15

Le mercredi soir, je me préparai pour mon rendez-vous avec Lester, qui avait fini par sauter le pas et appeler. Il m’avait paru plutôt normal au bout du fil, mais je préférais ne pas tirer de plans sur la comète… Un métallo-artiste, adhérent d’une coopérative… Avec un prénom pareil… Comment ma sœur avait-elle dit ? « Il a son charme »… Non, je ne fondais pas de gros espoirs sur cette rencontre.

Néanmoins, entre deux maux, je n’avais pas longtemps hésité, préférant de loin sortir plutôt que de me morfondre chez moi. C’était l’occasion d’essayer quelques-unes des techniques de Lou et de mettre en avant mes atouts. Il ne fallait pas se voiler la face, j’étais désespérée.

Margaret était au travail — nous n’avions plus reparlé de Stuart depuis notre discussion du week-end. Sous le regard d’Angus qui ne me lâchait pas d’une semelle, j’enfilai une jupe assez courte pour mettre en valeur mes fabuleuses jambes, appliquai un soupçon de rouge à lèvres et vaporisai un nuage de mon « eau bénite » sur les cheveux. Fin prête, j’embrassai mon chien à plusieurs reprises, lui donnai mes dernières consignes : ne pas être jaloux, ne pas être triste, ne pas faire de bêtises, et, emportée dans mon élan, je l’autorisai même à regarder la chaîne HBO et à commander une pizza. Le gâtisme te guette, ma fille ! pensai-je en sortant de chez moi, l’image grotesque de la mémère à son chien-chien en tête.

Je devais retrouver Lester chez Blackie et décidai d’y aller à pied. Il faisait frais, mais c’était une belle soirée. Le soleil couchant embrasait l’horizon dans un dernier sursaut d’orgueil. Je contemplai un instant ma maison. La terrasse était éclairée, et la lampe Tiffany que j’avais laissée allumée pour Angus diffusait une lumière feutrée. Les boutons de pivoines attendant quelques rayons de soleil pour s’épanouir renfermaient tant de promesses… Dans une semaine ou deux, leurs parfums se répandraient dans l’air, et avec la bruyère, les lavandes, les fougères et les hostas qui bordaient l’allée, ce serait une explosion de senteurs qui imprégnerait toute la maison.

Je la trouvai parfaite, accueillante, unique, et elle aurait pu aisément figurer en couverture d’un magazine. Seuls le mari et les enfants manquaient à ce tableau idyllique — la famille adorable que je n’avais jamais eu de mal à imaginer dans les moindres détails… jusqu’à maintenant.

Sans doute aurais-je dû la revendre après la rupture, mais je n’avais pas pu m’y résigner. J’avais ressenti un véritable coup de cœur dès ma première visite et je m’y étais immédiatement projetée, charmée par le bruissement en arrière-fond de la rivière Farmington. Tellement de potentiel… Peut-être qu’inconsciemment, aussi, je m’y étais accrochée parce qu’elle représentait tous les rêves que j’avais faits avec Andrew. Nous aurions dû y être si heureux…

Elle n’avait pas abrité notre amour tout neuf, mais elle était devenue mon refuge, mon remède à la déception et au chagrin, pendant que je la transformais, comme un sculpteur le fait avec son bloc de glaise. J’en avais fait un havre confortable et beau, au design capable de surprendre et de subjuguer. Ce serait mentir de prétendre que je n’avais pas eu l’arrière-pensée, en faisant tout ça, de montrer à Andrew ce qu’il avait perdu. En fait, je ne me lassais pas d’imaginer sa tête quand il me verrait avec quelqu’un de plus intelligent, de plus grand, de plus drôle, de plus riche, de plus beau… et fou d’amour pour moi. Il comprendrait alors l’erreur monumentale qu’il avait commise et le regretterait pour le restant de sa triste vie.

Bon, cela n’en prenait pas tout à fait le chemin… Avec d’un côté un petit ami médecin qui n’existait pas, de l’autre un métallo-artiste que je n’avais jamais vu, sans oublier un voisin repris de justice, lequel éveillait en moi bien trop de sensations à mon goût.

— Allez, vas-y, fonce, dis-je pour m’encourager.

Même si Margaret était en pleine crise sentimentale, ces derniers jours, elle ne m’aurait pas arrangé un rencard foireux. Mais ce prénom n’était pas follement émoustillant… Lester. Ou Les ? Non, ça ne le faisait pas plus.

Le Blackie était bondé quand j’y pénétrai et je regrettai immédiatement d’y avoir fixé le rendez-vous. Comment allais-je le repérer, dans cette foule ? Qu’étais-je censée faire ? Taper sur l’épaule de chaque homme pour savoir s’il était le Lester qui « travaillait le métal » ? Crier à la ronde : « Y a-t-il un Lester dans la salle ? S’il vous plaît, si vous sculptez le métal, rapprochez-vous du bar. »

— Qu’est-ce que je vous sers ? demanda le barman alors que je m’appuyais contre le comptoir.

— Un gin tonic, s’il vous plaît.

Voilà, c’était reparti pour un tour. J’étais là, m’appliquant à irradier confiance en soi et séduction, posant un regard mi-amusé, mi-détaché sur ce qui m’entourait, refusant avec force l’image de la fille désespérée « recherchant de toute urgence un amoureux pour ne pas être seule au mariage de la petite sœur et de l’ex-fiancé ! Bon danseur serait un plus ».

— Excusez-moi, est-ce que vous êtes Grace ? Je suis Lester.

Je me retournai vers la voix qui venait de m’interpeller et écarquillai les yeux. Mon rythme cardiaque s’arrêta, puis repartit brutalement, mon cœur cognant contre mes côtes comme s’il battait à plus de cent quatre-vingts pulsations par minute.

— C’est bien vous, Grace, n’est-ce pas ? répéta l’homme.

— Merci, murmurai-je.

C’était un « merci » comme dans « merci, mon Dieu ! ». Je fermai la bouche et souris sottement, avant de poursuivre :

— Bonsoir. Je veux dire, oui, c’est moi. Salut, ça va bien, merci…

Voilà ! La nervosité me faisait dire n’importe quoi. Mais ce type était si… Dieu du ciel ! Devant moi se tenait un homme qui était une tentation ambulante, du genre que toute femme aimerait goûter avec de la crème fouettée et de la sauce chocolat. Des cheveux noirs, des yeux de braise, des fossettes à tomber par terre. Son T-shirt avec un col en V révélait une bande de peau cuivrée et un cou à faire damner tous les saints du paradis ! Type beau gosse brun comme Julian, mais version dangereux. Ténébreux. Plus grand, aussi. Et hétérosexuel. Merci, mon Dieu !

Le barman posa mon verre sur le comptoir.

— Gardez la monnaie, murmurai-je en lui tendant un billet.

— Je nous ai trouvé une table, me dit Lester. Là-bas, au fond. Est-ce que ça vous va ?

Il ouvrit la voie, m’offrant une vue plongeante sur ses fesses. Tandis que nous nous frayions un chemin parmi la clientèle, je remerciai mentalement Margaret de m’avoir arrangé ce rencard avec Lester, le métallo-artiste, qui avait sacrément plus que du « charme », et je me promis de lui envoyer des fleurs, de faire sa lessive et de lui préparer des brownies. Avec toute ma gratitude en prime !

— J’ai été vraiment très content quand Margaret a appelé.

Il s’assit et prit une gorgée de la bière qu’il avait déjà commandée.

— Elle est si cool…

— Oh ! dis-je, toujours en mode « parfaite idiote ». C’est… oui. Elle est cool. J’aime ma sœur.

Il sourit, et j’entendis comme un petit gémissement venant du plus profond de mon corps monter dans ma gorge.

— Alors, comme ça, vous êtes professeur ?

Je me secouai mentalement, cherchant à m’arracher à cette étrange béatitude.

— Oui, j’enseigne l’histoire à Manning Academy.

Je réussis à terminer quelques phrases, avec sujet, verbe et complément sur ce que je faisais, sans parvenir à calmer ma nervosité. Cet homme était incroyablement beau. Ses cheveux épais et mi-longs ondulaient agréablement autour de son visage. Il avait des mains viriles et mates, avec des doigts longs et une cicatrice sur laquelle j’aurais volontiers posé les lèvres.

— Et vous, Lester, en quoi consiste votre travail ?

— En fait, je vous ai apporté une de mes pièces. Un petit cadeau pour vous remercier d’être venue.

Il tendit la main vers sa sacoche en cuir vieilli, posée à côté de lui, et la plongea dedans.

Un cadeau. Je fondis comme… eh bien, comme un bloc de métal en fusion. Il avait pensé à moi et m’avait fabriqué un objet.

Il se redressa et posa une sculpture en métal sur la table.

C’était impressionnant. Le personnage abstrait qui se dressait sur son socle s’enroulait avec grâce en un arc fluide, les bras levés vers le ciel, et la chevelure, aérienne, semblait onduler sous un souffle de vent. Rondeur, délicatesse des découpes… Tout n’était qu’énergie et sensualité.

— Oh ! mon Dieu…, murmurai-je. C’est magnifique.

— Merci, dit-il. Cette création fait partie d’une série sur laquelle je travaille en ce moment, un vrai succès commercial. Mais celle-ci, je l’ai faite spécialement pour vous.

Il s’interrompit, plongeant son regard sombre, très sombre, dans le mien.

— Vous me plaisez beaucoup, Grace. J’espère que nous allons nous découvrir tout un tas de points communs. C’est un cadeau qui symbolise l’espoir que je fonde sur la suite.

— Oui.

C’était le « oui » comme celui de « je veux vous épouser et vous donner quatre enfants, tous en bonne santé ».

Il sourit encore, et j’attrapai mon verre — ou m’y accrochai — et bus quelques gorgées.

— Excusez-moi une seconde. Il faut que je passe un rapide coup de fil, je reviens vite.

— Oui, oui, bien sûr, parvins-je à articuler.

Je vacillais sur le fil de l’orgasme, et cette petite pause était la bienvenue. Cela me permettrait de reprendre mes esprits. Que celle qui n’a jamais éprouvé ce sentiment me jette la première pierre ! M. le Beau Ténébreux m’appréciait… souhaitait mieux me connaîtreet plus si affinités. Cela pouvait-il être si facile ? Un instant, je me vis l’emmener à une réunion familiale pour rencontrer ma tribu, ou à la prochaine invitation de Natalie et Andrew. J’imaginai même la réaction de Callahan O’Shea en me voyant avec lui ! Est-ce que ce ne serait pas la chose la plus cool ? Dieu du ciel, si !

J’attrapai mon téléphone portable dans mon sac et composai le numéro de chez moi.

— Margaret, marmonnai-je précipitamment quand elle décrocha. Je l’aime, je l’adore ! Merci, merci ! Il est fantastique ! Il n’est pas seulement « charmant à sa façon »… il est beau à tomber à la renverse !

— Je viens de mettre Gods and Generals, lâcha laconiquement Margaret. Tu regardes vraiment ces conneries ?

— Il est extraordinaire, Margs !

— J’ai entendu ! Ravie d’avoir pu te rendre ce service. Je n’ai pas eu beaucoup à insister, il était très chaud pour te rencontrer. Pour tout dire, il me l’avait demandé à moi en premier, mais je lui ai montré mon alliance. Je me demande bien pourquoi j’ai fait ça… Je regrette, tu peux me croire !

— Oh ! il revient… Merci encore ! Faut que je raccroche.

Je posai mon téléphone et me collai un sourire sur les lèvres tandis que Lester se rasseyait.

Tout mon corps vibrait de désir et j’eus du mal à tenir la conversation, durant la demi-heure qui suivit. Il aurait été plus juste de dire qu’il parlait et que j’écoutais, ce que j’essayais de faire le mieux possible, malgré le flot d’émotions qui rugissait en moi. Lester évoqua sa famille, sa passion pour le travail du métal, ses expositions à New York et San Francisco, sa dernière longue relation sentimentale (avec une femme très hot qui n’avait aucun tabou au lit). Maintenant, il cherchait un vrai engagement, disait-il, quelque chose de sérieux. Il aimait cuisiner et était impatient de me préparer des repas. Il voulait des enfants. Il… était parfait.

La sonnerie de son téléphone l’interrompit.

— Oh ! Pardon, Grace, excusez-moi, dit-il avec un sourire navré, tout en jetant un bref coup d’œil sur l’écran. J’attendais ce coup de fil.

— Je vous en prie, dis-je en sirotant mon gin tonic.

Tu peux faire ce que tu veux de moi. Je suis à toi.

Il décrocha.

— Qu’est-ce que tu veux, pétasse ? s’écria-t-il, le visage tordu par un rictus mauvais.

Je fis un bond sur ma chaise et m’étouffai avec ma gorgée. Autour de nous, les clients interloqués s’étaient figés. Ce qui ne parut pas impressionner Lester, qui poursuivit, imperturbable.

— Ouais, eh bien, devine où je suis ? hurla-t-il dans son téléphone, en se détournant légèrement de moi. Je suis dans un bar avec une femme ! Alors, qu’est-ce que tu en dis, sale garce ? Je vais la ramener chez nous et la baiser !

Sa voix monta dans les aigus, tendue à l’extrême, prête à se briser.

— Tu as bien entendu ! Je la prendrai sur le canapé, dans notre lit, dans la cuisine, sur le sol et sur cette foutue table ! Alors, qu’est-ce que ça te fait, sale tricheuse, misérable roulure ?

Il raccrocha, puis me regarda en souriant.

— Alors, où en étions-nous ? s’enquit-il, d’une voix radoucie.

— Euh…, balbutiai-je, lançant des regards de bête traquée autour de moi. Est-ce que c’était votre ex ?

— Elle ne représente plus rien pour moi, lâcha-t-il. Hé, ça vous dirait de terminer la soirée chez moi ? Je nous préparerai un petit truc à manger.

A cette seule évocation, tout mon être se rétracta aussi vite qu’un escargot dans sa coquille. Je ne voulais avoir affaire à aucune partie de sa cuisine. Merci, très peu pour moi !

— Euh… Lester… Je me trompe peut-être, mais il semblerait que vous ne l’ayez pas totalement oubliée ?

Je forçai sur le sourire.

Son visage se décomposa alors sous mes yeux.

— Oh ! merde…, lâcha-t-il, un sanglot dans la voix. Je l’aime encore ! Je l’aime et ça me tue ! J’en crève.

Il baissa la tête et se mit à se cogner le front contre la table, à plusieurs reprises, sanglotant à grosses larmes, et reniflant bruyamment.

Je croisai le regard d’une serveuse et lui montrai mon verre vide.

— J’en prendrais bien un autre !

*  *  *

Une heure et demie — et une incontinence émotionnelle et lacrymale — plus tard, je raccompagnai Lester à sa voiture. Je l’avais laissé s’épancher, me contentant de hocher la tête, mon gin tonic pour seul réconfort (quel mal y avait-il puisque je rentrais à pied ?), pendant qu’il me parlait de Stefania, la jeune femme russe sans cœur qui l’avait quitté pour… une autre femme, ou qu’il me racontait comment il était allé chez elle et avait crié son nom, encore et encore, jusqu’à ce que la police débarque et l’emmène au poste… comment il l’avait appelée plus d’une centaine de fois en une seule nuit… et comment il avait vandalisé la mappemonde ancienne de la bibliothèque municipale en grattant le mot « Russie », ce qui lui avait valu cent heures de travaux d’intérêt général. Ah, les artistes ! Moi aussi, j’avais été quittée, mais est-ce qu’on m’avait vue me répandre en insultes devant les fenêtres d’Andrew ? Quelque chose me disait qu’il plairait beaucoup à Kiki. Oui, ces deux-là étaient faits pour s’entendre…

— Eh bien, bonne chance, Les, dis-je, en frottant mes mains sur mes avant-bras pour me réchauffer.

La nuit était fraîche et des lambeaux de brume s’enroulaient autour des lampadaires.

— Je déteste l’amour, lança-t-il, la tête et les bras levés vers le ciel sombre, s’adressant soudain avec théâtralité aux forces invisibles de l’univers. Allez-y, foudroyez-moi ! Finissons-en, pourquoi faire durer le supplice ?

— Courage, dis-je. Et… merci pour le verre.

Je le regardai sortir du parking au volant de sa voiture — rien ne m’aurait fait monter avec lui, même s’il n’avait eu aucune arrière-pensée en me proposant une balade. Aucun regret. Avec un soupir, je jetai un coup d’œil à ma montre : 22 heures, un mercredi soir. Et une nouvelle opportunité qui partait en fumée.

Bon sang… J’avais oublié son cadeau au bar ! Même si son créateur était timbré, j’aimais bien sa sculpture. Et qui sait, elle pouvait même prendre de la valeur dans les prochaines années, peut-être plus vite qu’on ne le pensait, du fait justement de la personnalité de l’artiste. Avec une manchette dans le journal comme « Un sculpteur sur métal interné », les prix pouvaient flamber. Quant à ma sœur, mon premier geste en rentrant serait de l’étrangler. On ne s’inventait pas marieuse et, en tant qu’avocate, elle aurait pu faire une rapide enquête sur les antécédents du rencard qu’elle m’arrangeait.

Je retournai à l’intérieur du bar, me frayai à coups de coude un passage dans la foule, récupérai ma statuette, puis refis le chemin en sens inverse et poussai la porte pour sortir. En sentant une résistance, j’insistai de toutes mes forces. Elle finit par s’ouvrir d’un coup, cognant contre quelqu’un qui cherchait à entrer.

— Aïe ! fit l’homme.

Je fermai les yeux quand je reconnus Callahan. Bon sang !

— Regardez où vous allez, marmonnai-je en guise de salutations.

— J’aurais dû me douter que c’était vous ! s’exclama-t-il. Alors, comme ça, on vient s’enivrer, Grace ?

— J’avais rendez-vous, si vous voulez tout savoir. Et vous n’êtes pas en position de pointer les doigts… euh… le doigt ! Un Irlandais dans un bar. Quelle originalité !

— Je vois qu’on a un peu trop bu, encore une fois. J’espère que vous ne rentrez pas en voiture.

Son regard passa au-dessus de moi, en direction du bar. Je me retournai et aperçus une jeune femme blonde plutôt séduisante qui lui souriait en lui faisant un petit signe.

— Je n’ai pas bu ! Et je ne conduis pas, alors pas la peine de s’inquiéter. Qu’elle commande un double à ma santé !

Sur ces mots, je passai devant lui, et affrontai la fraîcheur de la nuit.

Certes, Callahan O’Shea était arrogant et terriblement agaçant, mais je devais néanmoins admettre qu’il avait raison sur un point : je ne tenais pas l’alcool. J’avais pensé commander quelques tapas, mais quand la serveuse s’était approchée, Lester était en pleine tirade sur l’amour, et je ne m’étais pas sentie le cœur de demander des ailes de poulet sauce Buffalo. Ç’aurait été un manque avéré de sensibilité. Et puis je n’étais pas ivre, juste un peu étourdie. L’odeur de lilas qui flottait dans l’air n’arrangeait rien.

Le brouillard semblait s’épaissir et, dans l’air humide, je pouvais presque sentir mes cheveux s’animer d’un souffle de vie et prendre de l’ampleur, comme sous le coup d’un sort, à l’image d’une chevelure de gorgone. Je pris une profonde inspiration tout en fermant les yeux — à peine une seconde, me sembla-t-il — et, sans doute à cause des trottoirs cabossés de Peterston, je trébuchai. Néanmoins, je réussis à récupérer mon équilibre, sans y perdre ma dignité.

— Je ne peux pas croire que votre petit ami vous laisse rentrer seule dans ces conditions, Grace. Ne me dites pas que c’est un goujat…

Je le fusillai du regard.

— Encore vous. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je ne peux pas vous laisser rentrer seule.

Il inclina la tête pour regarder ma sculpture.

— Je vois qu’on a gagné un Emmy.

— C’est un très beau cadeau. De Wyatt. Qui me l’a offert. Et vous n’avez pas besoin de me raccompagner.

— En tout cas, il y a « quelqu’un » qui aurait dû le faire. Sérieusement, où est votre petit ami ?

— Il est au bloc demain matin et il fallait qu’il parte. Alors, il est parti.

— Mouais…, fit-il, sceptique. Pourquoi ne vous a-t-il pas ramenée en voiture ? Trop occupé avec ses chats errants ?

— Je voulais marcher et j’ai insisté, si vous voulez tout savoir. Et votre rendez-vous galant, vous en avez fait quoi ? lançai-je, l’attaque étant la meilleure défense. Vous l’avez planté au bar ? Tss, tss…

— Ce n’est pas un rendez-vous galant.

— Pourtant, sa façon de vous faire signe ne trompait pas.

— Je répète que ce n’est pas un rendez-vous galant.

— Pourtant, j’ai peine à le croire. Alors, qui est-ce ?

— On va dire que c’est mon agent de probation, finit-il par lâcher avec un air goguenard. Allez, Grace, dites à oncle Cal la vérité. Est-ce qu’on a eu une prise de bec avec son petit ami, ce soir ?

— Non, il n’y a pas eu de prise de bac… enfin… de bec ou de tout ce que vous voulez. Et c’est la vérité vraie.

Il était peut-être temps de changer de sujet.

— Etes-vous vraiment irlandais ?

— Qu’en pensez-vous, Sherlock Holmes ?

Je pense que vous êtes un crétin. Oups. L’avais-je dit à haute voix ?

— Peut-être que vous devriez vous en tenir à un soda, la prochaine fois que vous irez dans un bar ? suggéra-t-il. Qu’avez-vous bu ?

— Deux gin tonics — en fait, un et demi. Comme je ne bois pas souvent, j’en ressens tout de suite les effets. C’est tout bête.

Nous arrivâmes sur la passerelle qui enjambait la voie ferrée.

— Ainsi, vous ne tenez pas l’alcool… Vous pesez combien ?

— Ça ne se fait pas, de demander son poids à une femme. Alors marche arrière, mon petit pote.

Il lâcha un rire grave, délicieusement grave.

— J’aime que vous m’appeliez « mon petit pote ». Je vous appellerai « ma petite pochtronne », ça vous va ?

Je lâchai un lourd soupir.

— Ecoutez, Callahan O’Shea, du clan des leprechauns, merci de m’avoir raccompagnée jusqu’ici. Je ne suis plus qu’à quelques rues de chez moi. Pourquoi ne retourneriez-vous pas auprès de cette jeune femme que vous avez laissée au bar ?

— Parce que ça craint, par ici, et que je ne veux pas que vous rentriez seule.

Il n’avait pas tout à fait tort. C’était effectivement un coin mal famé de la ville… En fait, drogués et dealers se retrouvaient sous ce pont. Je lui coulai un regard en coin. En plus d’être beau, je devais admettre qu’il était très… eh bien, prévenant.

— Merci, dis-je. Vous êtes sûr que cela ne va pas gêner votre rendez-vous galant ?

— Pourquoi est-ce que ça la gênerait ? Je suis en train de faire du service civique.

Au moment de descendre les marches métalliques de la passerelle, mon pied glissa et Callahan dut me rattraper. Je m’accrochai à lui et, ainsi protégée dans ses bras solides et rassurants, j’aurais voulu que le temps s’arrête. Il sentait tellement bon le savon et le bois…

Il leva un bras et, avec délicatesse, enleva quelque chose de mes cheveux… une feuille. Il la regarda un instant avant de la laisser tomber, puis reposa la main sur mon avant-bras.

— Votre rendez-vous est…, balbutiai-je. Euh… elle semble sympathique. Très aimable, je veux dire, à ce que j’ai vu.

Mon cœur s’agitait en tous sens, frétillant dans ma poitrine comme un poisson hors de l’eau.

Cal finit par me lâcher.

— C’est vrai, elle est sympa, mais comme je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas un rendez-vous galant.

Une vague de soulagement déferla sur moi, et mes genoux se mirent à trembler douloureusement. Je n’avais pas du tout envie qu’il fréquente quelqu’un. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Nous nous remîmes à marcher, côte à côte, nous enfonçant dans le brouillard doux et enveloppant comme un cocon, que des halos de phares venaient par intermittence déchirer. Je déglutis.

— Cal, est-ce que vous… euh… voyez quelqu’un ?

Son regard voilé se posa sur moi.

— Non, Grace, je ne vois personne.

— Pas du genre à vous marier, je suppose. N’avez-vous pas envie de vous poser, même un peu ?

— J’adorerais, lâcha-t-il. Une femme, deux enfants, une pelouse à tondre.

— Vraiment ? demandai-je, étonnée.

Enfin… il aurait été plus vrai de dire que ma voix avait déraillé et que ça avait davantage ressemblé à un couinement. J’aurais plutôt vu Callahan dans le rôle du type qui entrait dans la pièce au moment où résonnaient les rythmes rock et blues de Bad to the Bone, que dans celui du père de famille qui passait la tondeuse alors que les enfants gambadaient.

— Vraiment ?

Il enfonça les mains dans ses poches.

— Ce n’est pas ce que vous et M. Merveilleux désirez ?

— Oh ! oui, bien sûr… Je crois. Je ne sais pas trop.

Ce n’était pas le genre de conversation que je voulais avoir alors que je n’étais pas en pleine possession de mes moyens.

— Difficile d’être avec un homme qui est marié à son travail, finis-je par dire sans conviction.

— Je comprends.

— Vous savez, parfois, ce n’est pas ce que l’on croit… je veux dire que les apparences sont trompeuses, ajoutai-je, stupéfaite de l’avoir dit à haute voix.

— Je vois.

Il se tourna vers moi, un léger sourire étirant ses lèvres, et je baissai vivement les yeux. Je ne savais rien de cet homme. Sauf qu’il me plaisait beaucoup. Qu’il voulait se poser. Qu’il avait purgé une peine de prison pour des actes condamnables.

— Dites, vous regrettez d’avoir détourné cet argent ? demandai-je tout à trac.

Il pencha la tête et me dévisagea.

— C’est plus compliqué que ça.

— Pourquoi ne me racontez-vous pas votre histoire, l’Irlandais ?

Il se mit à rire.

— Peut-être un jour. On est presque arrivés à la maison.

On est presque arrivés à la maison. Comme si nous avions un endroit à nous. Comme s’il allait entrer et se faire mordiller par Angus. Comme si j’allais nous préparer un truc à grignoter — ou qu’il allait le faire — avant qu’on mange du pop-corn devant un film. Ou pas. Parce que nous préférerions monter, nous débarrasser de tous ces vêtements contraignants et faire l’amour.

— Nous y voilà, dit-il en s’engageant dans l’allée avec moi.

La rampe glissante de la terrasse était si froide, et sa main dans mon dos dégageait tant de chaleur… Waouh ! Une seconde… Il avait sa main dans mon dos. C’était diablement agréable, comme s’il restait un petit rayon de soleil dans tout ce noir.

Je me tournai vers lui, et ce que j’allais lui dire se perdit dans son sourire et son regard intense posé sur moi. Que voulais-je lui dire ? Je n’en avais aucune idée et cela n’avait aucune importance.

Mes genoux flageolants se dérobèrent, et mon cœur se mit à tanguer comme sous l’effet de la houle. L’espace d’un instant, j’eus la sensation que ses lèvres se posaient sur les miennes, une impression forte et intense qui me laissa sans force et tremblante de désir. J’entrouvris les lèvres, battis des paupières et fermai les yeux. Il était comme un aimant, qui m’attirait irrésistiblement.

— Bonne nuit, ma « petite pochtronne ».

J’ouvris les yeux.

— Euh… bonne nuit, « mon petit pote ». Merci de m’avoir raccompagnée.

Il tourna les talons sur un sourire que je ressentis jusque dans ma moelle. Je le regardai s’éloigner pour retourner auprès de la femme qui n’était pas un rendez-vous galant. Je restai là sans vraiment savoir si j’en étais diablement soulagée ou profondément déçue.