33

Vendredi soir… Je scrute les profondeurs de mon placard, consciente qu’il va bien falloir que je prépare un repas, quand la sonnerie du téléphone retentit.

— Allô, chérie, c’est Marie.

— Bonsoir ! Comment allez-vous ?

— Eh bien, mon chou, nous donnons une petite fête, ce soir. Au restaurant. Et, bien sûr, nous tenons à ce que tu y assistes.

Sans me laisser le temps de réagir, elle continue sur sa lancée :

— C’est notre anniversaire de mariage, tu sais ? Quarante ans de vie commune sans s’étriper, ça se fête, non ? Alors Gianni, il me dit comme ça : « Appelle les enfants, on va organiser une soirée. Appelle tout le monde. » J’ai passé toute la journée au téléphone ! Ta mère et tes tantes seront là, mais aussi ta charmante sœur, et puis Ethan, bien sûr — nous serons contents de le voir avant qu’il reparte se balader aux quatre coins du monde —, sans oublier Parker et Nicky, évidemment. Plus on est de fous, plus on rit ! Bien entendu, j’ai déjà essayé de te joindre, mais tu étais sortie. Et, avec ces espèces de répondeurs, on ne sait jamais s’ils transmettront le message, c’est pour ça que je…

— Je suis vraiment désolée, Marie. J’aurais été ravie de venir, mais je… Ce soir, je ne peux pas.

Je ne veux surtout pas voir Ethan. Et Dieu sait qu’il ne doit pas avoir envie de me voir non plus.

Marie laisse passer un bref instant.

— Oh ! ma pauvre chérie, je te demande pardon ! Bien sûr, j’aurais dû y penser… Tu n’as aucune envie de venir à notre petite fête, évidemment. Quel manque de sensibilité de ma part !

— Non, non, ce n’est pas ça…

J’en rougis déjà de culpabilité.

— J’ai… d’autres projets pour ce soir, c’est tout.

La voix de ma belle-mère part dans des aigus dignes d’une cantatrice.

— Demander à la veuve de mon fils d’assister à la fête que nous donnons pour célébrer nos quarante ans de mariage ! Que je suis bête ! Oh ! Je me déteste !

— Marie, je vous prie ! Non, sérieusement, je serais venue… Simplement, j’ai d’autres projets.

Et, soit dit en passant, ce n’est pas à votre fils aîné que je pensais.

— Tu… vois quelqu’un, en ce moment ?

Son ton plein d’espoir suscite ma méfiance.

Je prends une lente et profonde inspiration.

— Euh… ça se pourrait. C’est encore un peu tôt pour en parler.

Mes ongles s’enfoncent dans la paume de ma main.

— Hum… vous vous souvenez de cet homme qui ressemblait un peu à Jimmy ? Celui qui travaille pour une chaîne de supermarchés ?

— Lui ? Oh ! mon chou, il a l’air si sympathique ! En plus, c’est vrai qu’il ressemble un peu à Jimmy ! Et moi qui croyais que je me faisais des idées !

Elle s’interrompt ; un reniflement me parvient à l’autre bout du fil.

— Ça m’a fait du bien de le voir, l’autre jour. Je sais que ce n’est pas Jimmy, mais n’empêche, ça m’a quand même fait du bien.

Je déglutis.

— Oui, je comprends ce que vous voulez dire.

Cinq minutes plus tard, je parviens à mettre un terme à la conversation et à raccrocher gentiment. Le galet est de retour. Je tente de décontracter les muscles de ma gorge, de relâcher complètement ma mâchoire en laissant pendre la langue. Aucune amélioration.

C’est donc vrai. Ethan a accepté ce nouveau poste. C’est une bonne chose. Je verrouille à double tour la partie de mon âme qui brûle de protester à grands cris. Tu ne peux pas tout avoir, Lucy. Laisse-le partir.

Avec un soupir, je sors du placard un pot de sauce à spaghettis toute prête. Ce soir, j’ai rendez-vous pour la deuxième fois avec Jimmy Light — il faut vraiment que j’arrête de le surnommer comme ça — et, bien que la suggestion soit venue de moi, à présent je regrette amèrement de lui avoir proposé de dîner à la maison. Inviter un homme chez soi… Ce genre de soirée comporte toujours certaines attentes que je n’ai aucune intention d’honorer. Toutefois, sur le moment, l’idée d’aller au restaurant m’était apparue un peu… fatigante. Matt m’avait bien invitée chez lui, mais j’ai préféré rester sur mon propre terrain en inversant la proposition. Je suis tout à fait capable d’assumer ma relation avec Matt, sans compter que m’engager dans une nouvelle histoire m’aidera à oublier Ethan. A cette pensée, mon cœur se remet à protester et, de nouveau, je le fais taire. On ne peut pas tout avoir, pigé ?

Me voilà donc, en sweat et pantalon de yoga, bien décidée à en faire le minimum. Cesse de te conduire de façon aussi lamentable, grosse flemmarde ! Matt est un homme tout à fait charmant. C’est ce que tu voulais, non ? Aiguillonnée par mon petit sermon, j’obéis docilement à mes propres ordres : je vide le pot de sauce dans une casserole et sors des panés de poulet congelés. Certes, je ne me mets pas les petits plats dans les grands, mais hé ! Matt, lui, m’a emmenée dîner dans une chaîne de restaurants baptisés L’Oliveraie… Ce n’est pas un véritable Italien. Contrairement aux Mirabelli.

Une heure après, je suis douchée, changée et j’attends. Quand on frappe à la porte, j’inspire un grand coup avant d’aller ouvrir.

— Bonsoir, dit Jimmy Ligh… Matt.

Il tient un bouquet de fleurs et une bouteille de vin.

— Bonsoir.

Et, pour lui montrer que je suis une fille on ne peut plus normale, je me dresse sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue.

— Jolies fleurs…

— Quel appartement magnifique ! s’exclame-t-il en entrant. Dis donc… Tu habites ici depuis longtemps ?

Accablée, je prends conscience que, désormais, il va me falloir chaque fois déballer toute ma vie — à Matt ou à n’importe quel autre type. Tous mes bleus à l’âme, tous mes coups du sort.

— Ça fait cinq ans, environ. Je m’y suis installée tout de suite après la mort de Jimmy. C’est mon beau-frère qui me l’a trouvé. Avec Jimmy, nous venions à peine d’acheter une maison et… bref. Un verre de vin ?

Je passe dans la cuisine sans attendre sa réponse.

— Avec plaisir, réplique-t-il. Lucy ?

Je fais volte-face.

— Oui ?

— Je te trouve très courageuse.

Il sourit.

Je réprime un soupir… Très courageuse, c’est tout moi, ça.

— Merci.

Tout en débouchant une bouteille, je m’imagine avec Matt DeSalvo. Peut-être n’habiterions-nous pas à Mackerly, mais tout près. Il est charmant et bien élevé. Je pourrais même arriver à l’aimer, de cet amour tranquille qui naît parfois des mariages arrangés. Je bois une bonne rasade de vin, histoire de me décontracter les muscles du gosier… et je me lance. Je lui parle de ma sœur et de sa petite Emma, je vais même jusqu’à produire une ou deux photos.

— Ecoute, Matt, dis-je en pesant mes mots, tout en remettant les photos sur la porte du réfrigérateur. Hum… au sujet de cette soirée. Je ne voudrais pas que tu t’imagines que je… Que, parce que je t’ai invité chez moi, cela veut dire que…

Je fais la grimace, dans l’espoir que ma moue parviendra à véhiculer le message que je n’arrive pas à exprimer : Il est totalement hors de question que je couche avec toi.

— Oh ! pas du tout ! s’exclame-t-il. Non, non, c’est très clair. Tout à fait, et c’est très bien comme ça. Il vaut mieux ne pas brûler les étapes. Aucun problème, Lucy, je suis sur la même longueur d’ondes.

J’ai toujours détesté cette expression.

Nous passons à table (serviettes en tissu et tout le tralala — je vous assure que je fais des efforts) et, après quelques bouchées de ce plat tout à fait ordinaire, je m’enquiers :

— Alors, c’est comment ?

— Délicieux, affirme Matt en souriant. Tu es un véritable cordon-bleu.

— Merci.

Après le dîner, il m’aide à débarrasser la table tandis que j’inspecte le contenu du réfrigérateur.

— Un dessert ?

Il y a des tartelettes à la poire et aux zestes de citron, parfumées à la noix de muscade fraîche et surmontées d’un méli-mélo de cranberries et de gingembre confits dans une réduction de whisky, beaux et luisants comme des rubis. Hier soir, j’ai donné mon dernier cours de pâtisserie. Je n’ai pas confectionné ces tartelettes à l’intention de Matt ; elles sont dans le frigo, c’est tout.

— Hum… dans un petit moment, peut-être ? suggère Matt en se tapotant l’estomac. Je suis un peu rassasié. Je ne peux plus manger autant qu’avant.

— Très bien, dis-je en refermant le réfrigérateur. Installons-nous dans le séjour, alors.

Matt emporte nos verres de vin. Il me tend le mien, que je vide d’un trait, puis s’approche de la télévision en jetant un œil à ma collection de films. La trilogie Jason Bourne. Piège de cristal. A la recherche d’Octobre rouge. Mensonges d’Etat.

— Tu aimes les films de mecs, déclare-t-il d’un air agréablement surpris.

— Oui, c’est vrai.

Il pose son verre, tandis que son regard se pose sur un autre boîtier.

— Ton mariage ? s’enquiert-il en le brandissant.

Je me redresse d’un bond.

— Oui.

Bon sang, je ne l’avais pas mis de côté, celui-là ? Plutôt décourageant, de sortir avec une femme qui continue à se repasser le film de son mariage…

Matt l’examine avec attention.

— 17 mai, Lucy et Jimmy.

Il lève les yeux.

— On peut le regarder ? J’aimerais bien me faire une idée de lui.

J’en reste pantoise.

— Euh…

— Tu sais, si notre relation doit prendre un tour plus… intime, ce serait bien que je puisse le… connaître un peu.

Ma respiration est un peu saccadée.

— Bien sûr.

Je me lève, vais jusqu’au lecteur de DVD et y insère le disque. Matt s’installe sur le sofa en tapotant la place à côté de lui. Quelque peu hésitante, je m’assieds. Il passe son bras autour de mes épaules et m’embrasse sur la joue.

— Merci de me laisser regarder ce film, murmure-t-il.

Je regarde son beau visage ; ses yeux me sourient, pleins de bonté.

— Tu m’as l’air d’être un type bien, Matt DeSalvo, dis-je en résistant à l’envie pressante de m’essuyer la joue.

— Ce n’est pas qu’un air, réplique-t-il avec un clin d’œil.

Le film commence. Et me voici, terriblement jeune. J’ai vingt-quatre ans, un âge imprimé au fer rouge dans mon âme. Je n’ai plus jamais été la même, après. Corinne, encore étudiante, volette autour de moi, ramène mes cheveux en arrière, les tord en chignon, me confie sa nervosité en babillant.

Comme j’ai l’air d’être heureuse… Du reste, j’étais très heureuse. Voici maman… belle et intemporelle, moulée dans une ravissante robe longue couleur abricot.

— Elle n’a rien perdu de sa beauté, me fait remarquer Matt.

— Non, en effet…

Sur l’écran, j’arrive à hauteur de la voiture, j’adresse un salut à l’homme qui tient le Caméscope. Fondu au noir. Et voici Jimmy, debout devant l’autel en compagnie d’Ethan ; ils rient tout les deux. Mon Dieu, Ethan… On dirait un adolescent — maigre comme un clou et mignon tout plein. Décidément, il n’a vraiment pas l’air d’un homme qui s’apprête à être témoin au mariage de la femme qu’il aime. Mes épaules se décontractent un peu.

Et il y a autre chose que je vois… La ressemblance entre Matt et Jimmy n’est que superficielle. Jimmy possédait cette étincelle, cette force vitale qui s’épanchait de son cœur d’or. Matt n’a pas ce trait de caractère. Il doit avoir d’autres qualités, je n’en doute pas, mais il… Eh bien, il n’est pas Jimmy.

— Avançons, dis-je en appuyant sur la touche appropriée. Après tout, les cérémonies nuptiales se ressemblent toutes.

Le DVD avance par petits sauts et j’appuie sur « Arrêt » en voyant la grande marquise qui avait été dressée pour la réception.

— Ah, nous y voici. Mon cousin Stevie. Très amusant, ce passage.

Durant l’apéritif, Stevie nous avait gratifiés d’une remarquable imitation de John Travolta tournoyant sur You Should Be Dancing, extrait de La Fièvre du samedi soir. Jusqu’à ce qu’il percute par accident un serveur chargé d’un plateau de flûtes de champagne.

— Oups ! lâche Matt en éclatant de rire.

Il se met à jouer avec mes cheveux, sans quitter l’écran du regard.

Voici Anne et Laura, mes parentes les plus classes, qui m’étreignent et tapotent affectueusement Jimmy sur la joue. Rose, Iris et maman… Mes beaux-parents… Gianni fier comme Artaban, moins dégarni et moins enrobé qu’aujourd’hui. Quant à Marie, elle avait fait des mois de régime pour entrer dans la robe qu’elle s’était achetée, un cauchemar de mousseline vert pâle.

Les doigts de Matt caressent à présent ma nuque. C’est… bien. Agréable, sans doute. J’essaie de ne pas me contracter. Sur l’écran, ah… Nous y voilà, l’un de mes passages préférés. Le discours d’Ethan.

— C’est un homme très séduisant, lâche Matt.

— Ethan ? dis-je sans détourner la tête.

— Non, Jimmy, je voulais dire.

Je le regarde.

— C’est vrai. Oui, il était très beau.

Je me concentre de nouveau sur l’écran. Le DJ tapote son micro avant de lancer :

— Mesdames et messieurs, pourrais-je avoir votre attention, s’il vous plaît ? Le frère du marié, Ethan Mirabelli, voudrait dire quelques mots.

Mon estomac se serre ; je me penche un peu en avant.

— Ça va ? s’inquiète Matt.

— Oh ! très bien.

Sur l’écran, Ethan empoigne le micro.

— J’ai un peu le trac, confie-t-il, la mine penaude. Je tiens vraiment à ne pas me planter parce que si je m’en tire bien, Jimmy m’a promis que je pourrais être témoin à son prochain mariage.

Le Caméscope fait un plan panoramique de la foule hilare — je donne une tape à Jimmy sur l’épaule, son visage se fend d’un large sourire.

— Sérieusement, j’ai toujours eu du respect pour mon grand frère. Le plus souvent parce qu’il m’avait flanqué une raclée…

Nous avions adoré ce discours. Ce jour-là, Ethan avait été parfait, plein de gaieté et de malice.

— Jimmy, tu as vraiment beaucoup de chance… Tu repars aujourd’hui au bras d’une femme à la fois belle et spirituelle, une femme qui rayonne de générosité et d’amour partout où elle va. Quant à toi, Lucy, tu repars aujourd’hui au bras d’un… Euh… Enfin, au moins, tu pourras garder la jolie robe.

— Marrant, murmure Matt.

C’est à peine si je l’entends.

J’ai visionné ce film des centaines de fois. Et j’ai toujours contemplé le beau visage de Jimmy, illuminé par l’amour évident qu’il éprouvait pour moi en ce jour éminemment heureux.

Mais, ce soir — pour la première fois —, je regarde Ethan, et non pas Jimmy. Je scrute Ethan. Vingt-deux ans à l’époque. Le témoin idéal : charmant, drôle, gentil. Il raconte comment, après avoir ferré un poisson, Jimmy tendait la canne à pêche à son petit frère pour qu’il remonte sa prise au moulinet. Comment Jimmy lui confectionnait des hamburgers quand leurs parents étaient de sortie — leur mère jugeant ce genre de repas à peine bon pour les cochons. Et puis il raconte comment Jimmy et moi nous sommes rencontrés.

— J’étais présent la première fois que ces deux-là se sont vus, dit-il en se tournant vers Jimmy et moi.

On ne nous voit pas, car la caméra reste sur Ethan, mais, blottis l’un contre l’autre, nous nous délectons de chacune de ses paroles.

— Il a suffi d’un seul regard, poursuit Ethan avec tendresse. Ils sont tombés amoureux, ils le sont restés et, aujourd’hui, ils se sont fait le serment de s’aimer pour la vie.

Un soupir audible s’élève de l’assemblée des invités.

— Mesdames et messieurs, jeunes filles et jeunes gens, je vous prie de vous lever pour porter un toast. Nous leur souhaitons un amour à l’épreuve du temps, des enfants en bonne santé et une longue vie de bonheur ensemble. A Lucy et Jimmy !

— A Lucy et Jimmy ! répète la foule.

— Mignon, dit Matt.

Mais je suis tétanisée. Incapable de respirer ou de parler. Parce que c’est là.

A la fin du discours d’Ethan, la caméra s’oriente sur Jimmy et moi… Nous nous embrassons, puis Jimmy se lève pour aller serrer Ethan dans ses bras. Ce dernier lui donne de grandes claques dans le dos et sourit.

Je m’empare précipitamment de la télécommande et appuie sur la touche « Arrière ».

— Qu’est-ce qui se passe ? m’interroge Matt.

— Chut !

Je rembobine trop loin, appuie sur « Avance rapide ». Là ! c’est ici. Je l’ai retrouvé. Jimmy et moi nous embrassons…

Je rembobine de nouveau, plus lentement cette fois, et je regarde de toutes mes forces.

Ethan, qui nous a offert ce beau discours, drôle et touchant, lève son verre et porte un toast en notre honneur. Et l’espace d’une seconde, juste avant que la caméra ne s’oriente sur nous, je le vois.

Son job est terminé. Il a porté un toast, toute l’attention s’est reportée sur Jimmy et moi, et, durant un bref instant, il a laissé tomber le masque. Et je le vois. L’amour. Le sentiment de solitude de celui qui regarde celle qu’il aime en choisir un autre.

Et je vois également autre chose. Alors que Jimmy croise le regard de son frère, son visage se voile d’une ombre. Un sentiment d’excuse. De culpabilité. Et pour finir de gratitude.

Ethan était amoureux de moi. Et Jimmy le savait.

Va voir le toast.

Oh ! mon Dieu ! Mon corps se couvre de chair de poule.

— Lucy ?

— Euh…

Je n’arrive pas à détacher le regard de l’écran.

— Matt, il faut que tu partes.

— Lucy, ça va ? demande-t-il, inquiet, en se penchant en avant.

— Je… je suis amoureuse de lui, dis-je en désignant l’écran du menton.

— De Jimmy ?

— D’Ethan.

Ma respiration est rauque.

— Je dois y aller. Donc tu dois partir. Je suis vraiment désolée, Matt. Je ne peux pas… C’est… Il faut que t’en ailles.

— Tu… tu ne veux pas sortir avec moi ? dit-il lentement.

— Euh… non. Pardonne-moi. Je dois vraiment y aller, maintenant.

Je me lève d’un bond du sofa, j’arrache son manteau de la patère et le lui fourre dans les mains.

— Bon. Au revoir. Encore désolée, vraiment.

J’ouvre la porte à toute volée en lui indiquant la sortie.

— Bien. Ecoute, je ne sais pas quoi dire, balbutie Matt, les sourcils froncés, en sortant à pas comptés dans le couloir.

Il se tourne vers moi.

— C’est assez surprenant. Je croyais que…

— Désolée. Au revoir, dis-je en lui claquant la porte au nez.

Une fois de plus, je me plante devant la télévision pour regarder le visage d’Ethan se décomposer. Ça ne dure qu’une seconde et demie, peut-être, mais c’est on ne peut plus révélateur.

Trois choses m’apparaissent de façon claire. Primo, Jimmy n’était pas parfait. Il connaissait les sentiments d’Ethan à mon égard et cela ne l’a pas arrêté.

Secundo, Jimmy m’a aimée de tout son cœur.

Et tertio… Oh ! tertio… Ethan m’aimait, lui aussi. Et il m’aime encore. Du moins m’aimait-il avant que je ne lui en fasse passer l’envie.

Fat Mikey, accroupi sous le plan de travail de la cuisine, mange les restes de ces infâmes panés au poulet.

— Je dois y aller !

Va voir le toast. Mes mains tremblent si fort que j’ai du mal à ouvrir mon dressing, mais j’y parviens tout de même. Et, après avoir enfilé les premières chaussures qui me tombent sous la main, je fonce vers la porte d’entrée. Je gravis l’escalier d’un pas lourd, Dieu que c’est long ! J’ai l’impression d’avoir les semelles lestées de plomb. Je débouche enfin au cinquième étage, remonte le couloir en courant jusqu’à l’appartement d’Ethan et tambourine à sa porte.

— Eth ! Ethan, ouvre ! Ethan, c’est moi !

Car, moi aussi, je l’aime ! La perspective de vivre sans lui me semble soudain d’une sottise inouïe, absolument intolérable. Ethan Mirabelli est tout bonnement l’être humain le plus merveilleux que je connaisse. Le seul que je veuille.

Oh ! zut, j’avais oublié ! La soirée… la fête d’anniversaire des Mirabelli ! Je dégringole l’escalier quatre à quatre, prenant de l’élan en tournant à chaque palier, sautant les dernières marches. Je déboule dans le hall, me précipite dans la rue. Il fait vif et froid, mon haleine blanchit l’air.

Sans réfléchir, je traverse la rue en courant, m’enfonce dans Ellington Park.

En direction du cimetière.

Le moment est venu.