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Le dimanche, je fis donc acte de présence au vernissage de ma mère, au Chimera, une galerie d’art contemporain, et douloureusement abstrait, sur West Hartford.

— Alors, qu’est-ce que tu en penses, Grace ? Cela fait une demi-heure que l’exposition a commencé… Où est-ce que tu étais ? Est-ce que ton ami est venu ?

Je me tournai vers ma mère, qui venait de surgir à côté de moi, agitée et en pleine effervescence.

Mon père, un verre de vin à la main, avait battu en retraite dans un recoin de la galerie, visiblement affligé.

— Très… très… euh… explicite. Superbe, maman, conclus-je, le regard survolant les œuvres sans se fixer.

— Merci, ma chérie ! s’exclama-t-elle. Oh ! regarde… Essence Number Two a retenu l’attention. Quelqu’un regarde le prix inscrit sur l’étiquette… Je reviens dans une minute.

Après le départ de Natalie pour la fac, et tous ses oisillons ayant quitté le nid, ma mère décréta qu’elle avait enfin gagné le droit de laisser sa fibre artistique s’exprimer. Et allez savoir pourquoi, elle avait choisi la technique du verre soufflé comme moyen d’expression et d’épanouissement, et l’anatomie féminine comme source d’inspiration. La maison familiale était maintenant le premier lieu d’exposition des œuvres maternelles. Les deux gravures naturalistes d’oiseaux d’Audubon, les quelques peintures à l’huile de bord de mer et la collection de chats en porcelaine de mon enfance avaient laissé la place à des représentations de vulves, d’utérus, d’ovaires, seins et autres, qui trônaient en bonne place sur le rebord des cheminées, les étagères de bibliothèque, ou en bout de table. On en retrouvait même dans les toilettes. Colorées, lourdes et anatomiquement très réalistes, ses sculptures étaient au centre des conversations au Garden Club, et la cause des ulcères à répétition dont souffrait mon père.

Personne, pourtant, ne pouvait nier le vif succès que ces créations rencontraient. A notre grande surprise à tous, celles-ci rapportaient une petite fortune. Quand Andrew avait rompu, ma mère m’avait emmenée en croisière. Grâce à The Unfolding et Milk # 4, nous avions passé toutes les deux quatre jours de rêve sur un palace flottant dédié à la thalassothérapie. Avec la série The Seeds of Fertility, une serre était apparue au printemps dernier chez mes parents, puis, en octobre, une nouvelle voiture, une berline.

— Hé, fit Margaret, en nous rejoignant. Comment ça va ?

— Très bien. Et toi ? répondis-je, balayant distraitement la galerie du regard. Je n’aperçois pas Stuart.

Margaret ferma un œil, serra les dents, à la manière d’Anne Bonny, la femme pirate.

— Stuart… n’est pas venu.

— C’est ce que je vois. Tout va bien pour vous, les enfants ? J’ai remarqué que vous vous étiez à peine parlé au mariage de Kitty.

— Qu’est-ce que j’en sais ? répondit Margaret. Je veux dire, réellement. Qui diable peut bien savoir ? Tu crois connaître quelqu’un… enfin, peu importe.

Je clignai des yeux.

— Qu’est-ce qui se passe, Margs ?

Ma sœur laissa son regard glisser sur les visiteurs qui se pressaient autour des œuvres de ma mère et émit un soupir.

— Je ne sais pas. Le mariage n’est pas un long chemin pavé d’or et de pétales de rose, Grace. Tiens, je viens de faire un super aphorisme digne d’un biscuit chinois ! Est-ce qu’il y a du vin, par ici ? Les expositions de maman sont toujours meilleures avec un peu de buzz, si tu vois ce que je veux dire.

— Là-bas, dis-je, faisant un mouvement de tête vers le buffet installé au fond de la galerie.

— O.K. Je reviens.

Ahahaha ! Ahahaha ! Ooooh ! Ahahaha ! Un rire, un peu trop forcé pour être naturel, résonna dans la galerie. Ce rire en salve… le rire de ma mère en représentation, qu’elle ne lâchait qu’à l’occasion de ses expositions ou lorsqu’elle essayait d’impressionner quelqu’un. Elle croisa mon regard et me fit un clin d’œil, tout en serrant la main d’un homme d’âge mûr, qui tenait avec précaution un objet de verre… enfin… une sculpture, disons-le comme ça. Une autre vente. Encore bien joué !

— Toujours partante pour la bataille de Bull Run ? me murmura mon père.

Il passa un bras autour de mes épaules.

— Oh ! je ne manquerais ça pour rien au monde, papa. C’est ma préférée ! Tu connais ton personnage ? demandai-je.

— Oui. Je suis Stonewall Jackson.

Mon père rayonnait.

— Papa ! C’est super ! Félicitations ! On sait où ça va se tenir ?

— Dans le comté de Litchfield, répondit-il. Et toi, qui es-tu ?

— Un illustre inconnu, répondis-je, en prenant un ton plaintif. Un pauvre diable de confédéré, mais responsable du canon.

— Bravo, ma fille…, déclara fièrement mon père. Est-ce que tu vas emmener ton ami ? Comment s’appelle-t-il, déjà ? En tout cas, ta mère et moi, nous sommes très heureux de te voir remonter en selle.

Je marquai une pause.

— Euh… merci. Je ne sais pas si Wyatt pourra se libérer, mais je… je lui poserai la question.

— Salut, papa, lança Margaret, en revenant avec un verre de vin.

Elle claqua une grosse bise sonore sur la joue de notre père.

— Comment se passe la vente ? demanda-t-elle.

— Ne me lance pas sur les œuvres de ta mère. De la pornographie, voilà ce que c’est.

Il leva les yeux en direction de sa femme. Ahahaha. Ahahaha. Ooooh… Ahahaha.

— Bon sang, elle vient d’en vendre une autre. Elle va encore me demander de l’emballer.

Il fit une grimace à notre intention et retourna d’un pas lourd vers le fond de la galerie.

— Alors, Gracie, souffla Margaret, c’est quoi, cette histoire ?

Elle regarda autour d’elle pour s’assurer qu’aucune oreille indiscrète n’écoutait.

— Est-ce que tu vois vraiment quelqu’un ou c’est une invention ?

Un sourire me vint aux lèvres. Ma grande sœur n’était pas avocate spécialisée en droit criminel par hasard.

— Grillée, murmurai-je.

— Tu n’es pas un peu vieille pour jouer à ça ? demanda-t-elle, en avalant une gorgée de vin.

Je grimaçai un sourire d’excuse.

— Si. Mais j’ai trouvé Nat dans les toilettes, au mariage de Kitty, rongée par la culpabilité.

Margs leva les yeux au ciel.

— J’ai pensé que je devais lui faciliter les choses, poursuivis-je.

— Bien sûr… Bien sûr… Les princesses doivent à tout prix avoir une vie facile, marmonna Margaret.

— Mais il n’y a pas que ça, murmurai-je. J’en ai ma claque des petites phrases condescendantes, de la pitié dans les yeux des gens. La vie continue pour Nat et Andrew… pour moi… Il faut arrêter de me regarder comme un pauvre petit chat, mal en point, qui aurait, je ne sais pas, moi… l’arrière-train bloqué…

Margaret rit.

— Pigé…

— En vérité, je pense être prête pour rencontrer quelqu’un. Je vais prétendre que c’est le cas, histoire de faire baisser la pression, et puis, tu vois, une chose en amenant une autre… le vrai pourrait se présenter.

— Ouais, dit Margaret sans grand enthousiasme.

— Et qu’est-ce qui se passe entre Stuart et toi ? repris-je.

Une femme d’un âge avancé se faufila vers LifeSource, une sculpture d’ovaire, qui ressemblait à un ballon gris bosselé, pour un œil non médical, et je m’écartai pour lui laisser le passage.

Ma sœur soupira et finit d’une traite son verre de vin.

— Je ne sais pas, Grace, et je n’ai pas envie d’en parler, d’accord ?

— Bien sûr, murmurai-je, en fronçant les sourcils. Je te rappelle juste que je travaille au même endroit que ton mari.

— Eh bien, tu peux lui dire de ma part d’aller se faire voir.

— Je… Sûrement pas… Seigneur, c’est quoi le problème, Margs ?

Elle et Stuart étaient la preuve vivante que les contraires s’attiraient et que cela fonctionnait : ils m’avaient toujours paru plutôt heureux. Ils avaient choisi de ne pas avoir d’enfants et menaient une vie très agréable. Grâce aux nombreux succès de ma sœur au tribunal, ils habitaient une merveilleuse maison à Avon et passaient des vacances chicos à Tahiti, au Liechtenstein et autres endroits du même genre. Ils étaient mariés depuis sept ans. Et même si Margaret n’était pas d’un tempérament à roucouler et à soupirer, elle m’avait toujours semblé satisfaite de sa vie.

— Tiens, quand on parle de couples catastrophe, en voilà un qui se dirige droit sur nous ! Oh, non… Ça mérite bien un autre verre de pinot gris bon marché.

Et sans un mot de plus, elle fila en direction du bar.

Je repérai les têtes blondes de Natalie et Andrew… Ils s’avançaient dans ma direction, l’air tellement plus à l’aise qu’au mariage, où ils s’étaient efforcés de rester à bonne distance l’un de l’autre. Qu’avaient-ils craint ? Que j’éclate en sanglots et me roule par terre, inconsolable ? Aujourd’hui, ils rayonnaient de bonheur. Leurs mains s’effleuraient, leurs doigts se cherchaient, se caressaient sans jamais s’entremêler franchement. L’alchimie entre eux était palpable. Mais il y avait plus que ça : de l’adoration. Ma sœur, une légère rougeur sur le haut des pommettes, avait les yeux brillants, tandis qu’un sourire flottait sur les lèvres d’Andrew.

— Salut, les enfants ! dis-je sur le mode enjoué.

— Salut, Grace ! répondit Natalie, rougissant plus fort, en me serrant dans ses bras.

— Est-ce qu’il est ici ? Tu l’as amené ?

— Amené qui ? répétai-je, sans comprendre.

— Wyatt, quelle question ! gloussa-t-elle.

— Wyatt, bien sûr ! Euh… non, non. J’ai pensé qu’il valait mieux attendre encore un peu avant de l’amener à l’une des expositions de maman ! Et puis il est de garde, à l’hôpital.

Je m’efforçai de lâcher un petit rire.

— Salut, Andrew.

— Comment ça va, Grace ? demanda-t-il en souriant.

— Ça va bien.

Je baissai les yeux sur mon verre de vin, que je n’avais pas touché.

— Tes cheveux, ils sont magnifiques ! s’exclama Nat, en tendant la main pour toucher une de mes boucles bien rondes.

Pour une fois que je n’avais pas l’air de m’être électrocutée…

— Je suis allée chez le coiffeur, ce matin, murmurai-je, et j’ai investi dans un nouveau soin hydratant.

Je n’en attendais pas moins d’un produit qui m’avait coûté les yeux de la tête, mais c’était pour la bonne cause ! Après les vêtements, je me devais de reprendre en main mes cheveux. Il n’y avait pas de mal à se montrer sous son meilleur jour, quand on cherchait l’homme de sa vie…

— Où est Margaret ? demanda Natalie, en tournant son cou gracieux en tous sens. Margs ! Ici !

Mon aînée fit mine de nous apercevoir et vint vers nous, me décochant au passage un regard noir. Natalie et elle s’étaient toujours un peu chamaillées… enfin, il serait plus juste de dire que Margaret se chamaillait, Natalie étant trop douce pour se battre réellement avec quiconque. Je m’entendais bien avec chacune d’elles plus qu’elles ne s’entendaient entre elles — sans doute la récompense de l’enfant du milieu ; il en fallait bien une à celui qui était oublié, négligé, écrasé entre l’aînée et la benjamine.

— Je viens de vendre un utérus pour trois mille dollars ! s’exclama ma mère, en rejoignant notre petit groupe.

— Il n’y a pas de limites au mauvais goût du peuple américain, ajouta mon père, qui la suivait en traînant les pieds, la mine maussade.

— Oh ! Tais-toi, Jim. Encore mieux, trouve-toi ton propre plaisir et ne me gâche pas le mien.

Mon père leva les yeux vers le ciel.

— Félicitations, maman, c’est merveilleux ! dit Natalie.

— Merci, ma chérie. C’est bon de sentir le soutien de sa famille.

— Ben voyons…, grommela mon père.

— Alors, Gracie, quand vas-tu nous présenter Wyatt ? reprit Natalie. Quel est son nom de famille déjà ?

— Dunn, répondis-je, avec naturel. Bientôt, bientôt…

Margaret sourit et secoua la tête.

— A quoi ressemble-t-il ? demanda encore ma petite sœur, en cherchant ma main dans un mouvement instinctif de complicité.

— Eh bien, je lui trouve beaucoup de charme, dis-je, d’une voix flûtée.

J’eus une pensée reconnaissante pour Julian. Il avait été bien inspiré de me pousser à réfléchir à un portrait-robot.

— Grand, cheveux foncés…

Je forçai sur ma mémoire, cherchant à me souvenir du Dr Belle Gueule dans Urgences… J’avais arrêté de regarder la série à l’épisode où des chiens sauvages en liberté dans l’hôpital attaquaient patients et personnel.

— Mmm… des fossettes, aussi. Chouette sourire.

Je sentis la chaleur envahir mon visage.

— Elle rougit, fit remarquer Andrew d’une voix attendrie.

La sensation d’une lame chauffée à blanc me traversant le cœur me prit à contre-pied. Une bouffée de colère me submergea. Comment osait-il exprimer de la joie en m’entendant parler d’un autre homme ?

— Il semble merveilleux, déclara ma mère. Même si tu n’as pas besoin d’un homme pour être heureuse, je le répète. Regarde ton père et moi. Quelquefois, ton conjoint essaie d’étouffer tes rêves, Grace. C’est ce que ton père a essayé de faire avec moi. Tu dois tout faire pour que cela n’arrive pas.

— Et qui a payé pour toutes tes lubies de verre soufflé, hein ? coupa celui-ci. Est-ce que je n’ai pas transformé le garage en atelier pour que tu puisses t’adonner à ton passe-temps ? Etouffer tes rêves… J’aurai tout entendu ! Si je m’écoutais, c’est autre chose que j’étoufferais…

— Dieu, qu’ils sont adorables ! ironisa Margaret. Qui ne se sentirait pas prêt à se lancer dans la grande aventure du mariage, après ça ?

*  *  *

L’exposition à thématique gynécologique de ma mère une fois terminée, je ne m’éternisai pas et rentrai chez moi. Alors que je m’engageais dans mon allée, j’aperçus mon voisin en train d’arracher les bardeaux du toit de sa terrasse. Il ne leva pas les yeux en entendant le bruit de moteur, et pas davantage lorsque je m’immobilisai quelques instants après être sortie de ma voiture. Quel ours mal léché ! Vraiment pas agréable. Je ne pouvais pas en dire autant de son physique ! pensai-je, en m’attardant sur ses bras musclés. Il faisait assez chaud et M. Gracieux travaillait torse nu, le dos luisant de sueur. Je n’allais pas me plaindre de la clémence des températures, même si je ne l’aurais reconnu pour rien au monde.

Un bref instant, des images chargées d’érotisme me traversèrent l’esprit. Je l’imaginai me serrant dans ses bras puissants, me plaquant contre le mur de sa maison, et tandis qu’il me soulevait, ses larges mains viriles glissaient sur mon corps, ses muscles durs et chauds pressés contre moi.

Waouh, il faut vraiment que tu t’envoies en l’air, Grace ! Ça devient urgent. La pomme de douche multijet ne suffisait manifestement plus. Je m’arrachai à regret à ma rêverie lascive et coulai un nouveau coup d’œil de biais vers M. Gracieux. Il n’avait manifestement rien remarqué. En fait, il ne m’avait pas remarquée du tout.

Je me pressai d’entrer chez moi, et ouvris la porte arrière pour laisser Angus s’ébrouer dans le jardin clôturé, soulager sa vessie et… creuser des trous. Le bruit perçant d’une scie électrique satura l’air. En soupirant, j’allumai mon ordinateur, déterminée à mettre en pratique le conseil de Julian. O.K. pour Match.com, O.K. pour eCommitment, O.K. pour eHarmony. Le moment était venu de trouver un homme. Un homme bien. Qui serait gentil, travailleur, droit, agréable à regarder et fou de moi, bien sûr ! Attention, j’arrive ! Vous allez voir ce que vous allez voir !

Après avoir créé mon profil en ligne, j’en étudiai quelques-uns. Type n° 1 — non : trop beau. Type n° 2 — non : ses passe-temps ne se résumaient qu’aux courses de stock-cars, au championnat de Nascar et aux combats de free-fight. Type n° 3 — non : trop bizarre, limite effrayant, même… Non, vraiment rien de transcendant. Sans doute n’étais-je pas d’humeur à ça. Je me repliai donc sur la pile des devoirs sur la Seconde Guerre mondiale que je devais corriger. Jusqu’à la tombée de la nuit, je barrai, entourai les erreurs grammaticales, annotai en marge, questionnant et demandant des réponses détaillées, ne m’arrêtant que pour manger les restes des plats chinois que Julian avait apportés le jeudi. Ma réputation de noter sévèrement n’était pas usurpée. C’était d’ailleurs une des plaintes récurrentes, à Manning. Mais obtenir un A à mon cours, ça se méritait.

Une fois la correction terminée, je me reculai sur mon siège et m’étirai, satisfaite. Sur le mur, Fritz le Chat balançait sa queue dans un mouvement de va-et-vient aussi régulier qu’un tic-tac de métronome. Il n’était que 20 heures, mais le noir derrière la fenêtre était total. Et si j’appelais Julian ? Je réprimai cet élan qui tenait presque de l’automatisme. Non. Il nous trouvait trop dépendants l’un de l’autre. Il n’avait sans doute pas tort, mais il avait réussi à me piquer au vif. Pourtant, quel mal y avait-il à être proches et à se soutenir ? C’est vrai, quoi ! D’ailleurs, lui n’avait pas attendu longtemps avant de m’envoyer un mail pour me décrire, avec une foule de détails, les quatre hommes qui s’étaient intéressés à son profil, et les crampes d’estomac que cela lui avait occasionnées. Petite nature, va ! Je rédigeai une réponse, l’assurant que moi aussi, j’étais tout aussi prête à me lancer dans le bain des rencontres en ligne, et lui dis que je le verrais au Golden Meadows, pour notre soirée « Danse avec les anciens ».

Je lâchai un soupir et me levai. C’était reparti pour une semaine de cours. Je pouvais étrenner une de mes nouvelles tenues… Avec Angus sur les talons, je montai d’un pas lent dans ma chambre et passai en revue ma garde-robe, quand l’envie soudaine me prit de faire du nettoyage par le vide, de me débarrasser de tout ce que je ne mettais plus et qui encombrait mon dressing. Il fallait savoir regarder les choses en face et décider quand un vêtement vintage n’était plus qu’une vieille fripe. J’attrapai un sac-poubelle et me mis à trier énergiquement. Adieu pulls troués aux manches, jupes en mousseline avec marques de fer, jeans trop serrés. De son côté, mon chien mâchouillait mollement une vieille botte en vinyle (du vinyle… mais à quoi pensais-je ?).

La semaine précédente, j’avais vu un documentaire sur cette femme qui était née sans jambes. Elle était mécano… En fait, ne pas avoir de jambes l’arrangeait dans son travail, disait-elle avec humour, parce qu’il lui suffisait de glisser sous les voitures sur le petit skate-board qui lui servait à se déplacer. Elle s’était mariée une fois et, maintenant, elle fréquentait deux types en même temps, ne cherchant qu’à vivre et à profiter du moment présent. Son ex-mari avait été ensuite interviewé, un charmant garçon avec ses deux jambes, et tout ce qu’il faut, là où il faut. « Je ferais n’importe quoi pour la voir revenir, mais je ne lui suffis pas. Je lui souhaite de trouver ce qu’elle cherche », se morfondait-il.

Je m’étais surprise à ressentir… eh bien, pas de la jalousie, pas exactement, mais il me semblait évident que cette femme avec son handicap avait un plus, vu qu’elle intéressait des hommes. On la regardait et on se disait : « Waouh, quelle force intérieure. N’est-elle pas merveilleuse ? » Entre nous, qu’y avait-il à dire d’une fille normale comme moi, qui avait ses deux jambes ? Comment rivaliser ?

— O.K., Grace, me sermonnai-je à voix haute, tu vas trop loin. Il est urgent que tu te trouves un homme et que tu en finisses avec tout ça… Angus, bouge, mon bébé. Maman doit aller dans le grenier. Si je ne mets pas ces vieilles fripes à l’abri, je vais te retrouver en train de les tailler en pièces en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire… Je n’ai pas raison ? Tu es un vilain garnement, tu sais ça ? Ne nie pas, petit chenapan. C’est ma brosse à dents que tu as dans la gueule. J’ai vu !

Je traînai le sac-poubelle le long du couloir jusqu’à l’escalier qui menait au grenier et étouffai un juron en constatant que l’ampoule était grillée. Tant pis… Je n’avais pas le courage de redescendre en chercher une. Je ne comptais pas m’éterniser, de toute façon : juste le temps de déposer ces affaires, en attendant de les donner à une association.

Je montai les marches étroites, et une odeur âcre de cèdre envahit mes narines. Comme beaucoup de maisons de style victorien, la mienne avait un grenier de grande taille, avec une hauteur sous plafond de deux mètres et des fenêtres tout autour. J’aimais l’idée qu’un jour je prendrais le temps de l’aménager — isolation, cloisons de Placoplâtre — pour faire un espace de jeux pour mes adorables enfants, installer une bibliothèque sur chaque pan de mur. Je voyais bien un coin prévu pour le dessin, juste devant la fenêtre orientée au sud, là où le soleil entrait à flots, et un autre pour les déguisements. Un train électrique serait installé sur une table basse. Je laissai mon regard se promener d’un coin à l’autre du grenier. Pour le moment, il ne servait qu’à y entreposer de vieux meubles, les cartons contenant les décorations de Noël, les costumes et les armes de la guerre de Sécession dont je me servais pour les reconstitutions historiques. Oh ! Et puis ma robe de mariée. Dans sa housse, à l’abri de la lumière.

Que faisait-on d’une robe de mariée coupée sur mesure et qui n’avait jamais été portée ? Je ne pouvais quand même pas la jeter ? Pas au prix où je l’avais payée. Si je trouvais la version en chair et en os de Wyatt Dunn et me mariais, voudrais-je porter la robe que j’avais achetée en pensant à Andrew ? Non, bien sûr que non. Mais de là à m’en défaire… Et d’ailleurs, m’allait-elle encore ? J’avais pris quelques kilos depuis la Rupture. Peut-être devrais-je l’enfiler pour vérifier.

De mieux en mieux ! Voilà que je me prenais pour miss Havisham, maintenant, la vieille dame des Grandes Espérances. D’accord, j’avais été pour ainsi dire abandonnée au pied de l’autel, mais qu’allais-je faire, à présent ? Me mettre à manger des aliments avariés et arrêter toutes les horloges à 8 h 40 ?

Je baissai les yeux vers mes pieds. Angus me mordillait les chevilles. Je ne l’avais pas entendu monter les marches.

— Ah, tu es là, toi ! dis-je en le prenant dans mes bras.

J’enlevai sur le dessus de sa petite tête une nouille chinoise au sésame. Ce chien était un mystère. Aucun aliment ne semblait être hors de portée ! Il geignit affectueusement en remuant la queue.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu aimes mes cheveux ? Oh ! merci, Angus McFangus. Que dis-tu ? Que c’est le moment d’un grand pot de glace Ben & Jerry ? Petit génie ! Tu as tout à fait raison. Alors, tu en dis quoi ? Parfum crème brûlée ou Coffee Heath Bar Crunch ?

Sa petite queue remua tandis qu’il entreprenait de me lécher le cou, puis il s’énerva et je sentis ses petites dents s’agacer sur le lobe de mon oreille.

— Coffee Heath Bar, bon choix ! Bien sûr que tu pourras en avoir.

Je tentai de libérer son museau pris dans mes boucles, jetai un dernier coup d’œil par la fenêtre, prête à sortir du grenier, quand quelque chose à l’extérieur attira mon œil.

Ou plutôt une silhouette. Un homme.

Deux étages au-dessous de moi, mon voisin était allongé sur son toit, au niveau du replat. Je voyais son pull blanc dans l’obscurité. En jean, les pieds nus, il était allongé là, les mains croisées derrière la tête, une jambe repliée, regardant le ciel et le mince croissant de lune.

Je sentis le bas de mon ventre se contracter, une chaleur m’envahir, une sensation de brûlure se propager à la surface de ma peau. Le sang pulsait dans des parties de mon corps négligées depuis un peu trop longtemps.

Lentement, pour ne pas attirer l’attention, j’entrouvris d’un chouïa la fenêtre. Porté par un léger souffle, un concert de coassements me parvint nettement, ainsi qu’une odeur de terre mouillée mêlée à des senteurs printanières. Cette bouffée d’air fut comme un baume sur mes joues en feu.

Mon voisin, que j’avais blessé avec ma crosse de hockey et qui avait été trop en colère pour me dire son nom, était simplement allongé sur son toit, fixant le ciel nocturne.

Quel homme étrange… Si difficile à cerner.

Indifférent à tout ça, Angus éternua, un petit bruit sec, dédaigneux, et je m’écartai vivement de la fenêtre. Il ne manquerait plus que M. Gracieux me surprenne en train de l’observer…

Soudain, ce fut une évidence. J’avais envie d’un homme. Et là, juste à côté, il y en avait un. Viril. Je sentis de nouveau cette sensation familière de chaleur m’envahir.

Pourtant, ce n’était pas d’une aventure que j’avais envie. Je voulais un mari, et pas n’importe lequel. Avec le sens de l’humour, gentil et droit. Un bosseur, un intellectuel. Sachant cuisinier, aimant les enfants et les animaux, surtout les chiens.

Je ne connaissais rien de cet homme en bas. Pas même son nom. Tout ce dont j’étais sûre, c’était que je ressentais quelque chose pour lui — du désir, si je me montrais honnête avec moi-même. C’était un début. Je n’avais plus rien ressenti pour un homme depuis longtemps. Très longtemps.

Le lendemain, je découvrirais qui il était, et je l’inviterais à dîner, songeai-je, en fermant la fenêtre.