— Bronte, explique à ta tante pourquoi tu t’es retrouvée dans le bureau du principal aujourd’hui, suggéra Hester le mercredi suivant.
Nous avions été convoquées l’une et l’autre à la troisième étape du « Tour des catins ». Et j’avais proposé à ma sœur de passer la prendre chez elle, Hester ayant horreur de conduire de nuit.
Bronte soupira et s’affaissa sur sa chaise.
— J’ai dit à Shannon Dell que j’étais l’enfant naturelle de Barack Obama. Et quand elle m’a répondu qu’elle ne me croyait pas, je lui ai expliqué que les services secrets avaient déjà mis toutes ses lignes téléphoniques sur écoute, et que tout le monde sait maintenant que c’est une morveuse qui ferait mieux de se mêler de ce qui la regarde.
Elle leva les yeux vers moi.
— Et j’ai prononcé quelques gros mots, conclut-elle sa confession.
Les bras croisés sur la poitrine, Hester me regarda, attendant ma réaction. Je posai les mains sur les épaules de ma nièce.
— Le président n’est pas un mauvais choix, mais j’avais beaucoup aimé la version avec Morgan Freeman.
— Callie ! s’écria Hester.
— C’est très mal de mentir, me hâtai-je de rectifier. Tu n’as pas honte, Bronte ?
Ma nièce me gratifia d’un grand sourire complice. Au premier étage, on entendait Josephine chanter une chanson de Shakira où il était question « d’une louve dans le placard ». Je tournai un regard interrogateur vers Hester.
— Il faudrait peut-être la censurer un peu, non ?
— Je pense que ça passera tout seul. Tous les « Baby Einstein » que je l’ai obligée à regarder devraient finir par faire leur effet. J’ai dépensé des milliers de dollars pour acheter cette fichue série de DVD éducatifs.
— Alors comme ça, papi va vous présenter une de ses ex-maîtresses, ce soir ? demanda Bronte avec désinvolture en examinant ses ongles.
Hester, qui venait de boire une gorgée d’eau, s’étrangla et faillit tout recracher.
— Comment le sais-tu, Bronte ? demandai-je, sidérée.
— Parce que j’espionne et que j’écoute aux portes.
— Mon admiration ne cesse de croître, marmonnai-je. Oui, en effet, c’est le programme prévu pour notre soirée, à ta mère et à moi. D’ailleurs, je propose qu’on y aille tout de suite, Hester. J’aurai besoin de boire un verre avant.
Je tournai les yeux vers Bronte.
— Juste un verre de vin, pas plus. Car je ne conduis jamais lorsque j’ai bu de l’alcool. Et tu ne le feras pas non plus, d’accord ?
— Callie… Je n’ai que treize ans, me répondit-elle patiemment. Essaie, genre, de doser tes sermons, en respectant une progression chronologique, d’accord ?
Elle me gratifia malgré tout d’un bisou, puis se précipita en courant dans l’escalier pour demander à Josephine si elle voulait manger une glace en regardant Bob l’Eponge.
— Elle m’épate, ta fille, dis-je à ma sœur alors que nous faisions route vers Elements.
— Bronte est géniale, c’est sûr. Mais ce n’est pas la première fois qu’elle s’invente un père à l’école. Le mois dernier, c’était Denzel Washington.
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Elle a un goût sûr, cette petite.
— Et moi, j’ai un rencard, figure-toi, claironna Hester.
— Ah, chouette ! Avec qui ?
— Louis.
Je pris une douloureuse inspiration. Bon, d’accord, j’avais moi-même orchestré cette affaire en lui envoyant Pinser. Mais l’image mentale qui se formait dans mon esprit n’était pas des plus appétissantes.
— Courage, murmurai-je.
— Oui, bon, on verra…
Comme elle ne fit pas d’autres commentaires, je changeai de sujet.
— Tu en penses quoi, toi, du… euh… « Tour des catins » ?
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Ça évoque plutôt pour moi une forme de triturage compulsif — genre grattage de vieilles croûtes… Attention, tu vas bientôt tourner à droite, là, précisa-t-elle en désignant un panneau au loin.
— Oui, Hester, je sais. Je vis à moins d’un kilomètre d’ici et je connais cette ville depuis toujours ou presque. Quant à Elements, j’y dîne deux fois par semaine.
— A la caserne des pompiers, tu prendras à gauche. Alors, raconte-moi pourquoi tu as accepté d’assister au pugilat de ce soir.
— Notre mère me terrifie et je n’ose pas lui désobéir.
— Maman ? C’est une bonne pâte ! Tu as une image d’elle complètement biaisée. Il faut toujours que tu lui donnes le mauvais rôle.
— Et ton image de papa ? Elle n’est pas biaisée, peut-être ?
Hester et moi, nous retombions très vite dans les vieux réflexes querelleurs propres à toutes les fratries, du type « Non, c’est toi ! Non, c’est moi ! ».
— Papa est une merde. Maman enceinte, et lui baisant à gauche et à droite. C’est mathématique, non ? Ce n’est même pas la peine d’être sorti de Harvard pour déterminer qui des deux est en tort dans l’affaire.
— Oui, je sais. Cela fait vingt-deux ans que le verdict de culpabilité est tombé. Jusqu’à quand faudra-t-il que papa expie ses fautes ? A combien de décennies est fixé le délai de prescription ?
Avant qu’Hester puisse répondre, je poussai la porte de chez Elements, où Dave m’accueillit démonstrativement.
— Callie ! Oh ! mon Dieu ! Belle comme l’astre du jour !
Il serra ma main dans sa poigne vigoureuse et me planta un baiser sur la joue.
— Bonsoir, Hester. C’est toujours un plaisir de te voir.
Ma sœur lui jeta un regard noir. Dave avait beau être gay, il n’en restait pas moins un homme — autrement dit un individu détestable à ses yeux.
— Tu as croisé Damien récemment, Dave ?
— Non, mais j’ai reçu hier une carte à la fois très mystérieuse et très romantique…
Dave m’adressa un sourire à la Brad Pitt qui me fit fondre. La vie était injuste. Les meilleurs étaient tous soit homosexuels soit mariés.
Dave changea brusquement d’expression.
— Vos parents sont arrivés, les filles. Et l’autre dame aussi… Préparez-vous mentalement, murmura-t-il en me jetant un regard sombre.
Il nous précéda jusqu’à leur table. Et je ralentis le pas avant même de l’atteindre. Mes parents avaient passé l’un et l’autre le cap de la soixantaine. Freddie était un bébé surprise, né une semaine avant l’anniversaire des quarante ans de notre mère. Mais même en ramenant les aiguilles du temps vingt années en arrière, la… euh… « maîtresse » de mon père avait dû être déjà passablement antique. Franchement, c’était à peine si elle paraissait encore vivante.
La minuscule vieille dame ratatinée était installée dans un fauteuil roulant entre mes deux parents. Maman lui essuyait le menton avec une serviette de table et papa tapotait sa main frêle, tavelée de taches brunes. A notre approche, un courant d’air souleva quelques fines mèches de cheveux gris clairsemés.
— Oh non… Ce n’est pas possible !
Le chuchotement d’Hester résonna un peu plus fort qu’un cri.
— Trop, c’est trop. Désolée, faut que j’aille aux toilettes.
Elle prit la fuite et m’abandonna au moment précis où notre mère repéra ma présence.
— Callie, viens donc te joindre à nous.
Je refermai ma bouche qui béait et me présentai à leur table. Il devait sûrement y avoir une erreur.
— Salut la compagnie !
J’étais vraiment la fille de mon père quand il s’agissait de faire bonne figure.
— Bonsoir, m’man. Salut, p’pa.
Je me tournai vers l’inconnue qui, tout compte fait, semblait respirer encore.
— Bonsoir, je suis Calliope Grey, la fille de Tobias.
Elle voulut me tendre la main, mais sa tentative pour lever le bras échoua.
— C’est elle ? chuchotai-je à mes parents.
— Qu’est-ce qu’elle dit, la petite ? demanda la vieille dame d’une voix chevrotante.
Nom d’un haricot ! Ainsi, il s’agissait bel et bien de la « troisième catin ».
— Callie est ma fille, annonça mon père d’une voix forte. Callie, je te présente Mae Gardner.
— Je suis très heureuse de faire votre connaissance, mentis-je bravement.
— Oh ! mais je vais très bien, mon petit, vraiment.
Elle sourit, montrant une notable absence de dents. Mon regard interrogateur se posa sur ma mère, qui le soutint froidement. Ce n’était jamais facile de déchiffrer ce que ressentait maman.
Non sans effort, Mae tourna la tête du côté de mon père.
— J’étais bien contente que tu m’appelles, tu sais. Pour être franche, je ne me souviens plus très bien qui tu es, mais une petite sortie, à mon âge, ça change drôlement les idées. Presque tous mes amis sont morts aussi, il faut dire… C’est mon arrière-petit-fils qui m’a emmenée en voiture. Il vient tout juste d’avoir son permis mais il s’est bien débrouillé. Nous n’avons même pas eu d’accident.
— Ah, fantastique, opinai-je, après un temps de silence, mes parents étant occupés à se taire et à se regarder fixement.
Hester ne semblait pas pressée de venir me prêter main-forte. Je la repérai de loin, en train de gesticuler, téléphone en main, faisant mine d’être accaparée par une patiente.
— Et il est ici ?
— Qui cela, mon petit ?
— Votre arrière-petit-fils.
— Il m’attend dans la voiture. Il ne faut pas vous inquiéter pour lui car il a un petit gadget étonnant : c’est un appareil photo qui parle, ou une radio, ou je ne sais quoi. Il a même un clavier dessus pour écrire. Vous imaginez cela, vous ?
— Euh… oui, un peu, balbutiai-je. La technologie moderne est remarquable, en effet. Et vous avez quel âge, Mae, si je puis me permettre de poser la question ?
— Quatre-vingt-cinq ans. Votre papa, je l’ai rencontré, dans le temps. C’est bien votre papa, je crois ? Qu’est-ce que nous nous sommes amusés, tous les deux. Pas vrai, Lenny ?
— Tobias, rectifia gentiment mon père.
— Oh ! pardon ! Pourquoi ai-je dit Lenny ? C’est que j’avais un cousin qui portait ce nom. Il a combattu en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Et moi, je lui envoyais des paquets avec des biscuits, des conserves et du chocolat.
Sur cette évocation lointaine, Mae s’endormit, son petit menton osseux reposant entre deux clavicules maigres. Pendant un instant, un silence de mort plana autour de la table. Puis Mae émit un petit ronflement qui nous confirma qu’elle relevait toujours du monde des vivants.
— Je n’arrive pas à croire, Tobias, que tu aies pu me tromper avec une femme de cet âge ! s’emporta ma mère d’une voix sifflante.
— Mae avait vingt-deux ans de moins, à l’époque, murmura faiblement mon père.
Je m’interposai à voix basse pour ne pas réveiller notre compagne de table.
— Stop ! Pas de dispute devant les enfants, s’il vous plaît !
— Mêle-toi de ce qui te regarde, Callie, me lança ma mère.
— Quoi ? Tu m’as obligée à venir. Et où est passée la serveuse ? Pourrais-je avoir un peu d’alcool, s’il vous plaît ? Dire que j’aurais pu être chez moi, à regarder mon émission de téléréalité préférée, et vous…
— Callie, calme-toi. Tobias, j’attends des explications. D’abord cette espèce de veuve baba cool, puis la malvoyante, et maintenant… l’ancêtre de Bette Davis ! Comment faut-il que je le comprenne ?
— Elles, au moins, avaient besoin de moi. Ce qui n’était pas ton cas, Eleanor, lâcha mon père en redressant brusquement la taille.
— Ah, d’accord. C’est moi qui suis en faute, maintenant !
Mae bougea dans son sommeil. « Dans le tiroir de gauche », marmonna-t-elle. Puis elle reprit sa position et recommença à ronfler doucement.
— Je ne dis pas que tu es fautive, répliqua mon père d’une voix plus calme. J’ai mal agi en brisant nos vœux de mariage. Je sais que je t’ai fait beaucoup de mal.
Sa voix se raffermit.
— J’ai reconnu mes torts et cela fait à présent plus de deux décennies que je bats ma coulpe et que je t’assure que je suis prêt à tout pour essayer de réparer ce que j’ai fait. Et je crois que je l’ai prouvé amplement en exhumant ces trois femmes de mon passé et en les réintroduisant dans notre vie devant nos enfants.
Ma mère ne répondit pas mais ses doigts étaient crispés sur la tige de son verre. Seule la tension dans ses épaules indiquait qu’elle écoutait.
— Mais il serait peut-être temps que tu assumes ta part de responsabilité, Ellie, enchaîna mon père avec une fermeté inhabituelle. Dès l’instant où nous avons emménagé à Georgebury, tout a changé. J’étais devenu pour toi comme… comme une sorte d’appendice. Tu étais accaparée par les filles et par l’entreprise familiale ; lorsque je rentrais le soir, j’étais l’obstacle qui grippait les rouages de ton organisation bien huilée. Tu n’avais qu’une hâte : que je reparte sur les routes.
— Oh ! papa, ce n’est pas vrai ! protestai-je. Personne n’avait envie que tu t’en ailles. C’était super chaque fois que tu étais là.
— Laisse-moi finir de parler, s’il te plaît, mon chaton.
— Et si j’allais prendre un verre au bar pour que vous puissiez vous expliquer tranquillement ?
Maman secoua la tête.
— Non, Callie, tu restes où tu es. Nous pourrions avoir besoin de toi si elle se réveille… Et ce que tu racontes est totalement inexact, Tobias, ajouta-t-elle avec un regard glacial pour mon père.
— Inexact, vraiment ? Callie, il ne t’est jamais arrivé de te sentir négligée ou oubliée parce que ta maman était à tel point obsédée par ses morts, si soucieuse de leur offrir un adieu exemplaire, de réconforter et de soutenir tout le monde sauf son mari et ses enfants ? Dis-moi que ça n’a jamais été le cas, mon trésor ?
— Euh… J’aimerais user de mon droit à garder le silence.
Je fis de grands signes désespérés à Dave.
— Il y a moyen de boire quelque chose dans cet établissement ? Je prendrai un grand verre de ce que tu voudras avec beaucoup d’alcool dedans.
Dave fit la grimace, inquiet — et à juste titre — à l’idée de s’approcher de notre table.
— Callie a été malheureuse, Eleanor. Et la même chose vaut pour Hester. Et je suis sûr que Freddie l’a ressenti aussi. Quant à moi, Ellie…
La voix de mon père se brisa soudain.
— … c’était à peine si tu savais encore qui j’étais.
Ses yeux étaient humides de larmes.
— Je m’en suis souvenue suffisamment pour tomber enceinte de notre troisième enfant, riposta sèchement ma mère.
Mais elle paraissait un peu moins sûre d’elle, malgré tout.
— Oui, parlons-en. C’était la première fois que nous faisions l’amour après un an et demi d’abstinence !
Je fermai les yeux. Si un alien devait frapper et me réduire à néant, il fallait que ce soit là, immédiatement, sur-le-champ.
— Et j’étais tellement heureux de l’arrivée d’un nouveau bébé dans notre vie…, poursuivit mon père. Mais toi, pas du tout. Tu étais consternée par cette grossesse.
Maman n’avait pas l’air très à l’aise.
— J’avais trente-neuf ans, Toby.
Toby ? Il y avait plus de vingt-deux ans qu’elle ne l’avait pas appelé ainsi.
— C’était un nouveau bébé, Ellie ! Notre bébé. Mais chaque fois que j’abordais le sujet, que je me demandais comment nous allions l’appeler, que je proposais de prendre quelques jours de vacances avant son arrivée, tu me jetais un regard noir et tu quittais la pièce.
— J’aime Freddie ! protesta maman, en dépliant les mains, paumes ouvertes, comme pour plaider l’absolution.
— Je sais. Mais tu avais cessé de m’aimer, moi. Je ne sais pas comment ça a commencé, mais c’était ainsi, et j’avais beau me démener, je ne parvenais pas à regagner ton amour. Et c’est vrai, j’ai vécu trois fumeuses aventures d’une seule nuit et je suis désolé, plus que désolé et vraiment fatigué d’être désolé depuis vingt-deux ans.
Le visage de mon père se froissa.
— Je voulais être utile, désiré, apprécié. Et je me suis comporté comme un idiot. Si je pouvais revenir sur mes erreurs, Dieu sait que je le ferais. Je m’arracherais le cœur si ça pouvait servir à quelque chose, mais reconnais au moins que cela n’est pas arrivé comme un coup de tonnerre dans le ciel d’un bonheur conjugal sans nuage, Ellie.
Ma mère se tenait silencieuse, les lèvres entrouvertes, les yeux écarquillés. Mon père se leva et écrasa furtivement une larme.
— Désolé pour cet étalage, Callie.
Un jeune homme se présenta alors à notre table.
— Bonsoir, tout le monde. Vous en avez terminé avec Goggy ?
Ni l’un ni l’autre de mes parents ne lui répondit. Je souris machinalement.
— Euh… oui. Je crois qu’elle s’est endormie pour la nuit. Votre arrière-grand-mère est délicieuse, vraiment.
Je me hérissai en prononçant ce pieux mensonge.
— Vous avez besoin d’aide pour charger le fauteuil dans la voiture ?
— Je me débrouille, pas de souci. Merci de l’avoir invitée. Normalement, elle est au lit à 19 heures. C’est une grande soirée pour elle.
Il poussa son ancêtre endormie vers la porte et disparut. Sans prononcer un mot, mon père sortit à son tour, la tête rentrée dans les épaules. Je le suivis des yeux. Me tournai vers ma mère.
— Maman ? Hou hou ! Ça va ?
Elle cligna des yeux et ferma enfin la bouche.
— Oui, oui. Tout va parfaitement bien, merci.
Elle avait l’air d’aller comme quelqu’un qui vient de prendre une méga-claque dans la figure. Ne sachant quoi dire, je lui pris la main. Elle serra mes doigts d’un geste reconnaissant.
— Où est partie la mamie ? Et papa ? s’enquit Hester de sa voix tonitruante. Désolée d’avoir été sollicitée au téléphone. J’ai tout loupé, c’est ça ?
Je posai ma main libre sur le bras de ma sœur.
— Pas maintenant, Hes. Allez viens, maman. On te raccompagne chez toi.
Ma sœur ouvrit de grands yeux.
— Hé ! Mais c’est que je n’ai encore rien mangé, moi !
— Tu te commanderas une pizza en arrivant, murmurai-je d’une voix sifflante. Ce n’est vraiment pas le moment.
* * *
Je déposai Hester chez elle, lui promis de l’appeler plus tard, puis je raccompagnai ma mère au funérarium. Fred, qui venait de décapsuler une bière, la reposa en nous voyant traverser le vestibule.
— Hé, maman ? Il s’est passé quelque chose ?
Ses yeux sombres, tellement semblables à ceux de notre père, étaient emplis de sollicitude.
— Soirée difficile, murmura maman en lui effleurant machinalement l’épaule, avant de se retirer dans le salon de recueillement Quiétude où elle s’installa dans la rangée du fond.
Je briefai mon frère à voix basse sur les événements de la soirée.
— Pauvre papa, conclut-il quand j’eus terminé mon récit. Et pauvre maman aussi, d’ailleurs.
— A qui le dis-tu ? Elle avait l’air sonné, comme s’il l’avait frappée. Et papa… Il pleurait, Fred.
J’en avais moi-même les larmes aux yeux.
— Ah non, ne commence pas, toi, bougonna Fred avec une voix qui ressemblait soudain beaucoup à celle de Noah. Vingt-deux ans maintenant qu’ils sont divorcés, et ils continuent de pourrir la vie de leur progéniture ! Allez, allez…
Il me fit une bise rapide sur la joue, puis s’inquiéta de notre mère.
— Tu veux un bol de soupe, m’mam ?
— Euh… oui, volontiers, acquiesça-t-elle mécaniquement au bout d’un temps de silence.
Fred me posa la main sur l’épaule.
— Tu peux rentrer, si tu veux. Je m’en charge.
— Merci, frérot.
Je me dressai sur la pointe des pieds pour embrasser sa joue râpeuse. Je n’en revenais pas que mon petit frère ait besoin d’un rasage. Et encore moins de le voir se comporter en adulte responsable.
En sortant, je roulai jusque chez mon père. Mais sa petite maison était plongée dans le noir et il ne répondit pas lorsque je frappai à sa porte. Un fauteuil de bois me tendait les bras sur la galerie. J’y pris place un moment pour écouter le silence de la nuit. Mon père avait trouvé cette location tout de suite après la rupture. Il aurait eu les moyens d’acheter, mais l’idée ne semblait pas l’avoir effleuré. Une chouette hulula sur les branches d’un arbre proche, et dans l’air flottait comme une promesse de pluie. En d’autres circonstances, j’aurais été sensible à la poésie de l’instant. Mais ce soir, je ne ressentais qu’une profonde solitude. Avec un soupir, je me levai et regagnai ma voiture.
Une demi-heure plus tard, je me balançais dans mon rocking-chair et attendais que sa magie opère, tout en boulotant sans conviction de la préparation à gâteaux Betty Crocker. Allez, fauteuil, fais ton boulot, l’exhortai-je mentalement. Je me souvenais d’une publicité pour un bain moussant lorsque j’étais enfant. « Emporte-moi », criait la ménagère surmenée. Et quelques secondes plus tard, elle se retrouvait dans les bulles jusqu’aux oreilles, allongée dans une baignoire de rêve. Etrange que je sois moi-même en possession d’une telle baignoire sans jamais l’utiliser pour autant. Non, pour moi, il n’y avait qu’un remède et c’était mon fauteuil des lendemains qui chantent. Mais les stocks de lendemains heureux semblaient en baisse, ces jours-ci.
Je fermai les yeux et renversai la nuque contre le dossier de bois d’érable. Parfois, c’était comme si je passais ma vie entière à pelleter du brouillard… à faire des efforts démesurés pour être l’adorable hérisson Sonic aimé de tous. Il y avait des jours où l’optimisme était comme un manteau mal coupé, lourd et inconfortable.
Allongé à mes pieds, Bowie gémit et releva la tête pour me lécher la cheville.
— Merci, Bowie. Tu es le meilleur, chuchotai-je tristement.
J’avais beau me démener, je ne parvenais pas à regagner ton amour.
La dernière fois que j’avais vu mon père pleurer, c’était juste avant mon huitième anniversaire, lorsqu’il était parti de la maison pour de bon. Hester, furieuse, s’était enfermée dans sa chambre. Elle refusait de lui adresser la parole depuis des semaines. Maman était dans le sous-sol et recourait à son dérivatif favori : la préparation funéraire des corps. J’étais donc la seule présente pour les adieux de papa.
— A mercredi alors, mon lapin, cria-t-il dans l’escalier à l’intention de ma sœur.
— Je t’interdis de m’appeler encore comme ça, putain ! hurla Hester à travers sa porte fermée.
Je vis le visage de mon père se crisper. Il se tourna vers moi. Debout dans l’entrée, entouré de valises et de cartons, il se pencha pour m’embrasser.
— Tu verras, chaton. Tout sera presque comme avant. Je ne serai pas très loin. Juste à quelques rues d’ici.
Il me sourit et cela me fit mal de le voir. Car ce n’était pas un vrai sourire, juste une contorsion du visage destinée à donner le change pour ne pas faire de mal à un enfant.
Je mentis à mon tour :
— Oui, je sais, papa. Elle est chouette, ta nouvelle maison.
— Va jouer, maintenant, Callie.
Et je compris qu’il ne voulait pas que je le regarde partir. Il me serra contre lui si fort que je crus étouffer. Puis il me poussa doucement en direction de l’escalier.
Ce fut plus fort que moi. Debout devant la fenêtre de ma chambre, mon coussin Hello Kitty pressé contre ma bouche pour étouffer mes sanglots, je regardai mon père aller et venir avec ses valises, courbé par le chagrin et pleurant ouvertement. Le coffre béant avala ses possessions. Lorsque tout fut chargé, il leva les yeux sur la façade. Je lâchai mon coussin et pressai la main contre la vitre. Et là, je me forçai à sourire — un vrai, joli sourire — pour que mon père n’ait pas à partir avec l’image de sa petite fille en pleurs gravée dans son cœur.
Mais, après cela, sa personnalité à la Clooney avait pris le dessus et il s’était toujours montré plein d’entrain. Déterminé à être drôle, il s’arrangeait pour nous faire passer de bons moments, malgré l’hostilité d’Hester et les chipotages de Freddie. Il promenait son air de petit garçon pris en faute en présence de maman, qui réagissait avec un dédain glacial. Pendant toutes ces années, j’avais toujours pensé que mon père était heureux à sa manière. J’étais loin de me douter de la profondeur de son chagrin. Loin de mesurer l’étendue de sa solitude.
Je me penchai pour fouiller dans mon sac et finis par y trouver mon portable. En appelant mon père, je tombai directement sur sa boîte vocale et attendis le bip. « Papa ? Je voulais juste te dire que je t’aime. Et que tu es un super-papa. Ah oui, je suis libre demain pour jouer au bowling, O.K. ? Bisous, je t’aime. »
J’avais beau me démener, je ne parvenais pas à regagner ton amour.
Les mots faisaient écho. Apparemment, nous avions d’autres points communs, mon père et moi, que des yeux bruns pétillants et des fossettes. N’était-ce pas ce que j’avais fait toute ma vie avec Mark ? Je m’étais démenée sans compter pour qu’il s’intéresse à moi. Et lorsque, enfin, il avait daigné me glisser dans son lit pendant quelques brèves semaines, j’avais fait des efforts encore plus démesurés pour être parfaite. Même lorsqu’il avait décidé de mettre notre relation sur « pause », j’avais continué à essayer.
A essayer d’être drôle. A essayer d’être positive. A essayer de ne pas laisser mes sentiments transparaître. A essayer de ne pas lui en vouloir alors que jour après jour, semaine après semaine, sa désinvolture me rongeait le cœur.
Parfois, être optimiste, ça demandait simplement trop d’efforts.
Le doigt au-dessus de la touche « appel », j’hésitai un instant à joindre Ian, car quelque chose me disait qu’il comprendrait. Puis je me souvins qu’il avait ses propres deuils à faire. Avec un profond soupir, je posai mon saladier de préparation pour gâteaux sur le parquet et le donnai à lécher à Bowie. Il agita vigoureusement la queue et vida le plat en deux coups de langue.
Puis, comme je ne trouvais rien de plus réjouissant à faire, je procédai à ma toilette et me glissai dans mon lit, en caressant l’épaisse fourrure de mon chien jusqu’à ce que le sommeil nous emporte l’un et l’autre.