— Grace ?
Je levai les yeux des pensées que j’étais occupée à planter dans le jardin, à l’arrière de la maison, ce dimanche, et me tournai vers Callahan O’Shea, qui venait de m’interpeller, debout devant la baie coulissante de la cuisine. Il était arrivé un peu plus tôt dans la matinée et s’était directement mis au travail. Il n’avait aucune raison de traîner pour discuter et flirter, vu que Margaret était partie courir ! Ma sœur faisait beaucoup de footing et parcourait de longues distances. Qui sait quand elle serait de retour ?
— J’ai besoin de déplacer les étagères près de la fenêtre. Est-ce que vous pourriez enlever vos petites… affaires ?
Angus, qui tournait autour d’un malheureux papillon de nuit depuis de longues minutes, avec force jappements modulés en bâillements et gémissements, finit par bondir sur lui.
— Bien sûr, dis-je, me redressant.
Tout en m’essuyant les mains, je le suivis dans la maison et, sans dire un mot, posai sur le canapé mes « affaires », pour partie des pièces de collection — une tabatière datant des années 1880, un minuscule canon, une figurine en porcelaine de Scarlett O’Hara dans sa robe de velours vert, un dollar des Etats confédérés dans un cadre, et des DVD.
— Laissez-moi deviner : vous avez un penchant pour la guerre de Sécession, déclara-t-il en jetant un regard sur les boîtiers des films.
Il y avait pêle-mêle Glory, Retour à Cold Mountain, La Conquête du courage, Les Prairies de l’honneur, Nord et Sud, Josey Wales hors-la-loi, Gods and Generals, Gettysburg, ainsi que le documentaire de Ken Burns, le DVD sorti en édition limitée, que Natalie m’avait offert pour Noël.
— Je suis professeur d’histoire.
— Ceci explique cela, répondit-il en observant plus attentivement les jaquettes. Autant en emporte le vent est encore dans son film de protection. Vous avez d’autres exemplaires ?
— Non, non. C’est ma mère qui me l’a offert, mais je me refuse à regarder cette fresque flamboyante ailleurs que sur grand écran. Ce serait du gâchis, vous ne croyez pas ?
— Vous voulez dire que vous ne l’avez jamais vu ?
— C’est ça, mais j’ai lu le livre quatorze fois ! Et vous ?
— Je l’ai vu.
— Sur grand écran ?
— Non. A la télévision.
— Alors, ça ne compte pas.
Il eut un petit rire et je sentis mon estomac se contracter. Je l’aidai à écarter les étagères. Il attrapa sa scie et fit mine d’attendre que je m’éloigne avant de reprendre.
— Cal…, dis-je sans bouger. Pour quelle raison avez-vous détourné un million de dollars ?
— Un million six, rectifia-t-il en branchant la scie. Pourquoi les gens volent-ils, en règle générale ?
— Je ne sais pas. Vous, pourquoi avez-vous volé ?
Il darda son regard bleu sombre sur moi. Je le sentis réfléchir, m’évaluer, se demander ce qu’il devait me dire et comment le dire. J’attendis. Que cachait-il ? J’étais curieuse de connaître son histoire.
— C’est moi, je suis à la maison !
La porte d’entrée claqua à cet instant et Margaret apparut, écarlate et en sueur — belle, même après l’effort… Il n’y avait décidément pas de justice !
— Alerte rouge, les enfants. Maman est en route. J’ai vu sa voiture garée devant la boulangerie Chez Lala. On se magne. J’ai dû battre un record du monde pour être là avant elle.
Ma sœur se dirigea vers le sous-sol et, dans son élan, prit naturellement la tête des opérations, moi sur ses talons.
— Venez nous aider, Callahan ! cria-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda ce dernier, en nous emboîtant le pas sans hésiter.
Arrivé au bas de l’escalier, il s’immobilisa, et parcourut du regard l’espace encombré d’objets de verre soufflé qui déclinaient le thème de l’anatomie féminine.
— Eh ben, dites donc ! lâcha-t-il.
Je ne le lui faisais pas dire ! Ma mère étant une artiste très prolifique, et généreuse, mon sous-sol était devenu, par la force des choses et au fil des ans, une sorte d’antichambre dédiée à la gloire féminine.
— J’aime beaucoup, reprit-il d’un ton neutre.
— Vous, silence, lui dit Margaret, passée en mode commando. Pas le temps pour les bavardages. Attrapez quelques sculptures et montez-les à l’étage. Notre mère va faire une attaque si elle découvre que Grace entrepose ses œuvres ici. Je parle par expérience, croyez-moi.
Sans plus d’états d’âme, elle se saisit au hasard de deux sculptures, The Home of Life (un utérus) et Nest n° 12 (un ovaire), puis s’élança avec légèreté dans l’escalier.
— Vous louez votre sous-sol ? me demanda-t-il.
— Plus tard, dis-je, sans parvenir à réprimer un petit rire. Remontez quelques objets et posez-les sur n’importe quelle étagère, comme s’ils n’en avaient jamais bougé !
Je lui lançai sans prévenir une sculpture de forme vaguement sphérique, justement nommée Breast in Blue. Pris au dépourvu ou surpris par le poids, il l’attrapa au vol, mais, déséquilibré, je le vis tenir ce « sein artistique » comme une patate chaude. Je me précipitai sans réfléchir sur lui, pensant qu’il allait la lâcher, et me retrouvai, enveloppant l’objet, mes mains sur les siennes. Nos regards se croisèrent, et il sourit.
Paf bing !
Il sentait bon le bois, le savon et le café. Ses mains étaient grandes, chaudes, et nous étions si proches l’un de l’autre que je sentis sa chaleur. J’eus l’impression de me noyer dans ses yeux bleus. Mes jambes faiblirent et mon centre d’équilibre se mit à pencher dangereusement sur Breast in Blue… On s’en fichait, que ce soit un repris de justice ! Qu’il ait volé, ou fait je ne sais quoi d’autre ! J’étais incapable d’esquisser le moindre mouvement, comme si la foudre m’avait terrassée sur place. Mon expression, à cet instant, devait davantage refléter la béatitude qu’on éprouve après l’amour que la convivialité d’une voisine aimable.
Un bruit de Klaxon déchira l’air, déclenchant, à l’étage, les aboiements en rafale d’Angus, qui résonnèrent dans toute la maison. A en juger par les « boum », il était maintenant en train de se jeter contre la porte d’entrée.
— On se dépêche, en bas ! cria Margaret. Tu sais comme elle est !
Le charme était rompu. Cal attrapa une seconde sculpture et monta en l’emportant. Je lui emboîtai le pas, les bras chargés et les joues en feu.
Je posai sans manières Hidden Treasure sur une étagère et Portal in Green sur la table basse, bien en vue — où elle m’apparut encore plus inconvenante ainsi exposée.
— Bonjour, tout le monde ! s’exclama ma mère de l’autre côté de la porte. Angus, on se calme. Du calme, mon beau… Chut… Non. Arrête. Chut, trésor. Arrête d’aboyer.
Le cœur battant toujours la chamade, je soulevai mon chien et ouvris.
— Salut, maman ! Quelle bonne surprise ! Qu’est-ce qui t’amène ?
— Je viens avec des pâtisseries, ma chérie ! Hello, Angus ! Tu es en forme ! Bonjour, Margaret. Stuart nous a dit, à ton père et moi, que nous te trouverions ici…, s’exclama-t-elle, avant de s’interrompre.
Son regard se fixa sur un point derrière moi.
— Bonjour. On ne se connaît pas…
Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Cal se tenait dans l’encadrement de la porte de la cuisine.
— Je te présente mon voisin, maman, Callahan O’Shea. Callahan, ma mère, la célèbre sculptrice Nancy Emerson.
— C’est un plaisir. Je suis un fan de votre travail.
Il serra la main de ma mère, et celle-ci me lança un regard interrogateur.
— Papa l’a engagé pour installer mes nouvelles fenêtres, expliquai-je.
— Je vois, dit-elle, l’air un tantinet soupçonneux.
— Il faut que je passe par chez moi avant d’aller à la quincaillerie du coin, Grace. Besoin de quelque chose ? demanda-t-il en se tournant vers moi.
Juste… d’être embrassée…
— Euh, non… Je ne vois rien, balbutiai-je en rougissant de nouveau.
— A tout à l’heure alors. Ravi de vous avoir rencontrée, madame Emerson.
Nous le regardâmes s’éloigner dans un grand silence que ma mère rompit, dégainant la première.
— Margaret, il faut qu’on parle. Allons nous asseoir, les filles. Oh ! Grace ! Quelle idée de mettre cette sculpture ici ! Je ne trouve pas ça drôle. C’est sérieux, l’art, ma chérie.
Cal avait déposé Breast in Blue dans ma corbeille à fruits au milieu des oranges et des poires.
Je réprimai un sourire, et Margaret étouffa un gloussement dans le sachet en papier contenant les viennoiseries.
— Oh ! Des petits pains aux graines de pavot…, s’exclama-t-elle. Tu en veux un, Gracie ?
— Asseyez-vous, toutes les deux. Pour l’amour du ciel, Margaret, qu’est-ce que c’est que cette histoire de laisser Stuart tout seul ?
Je lâchai un soupir. Ce n’était donc pas une visite pour le plaisir, et elle n’était pas venue pour moi. Mais je n’étais que sa cadette, celle qui avait grandi sans problème, « presque sans qu’on s’en rende compte », comme ma mère le répétait souvent, coincée entre une aînée du genre diva (qu’elle était toujours) — à l’adolescence rebelle, au caractère bien trempé, aux brillants résultats universitaires — et une benjamine si facile à aimer, dont chaque souffle était pris comme un petit miracle depuis qu’elle avait frôlé la mort.
Ma rupture avec Andrew était finalement ce qui m’était arrivé de plus marquant dans la vie. Avec, peut-être, mon choix professionnel, un choix revendiqué que mes parents, malgré tout l’amour qu’ils me portaient, ne comprenaient toujours pas. « Celui qui peut agit ; celui qui ne peut pas enseigne », m’avait dit mon père, citant Bernard Shaw, quand j’avais obtenu un master en histoire américaine, après avoir renoncé à l’école de droit. Ils considéraient l’enseignement comme la voie de la facilité, et les longues vacances d’été plaidaient en ce sens. Ce qui était très injuste, puisque ce n’était que la partie émergée de l’iceberg, qui masquait tout le travail fourni en amont : soutien scolaire, corrections, préparation de cours, heures passées à recevoir parents et élèves dans mon bureau jusqu’à une heure tardive, à entraîner des équipes de débatteurs pour les joutes oratoires, à préparer les événements scolaires, à chaperonner les soirées étudiantes et les sorties éducatives, à analyser les nouvelles méthodes pédagogiques.
Ma mère s’adossa à sa chaise et dévisagea son aînée.
— Alors, Margaret ? Tu m’expliques ?
— Je ne l’ai pas quitté-quitté, répliqua ma sœur, en mordant dans son petit pain. Je… traîne juste dans le coin.
— C’est ridicule. Ça n’a pas toujours été facile entre ton père et moi, et nous avons nos problèmes, mais est-ce que, pour autant, tu m’as vue courir me planquer chez tante Mavis à la première difficulté ?
— Tante Mavis est une emmerdeuse. Grace ne l’est pas autant. Pas vrai, sœurette ?
— Ton compliment me va droit au cœur, Margs. Et laisse-moi te dire que c’est un honneur de t’avoir dans ma demeure. Quel doux spectacle de voir tes vêtements éparpillés dans ma chambre d’amis… Madame souhaite-t-elle que je fasse un peu de lessive ?
— Eh bien, puisque tu le proposes… Toi qui as un travail qui te laisse du temps libre, poursuivit-elle, moqueuse.
— Excuse-moi. En tout cas, moi, je ne défends pas une brochette de dealers…
— Ça suffit, les filles, coupa machinalement ma mère, le regard fixé sur son aînée. Est-ce que tu as l’intention de quitter Stuart ?
Cette dernière ferma les yeux.
— Je ne sais pas.
— Eh bien, si tu veux mon avis, c’est absurde. Tu l’as épousé, tu ne peux pas le quitter comme ça ! Tu dois faire tout ce que tu peux pour arranger les choses entre vous.
— Et vivre comme papa et toi ? Autant me trancher tout de suite les veines. Je peux compter sur ton éloge funèbre, Gracie ?
— Ton père et moi sommes parfaitement…
La voix de ma mère faiblit, et son regard se perdit dans sa tasse, comme si elle cherchait à lire dans le marc de café.
— Peut-être que toi aussi tu devrais venir crécher ici, suggéra ma sœur en levant un sourcil ironique.
— Très drôle, Margaret, dis-je en lui jetant un regard de travers. Arrête tes bêtises… Maman n’en a aucune envie. Sérieusement, papa et toi, vous vous aimez toujours, malgré vos querelles…
— Oh ! Grace…, soupira-t-elle. Qu’est-ce que l’amour a à voir avec ça ?
— Merci, Tina Turner, lança Margaret, goguenarde, en fredonnant sur l’air de « What’s love got to do with it ».
— Mais tout ! protestai-je sans relever.
— Oh ! l’amour, vaste sujet…, marmonna ma mère, bottant en touche d’un simple revers de la main.
— L’amour, c’est la guerre, reprit ma sœur.
— On ne peut pas vivre sans amour ! m’indignai-je, poussée dans mes retranchements.
— L’amour, ça craint, rétorqua-t-elle.
— Margs, la ferme ! Maman ? Qu’est-ce que tu disais ?
— On s’habitue aux défauts, aux manies de son conjoint… On s’adapte, bien obligé. Votre père n’est qu’un vieil avocat barbant dont la seule idée de l’amusement se résume à jouer le soldat mort dans les champs !
— Ce n’est pas stupide, la reconstitution historique ! protestai-je mollement.
Ma mère ne releva pas.
— Et certains jours, je n’ai qu’une envie, c’est de le trucider, mais je ne pars pas pour autant, Margaret. Nous avons échangé des vœux, nous nous sommes promis amour, soutien et fidélité, même si cela ressemble à un sacerdoce, quelquefois.
— Mon Dieu, que c’est beau ! ironisa Margaret.
— Et pourtant, crois-moi, il dépasse souvent les bornes, quand il dénigre mon art ou plaisante lourdement dessus ! Il ne s’est pas vu quand il court en habit d’époque, en faisant semblant de tirer. Moi, je crée. Moi, je célèbre la femme. Moi, je suis capable de m’exprimer autrement que par des grognements et des sarcasmes. Moi, je…
— Un peu plus de café, maman ? coupa Margs.
— Non, il faut que j’y aille.
Elle resta assise, ne faisant pas mine de bouger.
— Puisqu’on en parle, maman, je me suis toujours demandé quelles étaient les raisons qui t’avaient poussée à choisir le corps de la femme… comme source d’inspiration ?
Ma question déclencha une sorte d’étouffement chez Margaret, surprise de m’entendre relancer la conversation sur le sujet.
— Comment est-ce que ça a commencé ? insistai-je en évitant de croiser le regard de ma sœur, qui devait lancer des éclairs.
J’étais pourtant en troisième cycle universitaire quand ma mère s’était découvert un talent artistique, mais, prise dans ma propre vie, je ne m’y étais pas vraiment intéressée, reléguant les revendications maternelles, puis son travail créatif, au rang de simples lubies.
— En vérité, tout a commencé sur un malentendu. Je m’essayais au verre soufflé et je n’en maîtrisais pas encore bien la technique. Je tentais de façonner une boule de Noël, quand ton père est entré dans la pièce. Il a dit que ça ressemblait à un sein et, sans me démonter, je lui ai répondu du tac au tac que c’était le cas. Je l’ai vu devenir écarlate. Sa réaction m’a interpellée, et j’ai voulu avoir un avis de professionnel. Alors, je l’ai montré à la galerie Chimera et ils ont adoré.
— Mmm…, murmurai-je. Comment ne pas aimer ?
— Ça s’est vraiment passé comme ça. D’après le Hartford Courant, qui m’a consacré un article, je m’inscris dans le féminisme postmoderne. On me compare à une O’Keeffe sous acide. On voit dans mon œuvre la même vision esthétisée et fascinée du corps que chez un Mapplethorpe.
— Tout ça à cause d’une déco de Noël ratée, lâcha ma sœur, d’un air goguenard.
— Pour la première, je te l’accorde, Margaret, mais toutes celles qui ont suivi entrent dans une démarche réfléchie : célébrer la Femme, transcender le miracle physiologique, expliqua ma mère. J’aime ce que je fais, et tant pis si vous êtes trop coincées pour apprécier mon art à sa juste valeur. J’ai une carrière et mon travail est reconnu. Et si ça défrise ton père, eh bien, tant pis !
— C’est vrai, pourquoi ne pas torturer papa ? répliqua Margaret. Après tout, il n’a rien fait d’autre que tout te donner.
— A ça, je te répondrai juste, ma chérie, qu’il n’a pas été perdant et que vous êtes tous des ingrats. Pendant toute votre enfance, je me suis fondue dans le décor, m’évertuant à me glisser entre le mur et le papier peint. Ah, c’est sûr, il n’avait pas à se plaindre ! En rentrant, il trouvait une maison astiquée comme un sou neuf, des filles intelligentes, bien élevées et superbes. Son Martini servi. Il n’avait plus qu’à mettre les pieds sous la table pour déguster le repas — que j’avais mis des heures à préparer —, puis à sauter au lit pour une partie de jambes en l’air.
Ma sœur et moi eûmes le même mouvement de recul sur nos chaises, la même expression horrifiée sur le visage.
Ma mère dévisagea Margaret avec un air sévère avant de poursuivre :
— Je lui ai donné de mauvaises habitudes. Alors, tant pis si le changement « bouscule » un peu sa petite vie bien rangée. Quant à toi, Margaret, mon aînée chérie, la chair de ma chair, j’aurais attendu de ta part une réaction du genre : « Bien joué, maman ! » Parce qu’à présent, il fait attention à moi, et que je n’ai pas à courir me réfugier chez ma sœur.
— Aïe ! Touchée. Regarde, Gracie, je saigne ! lança Margaret.
Bizarrement, elle souriait.
— S’il vous plaît, arrêtez de vous battre. Maman, nous sommes très fières de toi. Tu es une créatrice visionnaire. Vraiment.
— Merci, Gracie, répliqua-t-elle en se levant. Bien, il faut que j’y aille. On m’attend à la bibliothèque… Des admirateurs… pour parler d’art, d’inspiration.
— Réservé aux adultes, je suppose, ironisa Margaret, en prenant Angus de mes genoux pour lui embrasser la tête.
Ma mère poussa un soupir et leva les yeux vers le plafond.
— Ma chérie, il y a des toiles d’araignée. Et ne râle pas, trésor. Tu m’accompagnes jusqu’à ma voiture ?
Je la suivis, laissant ma sœur aînée, qui gavait Angus avec des morceaux de son petit pain.
— Qui était cet homme chez toi, tout à l’heure ?
— Tu veux parler de Callahan ?
Ma mère hocha la tête.
— Je te l’ai dit, c’est mon voisin.
— Je ne voudrais pas que tu gâches ce que tu es en train de vivre avec Wyatt en t’amourachant d’un manuel, ma chérie.
— Maman ! m’écriai-je. Tu ne le connais même pas ! Il est très gentil.
— Je suis juste en train de te rappeler que tu vis quelque chose de bien avec ce charmant médecin, c’est tout !
— Je n’envisage rien avec Callahan, dis-je laconiquement. C’est juste l’homme que papa a engagé pour faire des travaux chez moi.
Un regard sur le côté. La poisse ! En parlant du loup… mon voisin montait dans son pick-up et, à en juger par son expression, il y avait fort à parier qu’il avait entendu la fin de la conversation.
— Très bien, répondit ma mère d’une voix radoucie. C’est juste qu’après la rupture avec Andrew, tu n’étais que l’ombre de toi-même, ma chérie. Et c’est bon de voir qu’un homme a fait revenir le rose sur tes joues.
— Je te croyais féministe !
— C’est le cas.
— Tu me rassures ! Il peut y avoir aussi tout un tas d’autres raisons : le temps qui a fait son œuvre, le printemps, ou le travail qui m’apporte beaucoup, en ce moment. Tu sais que je vais poser ma candidature pour la chaire d’histoire ? Wyatt Dunn n’a peut-être rien à voir avec l’amélioration de mon moral.
— Mmm… Bien, comme tu veux. Il faut que j’y aille, chérie. A bientôt. Et arrête de marmonner !
— Elle finira par me faire mourir, m’exclamai-je en rentrant. Si je ne la tue pas en premier…
Je m’interrompis net : Margaret était en pleurs.
— Bon sang, je plaisantais.
— Mon mari n’est qu’un idiot ! gémit ma sœur, en essuyant ses larmes du plat de la main.
— O.K., O.K., O.K., calme-toi.
Je lui tendis une serviette en papier pour qu’elle se mouche, et lui tapotai doucement l’épaule tandis qu’Angus lui léchait avec conviction le menton.
— Dis-moi ce qu’il y a, Margs ?
Elle prit une inspiration.
— Il veut qu’on ait un bébé, chuchota-t-elle, la voix tremblante.
J’ouvris la bouche sous le coup de la surprise.
J’avais toujours entendu ma sœur répéter qu’elle ne voulait pas d’enfants, qu’elle n’était pas faite pour être mère, bien trop égoïste pour le devenir. En fait, elle clamait que l’image de Natalie reliée à un respirateur avait écrasé en elle tout instinct maternel. Qu’elle les aimait bien, mais chez les autres — même si elle n’était pas la première pour porter les bébés de nos cousines, lors des réunions familiales, ou pour entamer de vraies conversations avec les plus grands sans bêtifier.
— Tu veux qu’on en parle ? Comment te sens-tu ?
— D’après toi ? grommela-t-elle. Je me cache chez toi, je flirte avec ton voisin gaulé comme un dieu, je ne parle plus à mon mari, et maman vient de me faire une leçon sur le mariage ! Oui, je vais du tonnerre !
— Arrête, dis-je fermement. Au lieu de mouiller la fourrure de mon chien, dis-moi ce qui ne va pas. Vas-y, ouvre ton cœur, tu sais que ça restera entre nous.
Elle me regarda, les yeux pleins de larmes, le bout du nez rouge.
— Je me sens… trahie, finit-elle par avouer. C’est comme s’il disait que je ne lui suffisais plus… Et il peut être tellement irritant, quelquefois !
Sa voix trembla, prête à se briser.
— Et bonnet de nuit ! Ce n’est pas la personne la plus excitante du monde, hein ?
Je murmurai que oui, bien sûr, il était d’un tempérament plutôt casanier.
— C’est comme s’il m’avait donné un coup à l’arrière du crâne.
— Tu en penses quoi, Margs ? Est-ce que toi, tu as envie d’un bébé ?
— Non ! Je ne sais pas ! Peut-être ! Oh ! et puis zut ! Je n’ai pas envie d’y penser, d’en parler, je vais prendre une douche.
Elle se leva d’un bond, me tendit mon chien, qui parvint à happer dans mon assiette le dernier morceau de pain au sésame. Il laissa échapper un petit rot, clôturant ainsi ma conversation à cœur ouvert avec ma sœur.