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Le son du canon grondait à mes oreilles, et j’inspirai avec délice l’odeur âcre de la poudre qui flottait dans l’air. Je laissai courir mon regard sur la campagne balayée par les fumées, et aperçus quelques silhouettes de soldats de l’Union s’effondrer sur le sol. Derrière la première ligne, les ventres bleus étaient déjà en train de recharger.

— Vous êtes vraiment des gens bizarres…, marmonna Margaret.

— Oh ! tais-toi, ignorante ! répliquai-je, sur un ton affectueux qui démentait mes paroles.

Je pris la poudre qu’elle me tendait pour recharger le canon.

— Nous ne faisons que rendre hommage à tous ces combattants. Et arrête de te plaindre. Tu n’as plus beaucoup de temps à vivre. Allez au diable, monsieur Lincoln ! lançai-je en m’époumonant.

J’adressai mes excuses silencieuses au magnanime Abraham, le meilleur président que notre nation ait jamais eu. Pour preuve de mon attachement à l’homme : la miniature du Lincoln Memorial que je gardais dans ma chambre et son discours de Gettysburg que je connaissais par cœur (je le récitais d’ailleurs souvent).

J’étais sûre qu’il comprenait… et me pardonnait : c’était pour la cause de la reconstitution. La communauté des « Brother Against Brother » prenait ces spectacles vivants très au sérieux. Nous étions environ deux cent mille passionnés et chaque scène était planifiée avec précision. Les soldats yankees firent feu et Margaret se laissa tomber, ses yeux bleu-vert fixant le ciel. Je pris moi aussi une balle dans l’épaule, et, dans un cri théâtral, m’affaissai juste à côté d’elle.

— Ça va prendre des heures pour casser ma pipe, expliquai-je à ma sœur. Le temps que le plomb empoisonne le sang. Les soins dans un hôpital de campagne n’y changeront rien, car il n’y a pas de traitement. Donc, d’une façon ou d’une autre, l’agonie longue et douloureuse est inévitable.

— Au risque de me répéter, vous n’êtes qu’une bande d’illuminés ! ironisa Margaret, tout en reportant son attention sur son téléphone portable pour vérifier ses messages.

— Sacrilège ! dis-je en affectant une mine horrifiée.

— Quoi ?

— Le téléphone ! Tu as vu, toi, un soldat de la guerre de Sécession avec un portable ? Je te rappelle que nous sommes au beau milieu d’une reconstitution historique. Pourquoi es-tu venue si ça ne t’intéresse pas ?

— Papa n’a pas cessé de harceler Junie.

Junie était sa secrétaire, une perle avec une patience à toute épreuve — et il en fallait pour travailler avec ma sœur !

— Elle m’a suppliée de dire oui, juste pour qu’il arrête d’appeler et de passer par le bureau. Et puis, ça m’a donné une raison pour ne pas rester chez moi.

— Eh bien, maintenant que tu es là, cesse de geindre.

Je cherchai sa main, comme l’aurait fait un confédéré cherchant du réconfort auprès d’un frère d’armes, blessé au combat.

— Nous sommes en plein air, c’est une magnifique journée, et nous avons de la chance de flemmarder sur un tapis de trèfles odorants.

Margaret n’eut aucune réaction.

Je lui coulai un regard en coin. Elle avait les yeux rivés sur l’écran de son portable, la mine maussade, une expression plutôt habituelle chez elle, mais ses lèvres tremblaient d’une manière suspecte. Etait-elle sur le point de fondre en larmes ? Je me redressai vivement.

— Margs ? Est-ce que ça va ?

— Super, ça ne se voit pas ?

— Vous êtes censées être mortes ! nous interpella notre père de loin, tout en fonçant droit sur nous, à grandes enjambées.

— Désolée, papa. Euh… je veux dire général Jackson, rectifiai-je en m’affalant docilement dans l’herbe.

— Margaret, s’il te plaît, range-moi ce téléphone, ordonna mon père. Beaucoup de personnes ont travaillé dur pour donner à ce moment une authenticité historique.

Elle fit une grimace.

— Bull Run dans le Connecticut. Tu parles d’une authenticité !

Mon père laissa échapper un grognement de dépit. Un gradé choisit cet instant pour surgir à ses côtés et demander :

— Que devons-nous faire, monsieur ?

— « Alors, monsieur, donnons-leur de la baïonnette ! » lança mon père.

Un petit frisson d’excitation me parcourut en entendant cette phrase historique. Dieu, quelle guerre ! Les deux officiers mimèrent un petit conciliabule, puis s’éloignèrent pour donner le signal aux soldats positionnés sur la colline.

— J’ai besoin de faire un break avec Stuart, murmura ma sœur.

Je me redressai de nouveau sur mon séant, faisant trébucher un confédéré qui repositionnait mon canon.

— Je suis désolée, soufflai-je à ce dernier, avant de l’encourager : Allez débusquer ces rats jusque dans leurs retranchements !

Aidé d’un autre soldat, il souleva le canon et le fit tourner pour en changer l’orientation, tandis que des déflagrations sporadiques déchirant l’air couvraient les ordres des officiers.

— Margaret, tu es sérieuse ?

— J’ai besoin de prendre un peu de recul.

— Que s’est-il passé ?

Elle soupira.

— Rien. C’est bien le problème. Cela fait sept ans que nous sommes mariés, et il ne se passe plus rien. Nous refaisons les mêmes choses jour après jour. On rentre à la maison. On mange en se regardant dans le blanc des yeux. Quand il parle boulot, infos, ça ne me fait ni chaud ni froid et je me dis juste : Alors voilà, c’est tout ?

Un papillon, précoce pour la saison, se posa sur le bouton en laiton de mon uniforme, battit des ailes, puis se remit à voleter. Un confédéré apparut au-dessus de nous.

— Alors, vous êtes mortes, oui ou non ? Faut vous décider !

— Oui, nous le sommes. Pardon.

Je me laissai retomber en arrière, tirant ma sœur par le bras pour la faire s’allonger.

— Est-ce qu’il y a autre chose, Margs ?

— Non.

Elle battit des paupières puis regarda au loin. Je me tus. Tout, dans son attitude, contredisait ses paroles, mais on ne forçait pas Margaret à se confier si elle ne l’avait pas décidé.

— C’est juste… Je me demande s’il m’aime vraiment. Est-ce que j’éprouve encore de l’amour pour lui ? Est-ce que c’est ça, le mariage ? Etions-nous faits l’un pour l’autre ?

Nous restâmes étendues sur l’herbe, plongées dans un silence pensif. J’avais la gorge serrée. J’aimais bien Stuart : c’était un homme doux, gentil, très apprécié des étudiants de Manning. Je devais bien reconnaître que je ne le connaissais pas tant que ça, finalement. Nous ne faisions que nous croiser de temps à autre au travail, et on ne l’entendait pas beaucoup dans les repas de famille. A sa décharge, il fallait bien dire qu’il était difficile de placer un mot, entre les disputes de nos parents et les monologues de ma grand-mère sur tout ce qui n’allait pas dans le monde d’aujourd’hui. Je savais, en revanche, que c’était un homme bon, intelligent, et qui aimait profondément ma sœur. Peut-être même l’aimait-il trop… au point de se laisser mener par le bout du nez, auraient dit certains.

La clameur des soldats de l’Union en déroute et les cris triomphants des confédérés emplirent l’air.

— Bon ça y est, c’est fini… On peut y aller, maintenant ? s’enquit Margaret.

— Non. Papa vient juste de positionner les treize canons. Encore une minute… une toute petite minute…

Exultant à l’avance, je me redressai sur les coudes pour avoir une meilleure vue de la scène, sans pouvoir m’empêcher de sourire. Rick Jones, qui tenait le rôle du colonel Bee, exhorta ses hommes à se remettre en position et lança la dernière réplique que tous attendaient :

— « Il y a Jackson qui tient comme un mur de pierre ! »

Des « Hourra ! Hourra ! » fusèrent.

J’étais censée être morte, mais je ne pus m’empêcher de me joindre aux cris de liesse. Margaret secoua la tête, le regard amusé.

— Grace, il est urgent que tu aies une vie, finit-elle par s’esclaffer en se levant.

— Et que dit Stuart ? demandai-je en prenant la main qu’elle me tendait.

— Tu le connais… Il me dit de prendre tout le temps dont j’ai besoin pour faire le point.

L’expression de Margaret était difficilement déchiffrable. Je connaissais ma sœur. Nul doute qu’elle portait sur la grande compréhension de son mari un regard plus dédaigneux qu’admiratif, n’y voyant qu’un manque de caractère.

— Alors voilà… Est-ce que je pourrais rester chez toi pour une semaine ou deux ? Peut-être un peu plus…

— Bien sûr, répondis-je sans hésiter. Aussi longtemps que tu le souhaites.

— Dis, au fait, je peux te brancher avec ce type que j’ai rencontré à l’expo de maman, la semaine dernière. Lester. C’est un artiste du métal, un métallo ou quelque chose comme ça.

— Un métallo-artiste ? Qui s’appelle Lester ? répétai-je. Oh ! Margaret, allez…

Je m’interrompis. Je n’étais pas très chaude pour les rencards arrangés. En même temps, cela ne pouvait certainement pas être pire que le dernier rendez-vous avec mon vétéran.

— J’espère qu’il est mignon, au moins ?

— Voyons, je ne sais pas trop… On ne peut pas dire mignon, pas exactement, mais il a son petit charme.

— Lester, le métallo-artiste « qui a son charme ». C’est bizarre, mais je ne le sens pas trop.

— Je ne crois pas que tu sois en situation de faire la fine bouche. « Faute de grives, on mange des merles », dirait la grand-mère. Tu veux rencontrer quelqu’un, c’est donc ce que tu vas t’appliquer à faire. D’accord ? Je lui dirai d’appeler.

— Super, marmonnai-je. Hé, Margs, est-ce que tu as fait ton enquête sur le nom que je t’ai donné ?

— Quel nom ?

— Celui du repris de justice qui habite à côté de chez moi. Callahan O’Shea. Il a détourné plus de un million de dollars.

— Non, je n’ai pas eu le temps. Je le ferai cette semaine. Détournement de fonds… Ça va, ce n’est pas trop terrible.

— Il n’y a pas de quoi fanfaronner. Il a quand même volé un million de dollars. Ce n’est pas rien !

— On ne parle pas non plus de viol ni de meurtre, lança Margs d’un ton léger. Regarde, il y a des donuts au buffet. Merci, mon Dieu, je suis affamée.

Et sur ces mots, nous traversâmes le champ, rejoignant les troupes — les rescapés et les ressuscités — réunies autour de Starbucks et de donuts Krispy Kreme. Une sacrée concession à la vérité historique — à la viande de mulet et à la crêpe de maïs frite à la poêle.

*  *  *

Plus tard, en fin de journée, je passai près d’une heure devant la glace à discipliner mes boucles et à choisir une tenue. J’avais planifié deux rendez-vous à la suite avec deux hommes avec qui j’avais communiqué via eCommitment. Enfin… il s’agissait plutôt d’une prise de température, d’un avant-goût avant de décider si vrai rendez-vous il devait y avoir. Je devais d’abord retrouver Jeff — dont la photo m’avait beaucoup plu — pour un verre à Farmington. Comme moi, il appréciait la randonnée, le jardinage et les films historiques, quoique, sur ce dernier point, je restais plus dubitative, sa référence en la matière étant le péplum blockbuster 300 — ce qui aurait sans doute dû m’alerter. J’avais néanmoins choisi de ne pas m’attarder sur cette petite pierre d’achoppement. Il disait travailler à son compte dans l’industrie du spectacle. Il n’en avait guère dit plus. L’industrie du spectacle… Hmm… Valorisant et très vague à la fois. Etait-il agent littéraire, ou quelque chose de ce genre ? Avait-il monté son propre label de musique ? Possédait-il une discothèque ?

Je devais ensuite prendre un apéritif avec Léon, un professeur de sciences. Nous n’aurions aucun mal à trouver des sujets de conversation, je ne m’inquiétais pas trop. Les mails que nous avions échangés ces derniers jours avaient porté sur le métier, ses joies et ses chausse-trapes. J’étais impatiente d’en savoir plus sur sa vie personnelle.

A l’heure convenue, je pénétrai dans le restaurant lounge qui se situait tout près d’une rue piétonne où la concentration, au mètre carré, de personnes portant de faux bijoux Tiffany et des vêtements de sport griffés dépassait tout ce que j’avais pu voir. Je n’eus aucun mal à repérer Jeff : il était en tout point ressemblant à sa photo — plutôt mignon, pas très grand, les cheveux bruns, les yeux foncés et une fossette sur la joue gauche que je trouvai craquante. Par timidité ou anxiété, nous ne sûmes comment nous comporter, et l’ébauche d’étreinte plutôt maladroite finit en bises rapides du bout des lèvres. Cela le fit rire : une réaction qui ne me le rendit que plus sympathique. Après avoir suivi le maître d’hôtel jusqu’à une petite table, nous commandâmes un verre de vin. La conversation s’engagea rapidement avec les banalités d’usage, mais rapidement, et sans aucun signe avant-coureur, la situation dérapa.

— Vous pouvez vous vanter d’avoir attisé ma curiosité, Jeff. Alors, que faites-vous au juste dans la vie ? demandai-je d’un ton badin, en sirotant mon verre.

Il eut un sourire en coin. Très énigmatique.

— Disons que j’ai ma propre affaire.

— C’est ce que j’ai cru comprendre. Mais dans quoi ?

— Le spectacle.

Je marquai une pause, et le regardai écarter la salière et la poivrière.

— Ah… Et quoi exactement, dans le spectacle ?

— Ça !

Et là, tout se passa très vite. Je le vis reculer le buste tout en claquant des doigts (enfin, sur le coup, je n’entendis que le petit bruit sec), et une flamme jaillit sur la table.

Plus tard, quand les pompiers eurent fini d’éteindre le début d’incendie et jugé la situation sous contrôle, nous pûmes retourner dans l’établissement pour partie recouvert de mousse ignifuge. Ainsi sonna le glas de cette rencontre !

— Plus personne n’est donc sensible à la magie ? me demanda Jeff, la voix tremblotante.

Il avait l’air aussi misérable qu’un chiot qui se serait pris un coup de pied aux fesses, et cela me serra le cœur.

— Je n’ai pas voulu mettre le feu, bredouilla-t-il au policier indifférent qui lui récitait ses droits.

— Vous êtes donc magicien ? m’étonnai-je, tripotant distraitement la pointe d’une boucle de cheveux qui avait légèrement roussi.

— C’est ma passion, dit-il pendant qu’on le menottait. La magie fait partie de ma vie.

— Ah… Bonne continuation, alors.

Je ne trouvai rien d’autre à dire. Etais-je en train de virer parano, ou les hommes qui m’approchaient, ces derniers temps, finissaient menottes aux poignets ? Je devais cependant reconnaître que Callahan O’Shea avait meilleure allure que ce pauvre Jeff, qui me fit penser à un furet pris au piège. Oui, même les mains dans le dos, mon voisin restait sexy en diable…

Je m’arrachai à mes pensées. Léon, le professeur de sciences, m’attendait. Et j’arriverais à l’heure grâce à l’efficacité des pompiers de Farmington.

J’avais mis beaucoup d’espoir dans cette autre rencontre. Au premier coup d’œil, je le trouvai très séduisant, avec son crâne rasé à la Ed Harris, ses yeux d’un bleu lumineux et son sourire juvénile. Je semblai le captiver, ce à quoi je ne pouvais qu’être sensible. La conversation s’engagea sans temps mort, et, pendant plus d’une demi-heure, nous parlâmes de notre travail.

— Grace, je voudrais te poser une question…

Il poussa sur le côté les petites assiettes de tapas pour me prendre la main.

J’étais allée me faire faire une manucure dans la semaine et ne le regrettais pas. Jamais je n’avais trouvé meilleure façon de dépenser mon argent.

Son visage se fit grave.

— Qu’est-ce qui compte le plus pour toi ?

— Ma famille, répondis-je sans réfléchir. Je suis très proche d’eux. J’ai deux sœurs, une plus âgée, une…

— Je vois. Et quoi d’autre, Grace ? Qu’est-ce qui vient ensuite ?

— Hum, eh bien… mon travail, mes élèves, je suppose. Je les aime beaucoup, j’ai tellement à cœur de…

— Bien… Quoi d’autre, encore ?

Cette façon de me couper la parole commençait singulièrement à m’agacer.

— Eh bien… Je fais du bénévolat auprès de personnes âgées… J’anime un cours de danse de salon avec un ami, Julian. Je fais la lecture aussi pour certains…

— Es-tu croyante ? coupa-t-il.

Je marquai une pause. A cette question, devais-je faire preuve d’humour, et me déclarer définitivement plus « spirituelle » que « croyante pratiquante » ?

— Si on peut dire… Enfin, oui, je veux dire. Je vais à l’église… oh, peut-être une fois par mois environ, et je…

— Je voulais savoir où tu en étais dans ta foi. Ce que tu ressentais pour Dieu.

Je battis des paupières, les mots peinant à se faire un chemin dans mon esprit.

— Dieu ? balbutiai-je.

Léon hocha la tête.

— Hum… eh bien, Dieu est… il est super.

A ces mots passa devant moi l’image d’un Dieu très paternel, les yeux levés au ciel, affligé et s’exclamant : « Pour l’amour de Moi ! Allez, Grace, un petit effort ! Tu peux trouver mieux que “il est super”. C’est quand même Moi qui ai dit “Que la lumière soit”, et bing ! La lumière fut ! » (Je me suis toujours représenté Dieu comme ayant un grand sens de l’humour. Il fallait qu’il en ait, non ?)

Les yeux bleus de Léon prirent l’éclat froid du métal.

— Oui, Il est super. Mais toi, es-tu chrétienne ? As-tu accepté Jésus-Christ comme ton sauveur ?

— Bien… oui, je suppose…

Aussi loin que je remontais, je ne me souvenais pas que quelqu’un dans ma famille (des descendants du Mayflower, quand même !) ait un jour utilisé ce terme. Nous étions congrégationnistes, et la religion tendait davantage à la pensée philosophique.

— Jésus est aussi… bon, ajoutai-je.

Après Dieu, au tour de Jésus, exposé sur la croix, de m’apparaître, relevant la tête, sous le coup de l’indignation — ô combien compréhensible : « Merci, merci beaucoup, Grace. Voilà donc toute la gratitude que je reçois pour être mort, cloué là ? »

— Jésus est mon guide, dit Léon, fièrement. J’aimerais t’emmener dans mon église pour que tu ressentes le vrai sens de la foi.

Alors là, je dis : pouce !

— En fait, Léon, c’est gentil à vous, mais j’ai déjà une paroisse. Je m’y sens très bien… je n’ai pas envie d’en changer.

Ses yeux bleus, brillants soudain d’une fièvre fanatique, ne furent plus que deux fentes. Il fronça les sourcils, la mine sévère.

— J’ai l’impression que tu n’as pas réellement rencontré Dieu.

O.K. Cette fois, c’en était trop. La goutte d’eau !

— Bon, Léon, on ne va pas tourner autour du pot. Vous ne me connaissez que depuis quarante-deux minutes, alors comment diable pouvez-vous dire ça ?

Le mot « diable » fut sa goutte d’eau à lui. Léon se cabra violemment, comme si je venais de brandir non pas une, mais deux crosses de hockey.

— Blasphématrice ! siffla-t-il entre ses dents. Je suis désolé, Grace, mais rien n’est possible entre nous ! Vous êtes perdue, condamnée à aller droit où vous savez.

Il se leva, en proie à une grande agitation.

— « Tu ne jugeras point », lui rappelai-je, magnanime. J’ai été heureuse de faire votre connaissance et je vous souhaite bonne chance pour la suite…

Alors là, si Dieu n’était pas fier de moi et de ma façon de gérer la situation, c’était à désespérer. J’avais non seulement cité la Bible, mais encore mis en pratique l’un de ses préceptes les plus connus : tendre l’autre joue…

En retrouvant le cocon protégé de ma voiture, je constatai avec désarroi qu’il n’était que 20 heures. A peine 20 heures, et déjà vouée aux flammes de l’enfer… dont j’avais d’ailleurs eu un petit aperçu. Mais toujours pas de petit ami. Je lâchai un long soupir.

Bon. Je ne connaissais qu’un remède à la solitude et au vague à l’âme que je sentais monter : Golden Meadows. Vingt minutes plus tard, j’étais assise dans la chambre 403, en train de faire la lecture.

Je m’interrompis, jetant un coup d’œil à M. Lawrence, un petit homme sec avec des cheveux blancs, puis repris :

— Remarquez avec moi que nous sommes là en présence d’une erreur syntaxique criante. Son esprit ne peut absolument pas — et vous serez d’accord avec moi — effleurer ses seins. Comment le pourrait-il ? dis-je, amusée, en prenant à partie mon auditeur.

Un autre coup d’œil vers celui-ci me confirma le même niveau d’attention qu’auparavant, à savoir nul. Il avait les yeux ouverts sur le vide, et ses mains jamais au repos s’agitaient inlassablement sur ses vêtements. M. Lawrence était mutique, et tous ces mois pendant lesquels je lui avais fait la lecture, je ne l’avais jamais entendu prononcer un seul mot. Il me semblait néanmoins apprécier nos séances. En tout cas, rien dans son attitude ne disait le contraire, mais peut-être qu’à l’intérieur il n’était qu’une longue lamentation. Peut-être aurait-il préféré du James Joyce.

— Bon. Revenons à notre histoire.

— Si vous voulez mon avis, je pense qu’il devrait céder.

Je sursautai, lâchant mon livre, et d’un bloc me retournai vers la voix. Callahan O’Shea était appuyé contre le chambranle de la porte. La pièce sembla soudain se réduire, l’air se raréfier.

— C’est vous ! Qu’est-ce que vous faites ici ? m’exclamai-je.

— Ce serait plutôt à moi de poser cette question…

— Je fais la lecture à M. Lawrence. Il aime bien ça.

Je coulai un regard vers ce dernier. Il y avait peu de chances qu’il émerge de son mutisme pour me contredire.

— Alors, comme ça, vous faites la lecture à mon grand-père, ajouta Callahan en croisant les bras.

J’eus un mouvement de recul, sous le coup de la surprise.

— C’est votre grand-père ?

— C’est ce que je viens de dire.

— Je fais la lecture à… à des résidents, quelquefois.

— A tous ?

— Non. Juste à ceux qui ne…

Ma voix se brisa, et je m’interrompis en plein milieu de ma phrase.

— Qui ne reçoivent pas de visite, conclut-il.

— C’est ça, admis-je dans un souffle.

J’avais commencé mon petit programme de lecture quatre ans plus tôt, après avoir constaté avec tristesse — alors que je m’étais égarée dans l’aile médicalisée de la maison de retraite — que beaucoup de personnes âgées souffraient de solitude, certaines ne recevant que peu ou plus de visite. Prenant alors conscience que ma grand-mère était une privilégiée à Golden Meadows, j’avais voulu faire quelque chose à mon petit niveau pour rompre l’isolement de ces résidents abandonnés. La Courtisane rebelle n’était pas un classique de la littérature, mais cette histoire avait le mérite de capter l’attention de mes auditeurs. Mlle Kim, de la chambre 39, avait même pleuré quand lord Barton avait demandé la main de Clarissia.

Callahan s’écarta du chambranle et s’avança dans la pièce.

— Salut, Pop, dit-il en embrassant la tête du vieil homme.

Son grand-père n’eut pas de réaction. Je sentis mes yeux me piquer tandis que Cal regardait la frêle silhouette, en pantalon et cardigan, toujours très soignée.

— Bien, je vais vous laisser tous les deux, dis-je en me levant.

— Grace…

— Oui ?

— Merci de lui rendre visite.

Callahan marqua une hésitation et, quand il me sourit, me regardant droit dans les yeux, mon cœur se gonfla comme la voile sous le vent.

— Je sais qu’il aimait les biographies… il y a longtemps.

— O.K., c’est enregistré… Personnellement, je pense que l’histoire du duc et de la prostituée est plus stimulante, mais si vous le dites… j’essaierai.

Après une hésitation, je me surpris à demander :

— Etiez-vous proches, tous les deux ?

— Oui, répondit-il, en regardant son grand-père tirer sur son pull.

Le visage impassible, il posa sa main sur celle du vieil homme pour en arrêter le mouvement nerveux.

— Il nous a élevés, mon frère et moi.

J’hésitai. La politesse aurait sans doute voulu que je cesse de poser des questions, mais la curiosité l’emporta.

— Qu’est-il arrivé à vos parents ?

— Ma mère est morte quand j’avais huit ans. Je n’ai jamais connu mon père.

— Je suis désolée.

Il hocha la tête.

— Est-ce que votre frère vit dans le coin ?

La mâchoire de Cal se contracta.

— Je pense qu’il est quelque part sur la côte Ouest. Nous ne nous voyons plus. Mon grand-père n’a plus que moi.

Je vis son visage s’adoucir, et ma gorge se serra. Soudain, ma famille m’apparut comme un modèle du genre, et je n’en aimai que plus mes parents et leurs chamailleries perpétuelles, ma grand-mère et ses réflexions acerbes, mes tantes, mes oncles, et même cette bonne vieille cousine Kitty… Je pensai à mes sœurs, à cet amour primitif et fort qui me liait à elles. Je ne pouvais m’imaginer brouillée avec aucun d’eux. Jamais.

— Je suis désolée, répétai-je, d’une voix à peine audible.

Cal me dévisagea, puis laissa échapper un rire de gorge.

— J’ai eu une enfance assez normale, en fait. Base-ball. Camping. Pêche à la mouche. Les trucs de garçon !

— Tant mieux, dis-je platement.

Les joues me brûlaient. Son rire continuait à vibrer dans ma poitrine, qui n’était plus qu’une caisse de résonance. Ce n’était pas la peine de le nier, tout chez Callahan O’Shea m’attirait.

— Vous venez souvent ? s’enquit-il.

— Oh ! habituellement, une fois par semaine. J’anime un cours de danse avec mon ami Julian. Le lundi, de 19 h 30 à 21 heures.

Je souris. Peut-être cela lui donnerait-il envie de venir faire un tour. Il verrait ainsi une autre facette de moi, quand je virevoltais dans mes jupons, au grand ravissement des résidents.

— Des cours de danse, hmm… Je ne l’aurais pas deviné.

— Je ne sais comment je dois prendre ça…

— Vous n’avez pas la silhouette d’une danseuse.

— Attention, vous avancez sur un terrain glissant…

— Vous n’êtes pas filiforme comme ces filles que l’on voit à la télévision.

— Vous vous enfoncez… Vous feriez mieux de vous taire…, soufflai-je en le fusillant du regard.

— Les danseuses ne sont-elles pas gracieuses et aimables ? poursuivit-il. Je ne les vois vraiment pas manier le râteau et la crosse de hockey pour assommer les gens…

J’enregistrai son sourire. Il s’amusait indubitablement.

— Peut-être qu’il y a quelque chose chez vous qui appelle les coups, rétorquai-je avec humeur. D’ailleurs, je n’ai jamais frappé Wyatt.

— Pas encore, répliqua Callahan. En parlant de l’homme parfait, où est-il ? Je ne l’ai pas beaucoup vu dans le voisinage.

Ses yeux étaient moqueurs. Bien sûr, pensai-je. Qu’irait faire un chirurgien pédiatrique séduisant, aimant les chats, avec une enseignante d’histoire à la chevelure indomptable, qui aimait passer ses week-ends à faire semblant de succomber à une hémorragie sur des champs de bataille reconstitués ? Piquée au vif, je répliquai sans réfléchir :

— Wyatt est à Boston cette semaine, si vous voulez savoir. A un symposium où il doit présenter un article sur un nouveau protocole de guérison pour des patients de moins de dix ans !

Doux Jésus ! Où étais-je allée chercher ça ? Tout ce temps passé devant ces émissions que j’avais regardées sur la chaîne Discovery Santé trouvait soudain sa raison d’être.

— Oh…

Il me parut assez impressionné — ou peut-être était-ce moi qui voulais m’en convaincre —, et j’en retirai une petite satisfaction.

— Bien. Maintenant que je suis là, vous n’avez pas de raison de rester davantage ici.

J’étais congédiée.

— Je vous laisse entre vous. Au revoir, monsieur Lawrence, dis-je en me tournant vers le vieil homme. Nous reprendrons notre lecture quand votre charmant petit-fils ne sera pas là.

— Bonne nuit, Grace, dit Callahan.

Je ne répondis pas, m’appliquant à sortir de la chambre d’une démarche de ballerine.

Je rentrai chez moi d’humeur massacrante. L’idée que l’Irlandais puisse douter de l’existence de Wyatt Dunn m’exaspérait. Cela semblait donc si improbable ? Il devait bien exister, quelque part sur cette terre, ce chirurgien pédiatrique avec des fossettes et un sourire craquant. Il ne pouvait pas y avoir que des magiciens du dimanche avec des tendances incendiaires, des illuminés fanatiques et d’anciens repris de justice insupportables.

Au moins, j’avais Angus qui m’adorait, et pour lui, j’étais la plus belle créature au monde. Dieu devait avoir en tête le sort des jeunes femmes célibataires, en créant les chiens. J’acceptai le rouleau de papier-toilette déchiqueté, la basket mâchouillée comme cadeau de bienvenue, et le félicitai de ne pas avoir détruit autre chose. Puis je me préparai pour aller au lit.

Rattrapée par mon imagination débridée, ou reprise par mes automatismes, je me vis pendant un instant raconter ma journée à Wyatt Dunn, mes rendez-vous ratés — qui n’auraient bien sûr pas eu lieu, si celui-ci avait existé. Il rirait, puis nous parlerions du week-end à venir… Une sensation de bien-être m’envahit à mesure que le fil de cette relation harmonieuse et profonde, fondée sur la communication et l’humour, se déroulait dans ma tête. J’étais une fille bien, intelligente, qui méritait le mieux. Il me trouvait ravissante, adorait mes cheveux, et me faisait livrer des fleurs juste pour me dire qu’il pensait à moi.

Voilà ce que j’attendais de Wyatt le « off ». C’était sa raison d’être.

S’il n’existait aucun homme qui me corresponde dans le Connecticut, quel mal y avait-il à se livrer à un peu de visualisation positive ? Les athlètes ne se prêtaient-ils pas à cet exercice avant une performance olympique ?

Le fait que Callahan O’Shea vienne parasiter par intermittence mon petit film intérieur, son visage s’imprimant en filigrane devant mes yeux, ne voulait absolument rien dire. Oh que non !