu’un d’aussi merveilleux que Chris et que tu seras aussi heureuse que moi !

Là-dessus, elle éclate en sanglots et se précipite à la salle de bains.

— Ça, c’est les hormones…, murmure Iris en la suivant du regard.

Rose approuve :

— Moi, j’ai pleuré pendant des semaines après la naissance de Stevie. Evidemment, il faisait quatre kilos sept cents, le petit monstre. J’étais plus couturée qu’une courtepointe en patchwork.

— J’ai saigné pendant des mois, renchérit Iris. Tous ces médecins sont des menteurs.

— Et mes kebels ! Durs comme des pierres ! Il m’a fallu des semaines avant de pouvoir de nouveau dormir sur le ventre.

Pour une raison inconnue, il est de tradition dans la famille de faire référence aux organes féminins en hongrois.

Mon répit est de courte durée. Les Veuves noires se tournent vers moi.

— Tu es sûre de vouloir un autre mari ? me demande brutalement Iris.

— Oh, oui, Lucy, en es-tu bien sûre ? pépie Rose en se tordant les mains.

— Euh… oui, je crois.

— Alors, tant mieux, jette ma mère d’un ton totalement dénué de sincérité.

— Après la mort de mon Larry, je n’ai jamais voulu d’un autre homme, déclare Rose d’une voix chantante.

— Moi non plus, murmure Iris. De toute façon, aucun ne serait arrivé à la cheville de mon Pete. C’était l’Amour de ma vie. Je n’aurais jamais pu imaginer vivre avec un autre homme.

Elle me lance un regard.

— Non qu’il y ait quoi que ce soit à redire au fait que toi, tu veuilles trouver quelqu’un d’autre, ma chérie, ajoute-t-elle… avec un temps de retard.

Le carillon de la porte retentit, laissant passage à Captain Bob, un vieil ami de mon père. Bob possède un bateau de douze mètres à bord duquel il emmène des groupes de touristes pour une croisière d’une heure autour de Mackerly, avec commentaires hauts en couleur et anecdotes plus ou moins véridiques. Je le sais, car je pilote souvent son bateau ; c’est pour moi une sorte de job à temps partiel.

— Bien le bonjour, Daisy ! Belle journée, n’est-ce pas ?

Son visage rougeaud, résultat d’un excès de soleil et d’Irish coffees, vire au cramoisi. Voilà des dizaines d’années qu’il est amoureux de ma mère.

— Mais qui avons-nous là ? reprend-il d’un ton plus tendre.

Il s’avance d’un pas vers maman.

Celle-ci se détourne.

— Ma petite-fille. Ne souffle pas ton haleine sur elle. Elle n’a que cinq jours.

— Bien sûr, bien sûr… Elle est magnifique, déclare Bob, les yeux rivés au sol.

Je décide d’intervenir :

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Captain Bob ?

A part t’arranger un rendez-vous avec ma mère ?

— Oh ! je prendrai une pâtisserie danoise au fromage, si ça ne te dérange pas, me dit-il avec un sourire reconnaissant.

— Ça ne me dérange pas du tout, au contraire.

Je vais lui chercher son gâteau, un sourire aux lèvres. Le pauvre homme vient tous les jours contempler ma mère, qui prend un plaisir extrême à le dédaigner. Peut-être devrais-je en prendre de la graine. Leçon de séduction no 1 : faites souffrir un homme et il vous vouera un amour éternel. En même temps, je n’ai jamais eu à faire souffrir Jimmy. Un seul regard nous a suffi, comme dit la chanson.

Ma sœur émerge de la salle de bains, les yeux rougis.

— Il faut que je la nourrisse. J’ai les lolos qui vont exploser. Oh ! salut, Captain Bob !

Ce dernier sursaute et murmure quelques félicitations, avant de prendre son gâteau et sa monnaie.

— Mais l’allaitement, est-ce bien hygiénique ? s’enquiert Rose.

— Bien sûr que oui ! C’est ce qu’il y a de mieux pour un enfant.

Iris se tourne vers Captain Bob.

— Ma fille est docteur lesbienne en obstétrique. D’après elle, rien ne vaut l’allaitement.

De fait, ma cousine Anne est lesbienne et docteur en obstétrique… pas médecin pour lesbiennes (ou du moins pas exclusivement), contrairement à ce qu’évoque le titre dont la gratifie sa mère. Bob émet un murmure inintelligible, puis quitte furtivement le magasin, non sans jeter un ultime regard énamouré à ma mère, qui feint de l’ignorer.

— Moi, je n’ai jamais allaité, poursuit Rose, songeuse. De mon temps, seuls les hippies donnaient le sein. Ils ne se douchent pas tous les jours, vous savez ? Les hippies.

Corinne emmène sa fille vers l’unique table du magasin — les Veuves noires n’encouragent pas les clients à s’attarder. « On n’est pas au Starbucks », aiment-elles à déclarer. « Chez nous, les gâteaux ne sont pas livrés par camion. Allez donc boire vos cafés machinchouettes ailleurs. C’est une pâtisserie, ici. » A elles seules, mes tantes contribuent largement au succès commercial du Starbucks installé au bout de la rue.

Corinne relève discrètement son T-shirt, dégrafe maladroitement son soutien-gorge, et met sa fille en position. Elle tressaille, étouffe un gémissement, puis, voyant que je l’observe, plaque aussitôt un sourire radieux sur son visage.

— Ça fait mal ?

— Oh, non ! ment-elle. C’est… un peu… Non, ça va. Je vais m’y habituer.

Son front se mouille de transpiration, elle bat des paupières sous l’effet de la douleur, mais ne se départ pas de son sourire figé.

Le carillon de la porte retentit, annonçant un autre visiteur. Deux, à ce qu’il s’avère. Parker et Nicky.

— Nicky ! s’exclament les Veuves noires en fondant sur le petit comme une nuée de vautours sur une charogne encore fraîche.

Embrassé, câliné et idolâtré, l’enfant me sourit, et je lui fais coucou de la main, le cœur dilaté d’amour. C’est un adorable petit garçon, le portrait craché d’Ethan.

— Il y a du glaçage ? s’enquiert-il.

Aussitôt, ma mère et mes tantes l’emmènent à l’arrière du magasin pour le gaver de sucre.

— Tu sais, Parker, manger du glaçage ne lui fait pas du bien, fait observer ma sœur, en essuyant la sueur qui perle à son front. Ce n’est que du sucre. Tu ne devrais pas les laisser donner du sucre à ton fils.

— Ma foi, réplique Parker sans se troubler, vu que mes tantes à moi m’ont enseigné à me faire vomir après les repas, un peu de glaçage me semble une thérapie relativement inoffensive.

Elle me sourit.

— Salut, Luce.

— Salut, Parker.

Je lui rends son sourire. Peut-être parce qu’elle a été la première amie que je me suis faite après la mort de Jimmy — c’était l’une des rares habitantes de la ville à ne pas m’avoir connue avant mon veuvage — peut-être parce que je ferme généreusement les yeux sur le fait qu’elle est belle, grande, mince et riche, toujours est-il que Parker et moi nous aimons beaucoup. Quand on m’a présentée à elle comme étant la veuve du frère d’Ethan, ses tous premiers mots ont été : « Oh ! merde, ça craint ! » Pas de platitudes, de maladroites expressions de sympathie. J’ai trouvé ça plutôt rafraîchissant. Et je me suis sentie plutôt flattée quand elle m’a appelée après avoir rompu avec Ethan, et plus encore lorsqu’elle m’a fait partager le déroulement de sa grossesse dans les moindres détails. A l’époque, tout le monde prenait des gants avec moi. Pas d’allusions aux bébés, surtout… Elle est veuve. N’évoquez pas votre vie sentimentale… Elle est veuve. Aux yeux de Parker, j’étais une veuve, certes, mais un individu avant tout. Vous n’imaginez pas à quel point c’est rare d’être traité en tant que tel dans ce genre de circonstances.

— Et voici donc l’enfant…

Parker se penche pour admirer Emma, qui continue à se remplir consciencieusement de liquide, avec l’assiduité d’un fêtard à une soirée étudiante.

— Waouh ! Elle est vraiment ravissante, Corinne.

— Merci, réplique ma sœur, en écartant sa fille de manière à la protéger de la tuberculose ou du virus Ebola dont Parker pourrait être porteuse. Lucy, tu veux bien prendre mon sac et composer le numéro de Chris ? Je veux juste prendre de ses nouvelles.

— Tu viens de l’appeler.

— Je sais.

Une larme glisse le long de sa joue.

— Ça va, ma puce ? Ce sont tes hormones qui te jouent des tours ?

— Non, je vais très bien, affirme-t-elle en souriant à travers ses larmes.

Je m’exécute. Corinne s’empare du téléphone et se lève, sa fille encore rivée à son sein, et s’éloigne vers un coin du local afin de s’entretenir une fois de plus avec son mari.

— Ta sœur a un problème, décrète Parker en jetant un regard en direction de la cuisine pour s’assurer que son fils se gave correctement de glaçage.

Elle prend le siège de Corinne et me sourit. Je ne peux qu’acquiescer :

— Ce n’est pas faux. Comment s’est passé ton week-end ?

— Génial. Ethan est venu à la maison et on a regardé Tarzan tous les trois. Ensuite, il a accroché une corde dans la salle à manger pour que Nicky puisse se balancer à une liane comme l’homme singe. Attends un peu que mon paternel voit ça.

Elle sourit avec tendresse. La salle à manger de Grayhurst (oui, la maison porte un nom, j’ai toujours trouvé ça supersympa) peut accueillir environ deux douzaines de convives.

— Vous avez dû vous amuser.

Je laisse passer quelques secondes.

— Et… euh… devine. Je vais recommencer à sortir.

— Ah oui ? Vous allez vous mettre ensemble pour de bon avec Ethan ?

Parker sait pour Ethan et moi, elle est au courant de notre… petit arrangement. J’ai lâché le morceau un soir, après trop de mojitos dans un estomac vide. Ça n’a jamais eu l’air de lui poser un problème. De toute façon, c’était bien après leur rupture.

— Non. Pas avec Ethan. Il est trop… non.

— Trop quoi ?

Parker s’empare d’un des cookies délaissés par Corinne et mord dedans.

— En tout cas, au lit, il assure, si je me souviens bien. Bien sûr, c’était il y a cinq ans et on n’est pas restés longtemps ensemble, mais je me souviens d’un truc qu’il me faisait…

— Chut !

Je lance un regard affolé autour de moi, priant pour que les Veuves noires n’aient pas entendu.

— Parker, je t’en prie !

— Quoi ?

— Comment ça, « quoi ? » Je te rappelle qu’Ethan est mon beau-frère.

Ma voix n’est plus qu’un murmure.

— Et pour ta gouverne, tu es la seule à savoir que lui et moi avons été… intimes. Et j’aimerais bien que ça ne s’ébruite pas, O.K. ?

Parker baisse la voix.

— Ma foi, hormis le fait que c’est le frère de Jimmy, je ne vois pas où est le problème. Ethan est un père formidable, élément qui figure sans doute en tête de ta liste de priorités.

J’accuse le coup.

— Comment es-tu au courant de l’existence de cette liste ?

— Lucy, arrête… Evidemment que tu as fait une liste. Et avec un code de couleurs, je parie.

J’ai bien établi une liste, je l’avoue, et, en effet, le pré-requis « Fort potentiel paternel » se classe dans les trois premières entrées (en rouge, pour « non négociable »). Je me mords la lèvre.

— Eh bien, il se trouve qu’Ethan n’est pas… euh… mon genre.

— Sauf au lit ? insinue Parker avec un sourire démoniaque.

— Chut !

Elle pouffe, et je soupire.

— Ethan n’est pas… eh bien, pour commencer, je ne veux pas d’un mari susceptible de mourir du jour au lendemain. Et Ethan passe son temps à sauter dans le vide, à rouler à moto et ce genre de choses.

— Il porte un casque.

— Ça n’est pas suffisant.

— Autrement dit, le critère « immortalité » est également inclus dans ta liste ?

Elle hausse un sourcil dessiné à la perfection.

— Bien sûr que non ! J’ai les pieds sur terre. Mais c’est vrai que l’entrée « Faible risque de décès prématuré » figure aussi sur ma liste.

En numéro un, en fait.

Sans me laisser démonter par le regard moqueur de Parker, je continue :

— Il n’en demeure pas moins qu’Ethan, en dépit de toutes ses qualités, n’est pas un homme pour moi, d’accord ? D’ailleurs, tu sais très bien de quoi je parle : tu m’as dit toi-même la même chose, alors qu’actuellement vous pourriez former une gentille petite famille et avoir plein d’autres petits Nicky en train de courir dans tous les sens.

Parker sourit.

— Tu savais qu’il est revenu à Mackerly ?

Je marque une pause.

— Qui, Ethan ?

— Evidemment, patate !

— Mais par « revenu », qu’est-ce que tu veux dire exactement ?

Parker mord dans son cookie.

— Il a accepté un poste au siège social d’International Food, à Providence, pour pouvoir se rapprocher de Nick. Pour être là tout le temps, et pas seulement le week-end.

— Oh…, dis-je, vaguement vexée de ne pas être déjà au courant.

Maintenant je me rappelle… vendredi soir, Ethan a mentionné qu’il avait quelque chose à me dire, mais, après mon petit numéro, cela a dû lui sortir de l’esprit.

— Dis donc ! C’est une grande nouvelle.

— Mmm… Enfin, bref. Il sera là de façon permanente, comme ce week-end.

— Ma foi. C’est une bonne chose.

Je laisse passer quelques secondes.

— Une bonne chose pour Nicky, sans aucun doute.

— Maman ! J’ai mangé du glaçage bleu !

En parlant de Nicky, le petit garçon déboule de la cuisine, le bas du visage maculé du bleu caractérisant le fondant hideux dont se sert Rose pour le glaçage de ses gâteaux (personnellement, je m’en tiendrais à la crème au beurre mais, chez Bunny’s, Rose s’occupe également de la décoration des gâteaux, et ce quelle que soit ma supériorité en matière de glaçage).

— C’est super, mon bonhomme ! Tiens, fais-moi un bisou bleu, pour voir ?

Elle se penche vers son fils, avance les lèvres, et Nicky lui obéit en riant.

— Tu en veux un, toi aussi, tante Wucy ?

Bien qu’il maîtrise depuis peu le son « le », il continue de m’appeler « Wucy », ce que je trouve irrésistible.

— Et comment, mon petit cœur !

Il grimpe sur mes genoux et s’exécute. Je respire son odeur — sel, sucre et shampoing — et je le serre de toutes mes forces — une seconde —, le temps de me délecter de la perfection de son petit corps tonique, avant qu’il ne se dégage pour aller jouer avec ses petites voitures.

Parker pousse un soupir théâtral.

— Faut que j’y aille. J’ai un bouquin à pondre.

Parker est l’auteur à succès d’une série pour la jeunesse — les Holy Rollers, des enfants-anges qui descendent du ciel et chaussent leurs patins à roulettes pour aider les petits mortels à prendre les bonnes décisions. Parker voue une profonde aversion aux Holy Rollers. Elle a écrit le premier en guise de farce… des histoires si dégoulinantes de mièvrerie qu’elles lui font crisser les dents. Néanmoins, son humour noir a totalement échappé à l’un de ses anciens camarades de Harvard, devenu entre-temps directeur du domaine jeunesse d’une énorme société d’édition, et les Holy Rollers sont désormais publiés en quatorze langues. Je l’interroge, hilare :

— De quoi parle le dernier ?

Elle sourit.

— Les Holy Rollers et la grande méchante brute, ou comment l’Escadron divin descend du ciel pour casser la gueule à Jason, petite terreur de cinquième qui pique aux autres leurs tickets de cantine.

— Il casse la gueule à Jason ! répète Nicky en faisant rouler sa petite voiture le long de la fenêtre.

— Oups… Ne dis pas à papa que j’ai dit « casser la gueule », hein ?

Nicky consent de bonne grâce.

— Tu veux que j’ouvre l’œil ? me demande Parker en se baissant pour rassembler les petites voitures de son fils, qu’elle fourre dans son sac à main en cuir moelleux.

— Pour quoi faire ?

— Te dégoter un nouveau mari.

— Ah, ça… Euh… oui, d’accord. Pourquoi pas ?

— Bien, voilà ce que j’appelle une attitude motivée ! me lance-t-elle avec un clin d’œil.

Et, prenant mon neveu par la main, elle quitte le magasin d’un air insouciant, ses cheveux blonds flottant au vent.