Le lundi matin, j’arrivai au bureau, rayonnant de mon habituelle aura positive (ou que j’imaginais telle, en tout cas). Sur le marché de la bonne humeur, j’avais quasiment le monopole, d’ailleurs : Pete et Leila étaient tellement fusionnels qu’ils avaient plus ou moins créé un langage qui leur était propre, tels des jumeaux élevés sous la louve. Karen restait imbuvable jusqu’à 10 heures du matin au plus tôt. Passer devant son bureau était périlleux, sauf si on était prêt à lui jeter un morceau de viande crue ou un double espresso. Damien estimait qu’une attitude souriante entacherait sa dignité. Et Fleur préférait faire irruption à l’agence avec un retard systématique de dix minutes et des histoires de gueules de bois, de week-ends passés à New York et de cigarettes qu’il fallait allumer d’urgence pour pouvoir commencer à fonctionner.
Ce matin, elle fendit le couloir toutes voiles dehors.
— Hello, Callie ! Ça va, vieille branche ? Quoi de neuf, ce matin ?
— Pas grand-chose.
Fleur était beaucoup plus amicale avec moi lorsque Muriel n’était pas dans les parages. J’avais déjà noté le phénomène et choisi de ne pas relever. Mark et Muriel n’étaient pas encore arrivés, d’où le « vieille branche » enjoué.
— Alors, ce week-end, Fleur ?
— Je suis sortie avec un gros nul, Callie, tu ne peux pas t’imaginer… Si je te raconte, tu meurs.
Elle entreprit alors de m’assassiner avec un récit à rallonge où il était question d’un homme, d’une perche à grande bouche et d’un string ficelle, mais, entre les expressions familières et la légère ivresse induite par la nicotine, elle était plus difficile à suivre que jamais. Je n’en hochai pas moins la tête avec l’enthousiasme voulu chaque fois que je le jugeai nécessaire.
— Mais parlons de toi, Callie : ça ne doit pas être la joie de les voir ensemble, tout le temps. Ils sont vraiment très amoureux, tu ne crois pas ?
Avant que je puisse trouver une réponse appropriée, elle glissa au sujet suivant.
— Quoi qu’il en soit, je voulais te parler de ce type-là, le véto… Tu le revois ?
— Euh… oui. La dernière sortie de scouts de ma nièce était à son cabinet. Je vais peut-être faire un petit boulot pour lui.
— Ah bon ?
Fleur m’adressa un rapide sourire et entreprit de se remettre du rouge à lèvres, puis de remodeler sa coupe de cheveux « boyish » avec les doigts.
— Bon. Il a l’air mimi comme tout, non ?
— Tout à fait, oui, acquiesçai-je.
Même si ce n’était pas forcément le mot « mimi » qui me venait à l’esprit lorsque je pensais à Ian. Ce qui m’arrivait apparemment assez souvent. Il avait été plus ou moins présent dans mon esprit tout le week-end, entre les séances de ponçage pour Noah, des essais de nouveaux mouvements de hip-hop ponctués par les fous rires horrifiés de Bronte, du baby-sitting pour Seamus et une sortie kayak avec Josephine. Je l’avais prié par mail de m’envoyer une photo de lui avec Angie. Mail dont j’attendais toujours la réponse, d’ailleurs. J’avais également passé un paquet de coups de fil en vue de la foire aux animaux de compagnie, prévue pour dans quinze jours.
— Moi aussi, je l’ai revu, précisa Fleur avec désinvolture. Au Café & Tartine. On s’est bu un petit café, tous les deux. J’ai senti que j’avais mes chances avec lui.
— Ah oui ? Il m’a pourtant dit que… Enfin, bon. Laisse tomber.
— Quoi ? insista-t-elle.
J’hésitai à répondre.
— Il m’a expliqué qu’en ce moment, il ne souhaitait pas avoir quelqu’un dans sa vie. Mais il se peut qu’avec toi, ce soit différent.
Elle eut un petit sourire narquois.
— Peut-être, oui. Allez, on se met au boulot ? A toute.
S’il existait un couple improbable au monde, c’était bien celui que Fleur serait susceptible de former avec Ian McFarland. Je me demandai comment il fallait comprendre ce café pris ensemble. Connaissant Fleur, il était possible qu’ils se soient juste croisés dans la rue. Dieu sait qu’elle avait tendance à romancer sa vie amoureuse. Mais que Ian puisse songer à sortir avec elle ? Non, impossible. Fleur était un véritable moulin à paroles, elle était en représentation permanente, inventait les histoires les plus outrancières et… « Allons, allons, Callie, protesta ma Michelle intérieure. Ne sois pas mauvaise langue, s’il te plaît. »
« Non, madame. Bien, madame. » J’avais du travail qui m’attendait, d’ailleurs. J’allumai mon ordinateur et attendis, le regard perdu dans le vague, que mon fond d’écran s’affiche. Enfin… pas tout à fait dans le vague. J’avais les yeux rivés sur une photo de Mark et moi à la cérémonie des Clios Awards. Je portais une robe formidable, couleur prune, avec des fleurs un peu plus claires cousues sur le corsage. Un décolleté généreux. J’avais l’air tellement heureuse… Et Mark aussi, d’ailleurs. Nous avions été heureux.
« Mets-la à la corbeille », suggéra Michelle. Elle avait raison, comme d’habitude. Mais je n’étais pas encore tout à fait prête à franchir le pas.
Je détachai de force mon attention de la photo et souris. Feindre un sourire pouvait mener à un sourire véritable, avais-je lu quelque part. Et sourire pour de bon était excellent pour la santé. Mais mon cœur n’en continuait pas moins de soupirer en silence.
Autour de 10 heures, il y eut un branle-bas de combat dans l’entrée.
— Laisse-moi souffler une minute, Damien, O.K. ? lança Mark d’une voix exaspérée.
Ho ho… Mark ne perdait jamais son calme, à l’agence. Y aurait-il de l’eau dans le gaz, avec Muriel ? Betty Boop reprit aussitôt du poil de la bête.
Mark entra tout droit dans mon bureau. Lequel bureau parut rétrécir aussitôt. Je l’accueillis avec un grand et beau sourire.
— Salut, Mark.
Non seulement il ne me sourit pas en retour, mais il ferma la porte et posa les poings sur les hanches.
— Qu’est-ce que j’entends ? Tu travailles en free-lance pour je ne sais quel vétérinaire, maintenant ?
— Je vais m’occuper des relations publiques du type qui est venu à la randonnée avec l’équipe de BTR. Ce n’est pas un client assez important pour l’agence. Il s’agit juste de faire un site internet, deux ou trois petits trucs comme ça. Si je facture deux cents dollars, ce sera le bout du monde.
Je m’interrompis, sourcils froncés.
— Mais je t’ai expliqué tout ça par mail, ce week-end.
— C’est à moi de juger si un contrat intéresse l’agence ou non, Callie ! vociféra-t-il.
J’en clignai des yeux de surprise.
— Tu n’as jamais été opposé à ce que je fasse des petites missions ici et là, jusqu’ici, Mark. Le centre d’activités pour nos amis les seniors, la crèche, le…
— Oui, bon… Mais tu aurais quand même pu me demander mon avis.
— C’est ce que j’ai fait, Mark. Je t’ai envoyé un mail.
— O.K., O.K.
Il respira un grand coup, soupira et s’assit sur mon canapé en passant la main dans ses cheveux.
— Il se passe quelque chose entre le véto et toi ?
Je faillis m’étrangler.
— Euh… non. Non, Mark.
Il me regarda longuement.
— Et tu as quelqu’un d’autre, ces temps ?
Sa voix était douce, veloutée, presque caressante — c’était sa voix de Santa Fé. J’eus du mal à reprendre mon souffle.
— Ce… ce n’est pas vraiment ton problème, si ?
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Mark observa Fleur à travers la cloison de verre semi-opaque. Elle s’activait sur son clavier, mais je la soupçonnais d’avoir l’oreille tendue pour ne pas manquer un mot de notre conversation.
— Non, c’est vrai, je n’ai pas à te poser cette question.
Il scruta le sol à ses pieds.
— C’est juste que… Je suis désolé, Callie. Je viens de me comporter comme un con.
— Ce n’est pas grave.
Ma voix frémissait un peu. J’avais une sensation de chaleur dans le ventre et des picotements dans les genoux.
J’entendis alors la voix de Muriel et le son de sa porte de bureau qui se refermait. Je pensai soudain à respirer — ce que j’avais oublié de faire depuis un bon moment.
— Autre chose, Mark ? demandai-je, d’une voix de nouveau normale.
— Oui, en fait, il y a autre chose.
Il tint de nouveau les yeux rivés au sol.
— J’ai examiné ton idée pour Hammill Farms. Et ça ne me convient pas. Il faudra que tu m’apportes un nouveau concept.
Je restai bouche bée.
— Sérieusement ?
— Sérieusement, oui. J’aimerais que tu trouves autre chose.
— Oui, Callie, confirma-t-il d’une voix plus dure. Réellement.
Hammill Farms figurait parmi nos plus gros comptes — le second, juste après BTR. La famille Hammill produisait du sirop d’érable dans le Vermont depuis cent cinquante ans. Et l’exploitation acéricole voulait être reconnue pour la qualité et l’authenticité de ses produits. Ils étaient prêts, pour cela, à y mettre le prix. John, le propriétaire, était possédé par la passion de la sève d’érable — à force de dégustations, il avait bien failli nous enivrer, Mark et moi, lorsque nous étions allés visiter son exploitation. Cela s’était passé la semaine précédant mon anniversaire. La semaine avant l’arrivée de Muriel.
Nous avions prévu de montrer le concept à John cette semaine, et je considérais, honnêtement, qu’il s’agissait d’une de mes meilleures campagnes. Dans le spot télévisé, on entendrait le narrateur annoncer : John Hammill est un homme possédé. Puis nous montrerions John, à l’image d’un maître de chais, lever un verre de sirop à la lumière et se perdre en considérations poétiques sur l’épaisseur, le grade, les nuances de saveurs. Dans la séquence suivante, nous verrions John en action, parcourant les érablières, examinant amoureusement ses arbres, parlant des conditions de culture, évoquant la tradition tout en vérifiant coulées et entailles. Pour clore : John versant du sirop sur une pile de pancakes et prenant une bouchée. Un dernier gros plan sur son visage le montrerait marqué par un plaisir presque orgasmique. La voix du narrateur reprendrait : « Seul un homme comme celui-ci pouvait fabriquer un sirop d’érable comme celui-là. » Un fondu enchaîné sur la ferme sous la neige, puis le slogan s’afficherait. Le sirop d’érable des Fermes Hammill : la perfection depuis six générations. Ce même thème serait repris dans les pubs presse et sur internet.
Mais ma grande fierté, c’était le narrateur, que l’on entendrait aussi dans les publicités radiophoniques : Terry Francona, le manager des Boston Red Sox. Lorsque j’étais allée la première fois à la ferme, j’avais vu une photo de M. Francona dans le bureau de John. Après avoir appris que Terry Francona était passé à l’exploitation l’automne précédent, avec sa famille, j’avais écrit à l’agent de M. Francona et envoyé un énorme panier avec les produits de la ferme : sirop d’érable, sucre d’érable, mélange pour pancakes, T-shirts — tout le bataclan. Je m’étais étendue sur l’honneur que Terry avait fait à Hammill Farms en venant la visiter, puis j’avais souligné le rôle crucial que jouait ici le dynamisme des exploitations familiales. Et le résultat était là : Terry avait accepté. Les innombrables fans des Red Sox en Nouvelle-Angleterre reconnaîtraient tous cette voix mythique.
Le concept était excellent. Il n’y avait rien à redire.
— Ce n’est pas ce que nous recherchons, insista pourtant Mark, face à mon silence stupéfait.
— Mais qu’est-ce que tu veux exactement ?
J’en balbutiai presque. C’était la première fois que Mark était en désaccord avec l’un de mes concepts. Il lui était arrivé de remanier un peu ici et là, de faire quelques suggestions. Mais il n’avait jamais rien rejeté de moi avant aujourd’hui. Enfin… rien de mon travail, du moins. Car moi, il m’avait rejetée sans hésiter.
— Je crois que nous recherchons quelque chose d’un peu plus… farfelu.
— Farfelu ?
— Oui.
Il évita mon regard.
Mon cœur battait si vite que j’en avais la nausée. Un autre mot que Mark avait utilisé venait de m’interpeller.
— Et qui est ce « nous », Mark ?
Son expression se durcit presque imperceptiblement.
— Eh bien, Muriel a remarqué que… enfin, elle pense que c’est un peu… Cela ne correspond pas à ce que nous attendons.
Muriel.
— Je maintiens que le projet est bon, Mark.
Il serra les lèvres.
— Tu as droit à ton opinion, Callie, et je la respecte. Mais je veux autre chose. Nous sommes attendus chez John vendredi matin.
— Et vous avez quelque chose de particulier en tête, Muriel et toi ?
— Ecoute-moi !
Mark avait crié si fort que je tressaillis.
— Tu n’es pas infaillible, merde ! Tu es très douée, très créative — nous sommes tous d’accord là-dessus —, mais pourrais-tu nous fournir un autre concept ? J’en aurais besoin pour jeudi après-midi, si cela ne pose pas trop de problèmes, O.K. ?
Je déglutis non sans mal.
— Oui, bien sûr, Mark. Je… je m’y mets, tout de suite. A quelle heure, la réunion de travail chez John, vendredi ?
— Ta présence ne sera pas nécessaire, rétorqua-t-il durement.
Là-dessus, il quitta mon bureau. La porte restée grande ouverte m’offrit une vue imprenable sur la splendeur black and white du domaine de Muriel. Elle était occupée au téléphone, mais elle me gratifia d’un très vilain petit sourire.
Une petite musique sur mon ordinateur m’indiqua que j’avais un message instantané. « Il est jaloux ! » écrivait Fleur. Je ne comprenais même pas de quoi elle voulait parler.
Mes mains tremblaient et mon cœur en bégayait dans ma poitrine. Ainsi, Muriel était passée à l’attaque et me sapait mon travail. Et Mark lui prêtait une oreille complaisante. Il n’y avait rien qui clochait dans mon concept pour Hammill Farms. Rien. Trouver mieux promettait d’être long et laborieux.
Et je n’étais pas conviée au rendez-vous client. C’était une première. Une très amère première.
Pendant trois jours et demi, je travaillai comme une furie. Pete et Leila restèrent tard le soir à l’agence, à mettre en place les storyboards pour les spots télévisés, améliorer les présentations PowerPoint et préparer la campagne presse. Pendant trois nuits d’affilée, je travaillai à la fois à l’agence et à la maison, collée à mon ordinateur jusqu’à 1 heure du matin, réglant mon réveil à 6 heures. Au travail, je gardai la porte de mon bureau hermétiquement close. Autour de moi, cependant, tout le monde se comportait comme si de rien n’était. Mark disait bonjour, Muriel faisait semblant de sourire. Fleur m’envoyait des mails de réconfort tout en faisant amie-amie avec mon ennemie — manœuvrant sans complexes sur les deux fronts.
Le jeudi à midi, j’avais deux nouvelles campagnes publicitaires complètes. Ni l’une ni l’autre n’était à la hauteur de la première, mais elles tenaient la route. J’attendis 13 heures (Mark avait dit qu’il les voulait dans l’après-midi, n’est-ce pas ?) pour frapper à la porte ouverte de son bureau. Il était au téléphone mais il me fit signe d’entrer.
— … Bon, maman, il faut que je te laisse. A dimanche soir, alors, pour le dîner, O.K. ? Ah, super, je suis content qu’elles t’aient plu. Oui, moi aussi, je t’aime.
Il sourit et raccrocha.
— Ah, Callie !
Comme s’il ne m’avait pas envoyée bouler la dernière fois. Comme si l’ambiance entre nous était au rose.
— Comment va ta mère ? m’enquis-je poliment.
— En pleine forme. Merci de t’inquiéter d’elle, Callie. Que se passe-t-il ?
— Tu as un moment pour que nous regardions les deux nouveaux concepts pour Hammill ?
Il me regarda, bouche bée.
— Ah… Eh bien, en fait, je… euh… ça tombe bien que tu sois là, tiens.
Il se leva pour aller fermer la porte et revint, les mains jointes dans le dos.
— Je jetterai un œil là-dessus tout à l’heure, mais il se trouve que nous avons mis au point autre chose. Une petite idée sympa qui nous est venue.
Je le fixai, incapable de prononcer un mot.
— Nous allons soumettre notre petit projet à John. Mais laisse quand même tout ça ici, au cas où.
Il passa une main dans ses cheveux et me regarda d’un air contrit.
— Je ne comprends pas… Qu’est-ce que vous avez mis au point, tous les deux ? demandai-je faiblement.
Il fit la grimace.
— Eh bien, Mur et moi, nous improvisions librement autour de deux ou trois idées à la maison et…
Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.
— Ah vraiment, Mark ? Je viens de passer trois jours entiers là-dessus ! Et même chose pour Pete et Leila. Qui sont tes employés, au cas où tu n’y penserais plus. Nous nous sommes démenés comme des dingues, sur ces deux projets pendant que « Mur » et toi…
Ma voix se brisa.
— Tiens. Garde-les.
Jetant les maquettes et les DVD sur sa table basse, je me détournai pour quitter le bureau. Mes mains étaient glacées et les larmes menaçaient dangereusement.
— Callie, non ! Attends, ma biche. Ne pars pas.
Il se servait de sa voix. Cette voix. Basse, charbonneuse, sensuelle. La « biche » éprouva une bouffée de colère intense et acérée, brûlante comme un rasoir abandonné en plein soleil. En cet instant, je le haïssais. Lui aurais volontiers mis un coup de poing dans les dents.
Mais plus que lui encore, je me haïssais, moi, car cette voix continuait d’exercer son ascendant. Merde, merde et merde.
Il se rapprocha un peu.
— Callie, allons…
— Quoi ? ripostai-je hargneusement.
— Callie, regarde-moi. Tourne-toi. S’il te plaît.
Je pris une profonde inspiration et obéis.
Mark inclina la tête et me regarda dans les yeux.
— Muriel ne représente pas une menace pour toi. Elle se fait juste les dents. Et elle a un certain talent, je t’assure.
Un certain talent, oui ! Restait à savoir lequel.
— S’il te plaît, ne le prends pas mal. Je soumettrai tes idées aussi.
— Tu fais ce que tu veux, Mark. C’est toi qui diriges cette agence.
— Oui, c’est moi, en effet.
Il y avait une nuance d’avertissement dans sa voix.
— Mais toi, Callie, tu es un élément vital de notre structure et tu le sais.
Je serrai les poings.
— Oui, je le sais. Et je viens de passer trois jours et demi à me creuser la cervelle, à travailler comme une malade, à monopoliser le département artistique, aux dépens de tous nos autres projets. Et pourquoi ? Pour remplacer une campagne parfaitement valable par deux autres qui ne serviront jamais à rien. Et tout ça parce que ta chérie se pique de jouer à la directrice artistique.
« Voilà qui est bien répondu ! » applaudit Mme Obama. Mais je n’étais pas si fière de moi, de mon côté. Et s’il me licenciait sur-le-champ ? Je ne lui avais encore jamais parlé sur ce ton. Parce qu’il ne m’en avait jamais donné l’occasion, cela dit.
Mark fit un pas de plus dans ma direction. Il était le seul d’entre nous à ne pas avoir de cloisons de verre dans son bureau. Mon rythme cardiaque s’accéléra, mes joues étaient brûlantes.
— Tu as raison. Et je suis désolé. Pour quantité de raisons, Callie.
Ma gorge se serra de colère impuissante. De chagrin, aussi. Elle se serra pour mon cœur en peine. Pour toutes ces années passées à l’aimer jusqu’au ridicule. « Ne flanche pas, maintenant, me houspilla Michelle. Tu t’en sortais si bien ! »
— Regarde-moi, Callie, intima Mark doucement.
Michelle soupira de découragement. « Et voilà. C’est reparti pour un tour. »
Les yeux de Mark étaient absurdement irrésistibles. D’un brun profond, avec de longs, longs cils fournis. Ce n’était pas juste. Des yeux pareils, cela aurait dû être interdit par la loi. Comme s’il lisait dans mes pensées, Mark esquissa un très léger sourire. Et là, j’étais perdue pour de bon. Pendant une fraction de seconde, j’eus le sentiment d’être de retour dans le débarras, au fond du sous-sol de Gwen Hardy, et une vague brûlante de nostalgie balaya mes dernières velléités de révolte. C’était tout simplement démoralisant.
— Personne ne peut te remplacer, Callie. Personne.
Je pris une inspiration tremblante. La perplexité, la colère, mais aussi l’espoir — l’éternel, l’imbécile espoir — me barattaient le cœur.
— Merci. J’apprécie. Mais je ne suis pas sûre de tenir longtemps dans cette situation, Mark, murmurai-je, au bord des larmes.
— Je ne veux pas t’entendre dire des choses pareilles, protesta-t-il en prenant mes deux mains entre les siennes. Fais-moi confiance. Ça va se tasser ; petit à petit, Muriel trouvera sa place. Sois patiente, tu veux bien ? S’il te plaît ?
Ses pouces glissèrent sur le dos de mes mains, lentement, presque tendrement. Puis il desserra ses doigts.
— Voilà que je te fais pleurer maintenant, murmura-t-il. Attends, je vais te trouver un mouchoir en papier.
Il t’utilise, me signala Michelle.
Et le pire, c’est que je le savais déjà.
* * *
Mark et Muriel partirent pour Hammill Farms vers 9 heures, le vendredi matin. Damien était du voyage, affecté au soutien logistique et à la prise de notes. La matinée me parut interminable. Je tournai en rond, m’acquittai de petites tâches, écrivis des mails à des clients et des sous-traitants, effaçai de vieux fichiers. J’avais le plus grand mal à rester assise.
Enfin vers 14 heures, je les entendis revenir. Un profond silence tomba dans l’agence. Tout le monde faisait mine de travailler alors que chacun retenait son souffle dans l’attente du verdict. Notre premier élément de réponse fut donné par Muriel qui longea le couloir à petits pas furieux, dans sa jupe noire serrée, et s’engouffra dans son bureau en faisant claquer la porte. Elle ne me jeta même pas un regard. Mark et Damien arrivèrent juste derrière et passèrent directement dans le domaine privé de Mark, où ils s’enfermèrent.
Une demi-heure plus tard, Damien s’éclipsait du bureau directorial. Je reçus un mail dans les deux minutes qui suivirent.
Un coup, un but. Tu emportes la mise haut la main. John a choisi ton premier projet. Bisous, bisous. Damien.