19

Trois jours plus tard, consciente que j’avais tué dans l’œuf un début d’histoire avec Ian, je luttais ferme contre la déprime. Dix fois, j’hésitai à l’appeler, et dix fois, je me dégonflai au moment de composer le numéro. J’avais même joué avec l’idée de lui poser la question sur son site web : « Docteur McFarland, si un homme vous embrasse et que vous tombez, sans l’avoir nullement cherché, sur votre ex-petit ami, comment faire pour réparer les dégâts ? »

Mais aussi bien mon Guide pratique de la rencontre amoureuse que les forums sur le web déconseillaient activement de prendre ce genre d’initiative. D’après Se trancher la carotide ou toutes les erreurs fatales que commettent les femmes en amour, ainsi que Pourquoi l’homme que vous aimez vous déteste, la dernière chose à faire, dans une situation comme la mienne, était de relancer Ian moi-même. « Les hommes sont génétiquement programmés pour être des chasseurs-cueilleurs, avais-je lu dans l’un de ces doctes ouvrages. Visualisez-vous en mammouth laineux et laissez la chasse venir à vous. » J’étais un peu sceptique sur ce conseil, connaissant le destin réservé aux mammouths laineux, mais j’étais malgré tout sensible à la mise en garde. Ian avait tous mes numéros de téléphone, mon adresse mail, l’accès à ma page Facebook et mon adresse postale.

Et il ne faisait usage ni des uns ni des autres.

Sur le front de la rencontre électronique, il apparaissait qu’un bûcheron de cinquante-trois ans avec deux ex-femmes, sept enfants et neuf chiens s’intéressait à mon profil. J’avais clairement fait le tour de tous les individus masculins célibataires du nord-est du Vermont. Cheveux-humains, rétrospectivement, commençait presque à faire figure d’homme désirable.

Ce mardi, je retrouvai Annie pour un déjeuner rapide chez Café & Tartine. Le restaurant était bondé de seniors venus jusque chez nous en hordes organisées pour admirer les couleurs de l’automne. Et si j’obtins malgré tout une table à l’arraché, ce fut uniquement parce que j’avais dansé avec Gus à l’occasion d’une boum organisée jadis pour ses douze ans. Après avoir écouté le récit des triomphes de mon filleul dans la salle de classe, au stade et dans le cabinet du dentiste, je mis sur le tapis la douloureuse question de mon absence de vie amoureuse.

— Tu es sûre que je ne devrais pas l’appeler ? m’enquis-je pensivement en remuant ma soupe.

Annie mâcha son sandwich d’un air avisé.

— Laisse-lui un peu d’espace, à ton Ian.

— Je déteste laisser de l’espace. Je suis bien meilleure quand il s’agit d’étouffer, de harceler, de coller. L’espace, ça craint.

— Fais-moi confiance, rétorqua-t-elle en souriant. Je sais tout.

Arrivé le jeudi, je décidai qu’Annie ne savait rien du tout et que chasser, traquer, coller serait une bien meilleure politique. C’est pourquoi je résolus de prendre mon kayak pour faire un petit tour sur le lac Granit. Ce n’était pas comme si je n’avais jamais pagayé sur ce lac, après tout. Qu’y pouvais-je, si le ponton de Ian se trouvait incidemment sur ses rives ? J’avais commencé à me balader là-bas bien avant que le moindre vétérinaire ne s’établisse dans le secteur.

Je déchargeai le bateau, sortis ma pagaie du coffre de Lancelot et attachai mon gilet de sauvetage.

— Allez hop, Bowie ! Saute à bord !

Ravi, mon chien effectua un bond précis sur le siège avant. Vingt minutes plus tard, je repérai le ponton de Ian. Mais aucune silhouette solitaire ne s’y dressait. Et sa maison, hélas, n’était pas visible du lac. Dommage. J’avais vaguement espéré le trouver assis sur son embarcadère, à rêver de moi. Je restai un moment à flotter sur place, ballottée par les petites vagues qui venaient frapper les flancs du kayak. Puis, avec un long, long soupir, je retournai mon fidèle vaisseau et pris le chemin du retour. L’exercice et l’air frais m’avaient apaisée, malgré tout. Et il était difficile de rester déprimée avec Bowie qui, assis à l’avant, tout frémissant d’attention, s’intéressait au moindre poisson, à la moindre tortue — à la moindre amibe.

Cette semaine, le Vermont avait atteint le sommet de sa beauté automnale. La saison des feuillages culminait avec des couleurs si brillantes et si pures que la sensation était presque tactile. La soirée de début octobre était douce et le soleil couchant découpait de longues échardes d’or à travers le gris des nuages. Dans quelques semaines, toute cette beauté vibrante et échevelée ne serait plus qu’un souvenir d’une déchirante intensité à conserver jusqu’à l’année suivante. Et le long hiver blanc viendrait tout recouvrir.

Un autre kayak fendait le lac en sens inverse. Un couple qui devait avoir à peu près mon âge pagayait vigoureusement, les joues rosies par l’effort et la fraîcheur du soir.

— Quelle soirée magnifique, n’est-ce pas ? lançai-je au passage.

L’homme me répondit gaiement.

— Une soirée mémorable ! Vous savez quoi ? Nous allons nous marier. Elle vient d’accepter !

La jeune femme agita sa main gauche pour exhiber sa bague.

— Ah, super ! Mes félicitations ! criai-je gaiement.

Mais une vision gratifiante de leur kayak retourné et des deux fiancés à l’eau me traversa l’esprit comme un flash. Ils me firent de grands signes — amoureux de l’amour, amoureux de la vie — et poursuivirent leur heureux chemin.

Je regardai mon chien d’un œil renfrogné.

— Tu veux bien être mon homme, Bowie ?

Il le voulait, bien sûr. Se dégageant de sa place, il vint me lécher le visage.

— Tu vois ? Tu es très sensible à mes humeurs. Tu ne ronfles pas. Tu es plutôt attirant… Bon, stop. Ça suffit quand même, mon coco. Tu es un chien, après tout. On ne voudrait pas passer pour des pervers, toi et moi, n’est-ce pas ? Allez, va t’asseoir, maintenant.

Bowie retourna à son poste d’observation et recommença à guetter les petits poissons. Lorsque j’atteignis le rivage, le crépuscule s’épaississait déjà. Bowie descendit d’un bond et me regarda hisser le kayak sur le toit et retirer mon gilet de sauvetage. Je jetai un dernier regard sur le lac, puis j’ouvris à Bowie, lui intimai de monter et lui mis sa ceinture en embrassant sa grosse tête douce.

La mélancolie me retomba dessus lorsque je démarrai et avançai en cahotant sur la piste irrégulière qui tournait le dos au lac. Au travail, je ne vivais pas un cauchemar à proprement parler mais rien n’était plus comme avant. La veille, j’avais épluché les petites annonces, mais n’avais rien trouvé à part un poste de commercial pour une feuille de chou en plein déclin, à New Hamster. Difficile de démissionner dans une situation économique instable et de renoncer à un job qui présentait à peu près tous les avantages possibles et imaginables.

— Finalement, je vais peut-être entrer dans l’entreprise familiale, annonçai-je à Bowie. La mort comme gagne-pain, ce n’est pas trop mon truc. Mais j’aurais la sécurité de l’emploi.

Brusquement, une énorme dinde sauvage apparut à ma droite, émergeant des bois. Je n’avais jamais vu un volatile aussi énorme. Elle sprintait en agitant les ailes, se préparant clairement au décollage… et fonçant droit sur ma voiture.

— Hé ! Fais attention ! hurlai-je en pilant.

J’étendis le bras pour retenir Bowie qui jappa de surprise. La voiture s’immobilisa net ; nos ceintures se bloquèrent.

— Oh ! non, Bowie, quelle horreur… J’ai entendu le choc.

Le cœur battant, au bord de la nausée, je descendis de voiture, la main sur la bouche, me préparant à découvrir du carnage de dinde. Allongée sur le côté de la route, la bestiole souleva faiblement une aile qui retomba. Puis plus rien.

— Oh ! non ! m’écriai-je, effarée. Je suis désolée !

Je me tordais les mains en m’approchant du volatile immobile. Impossible de voir si elle respirait ou non.

— S’il te plaît, dinde, ne sois pas morte, suppliai-je faiblement.

Je retournai en pleurant ouvrir le coffre de ma voiture. Pourquoi avais-je acheté une Prius ? Si j’avais eu un véhicule moins silencieux, ce pauvre oiseau m’aurait entendue arriver !

— S’il te plaît, reste en vie, psalmodiai-je inlassablement.

J’attrapai la bâche que je gardais toujours dans ma voiture pour y poser mes pagaies mouillées. Bowie poussa un gémissement interrogateur.

— Nous l’avons heurtée, lui annonçai-je d’une voix noyée avant de retourner voir la dinde.

Ou le dindon, plus exactement, car il s’agissait d’un mâle. Il était affreusement inerte. Comme tous les volatiles de son espèce, ma victime était laide comme le péché. Dans le maigre reste de jour, je discernai son plumage noir à l’aspect terne, sa tête chauve à la peau épaisse et bleue, la caroncule rouge qui lui pendait sous la gorge. Il avait des pattes longues et puissantes, avec des éperons pour assurer sa défense. Mais que pouvait une malheureuse paire d’éperons contre une voiture ?

Les mains tremblantes de peur, secouée par une violente poussée d’adrénaline, je posai la bâche à côté de l’oiseau, puis je sortis ma pagaie de la voiture. Fermant les yeux pour surmonter l’horreur de ce que j’avais à faire, je fis rouler doucement le dindon sur la toile, avec un haut-le-cœur lorsque le corps s’immobilisa avec un son mou et inquiétant.

— Je suis désolée… tellement désolée, sanglotai-je.

Rassemblant les coins de la bâche de manière à ne pas avoir à toucher l’oiseau, j’essayai de le soulever. Mais le dindon devait peser dix bons kilos, et je dus le traîner en partie avant de le hisser tant bien que mal pour le balancer dans le coffre. Une serre dépassait de sous la bâche, ce qui me fit pleurer de plus belle. Pauvre bête innocente…

Les larmes me ruisselaient sur les joues. Je fermai le coffre, courus reprendre le volant et partis, le pied sur l’accélérateur, mes pneus dérapant sur la piste inégale.

De ma vie, je n’avais écrasé un animal en voiture. Pas même un écureuil ! Pas même un hérisson ! C’était un exploit, lorsqu’on vivait en pleine nature, et je n’en étais pas peu fière. Je m’entendais pleurer tout bas, une plainte basse, continue, que mon chien reprenait fidèlement en écho.

« Ne meurs pas, ne meurs pas ! » implorai-je doucement, sans m’occuper de Bowie qui tentait de se retourner sur son siège pour mieux renifler notre silencieux passager.

J’arrivai sur la chaussée goudronnée et accélérai, les arbres au bord de la route se confondant en un tourbillon de couleurs, comme une flamme dressée sur fond de crépuscule. Bitter Creek Road. Un virage marqué sur la gauche. Là. Le numéro 75, une boîte aux lettres noire marquant le chemin d’accès quasi invisible. Je virai si brutalement que la voiture zigzagua. Bowie aboya une protestation aiguë tout en essayant de rétablir son équilibre.

Dieu merci… Il y avait de la lumière. Il était chez lui.

Je bondis hors de ma Prius, ouvris le coffre, attrapai les bords de la bâche et sortis le paquet, puis je gravis maladroitement les marches au pas de course, grimaçant chaque fois que mes mollets heurtaient l’oiseau sans vie.

Ian ouvrait déjà la porte.

— Callie ? Que se passe-t-il ?

— Je l’ai tué !

Mes larmes se remirent à couler à flots. Je passai devant lui, traversai son séjour en titubant et déposai la bâche sur sa table.

— J’ai tué un dindon.

— Callie, c’est ici que je mange, protesta-t-il en examinant mon paquet. Et la grippe aviaire, ça te dit quelque chose ?

— C’était juste une invention de l’administration Bush pour semer la terreur dans la pop… Ian, tu peux l’examiner ? Au cas où il serait encore vivant ? S’il te plaît ?

Je pris une longue inspiration tremblante, puis je courus me laver les mains à l’évier. L’oiseau n’avait peut-être pas la grippe aviaire et je ne l’avais pas touché, mais quand même…

— Je vais voir ce que je peux faire, dit Ian en me suivant dans la cuisine.

— S’il faut que… que tu le délivres de ses souffrances, tu as ce qu’il faut ici ? demandai-je d’une voix entrecoupée de sanglots en m’essuyant les mains.

— Oui.

Il ouvrit un tiroir et en sortit des gants en latex, puis il me tendit une boîte de mouchoirs.

— Si tu l’as heurté, Callie, il est probablement mort, dit-il gentiment en enfilant les gants. Face à une voiture, ces oiseaux ne font pas le poids.

Je hochai la tête et continuai de verser ma larme. Je n’avais pas un amour immodéré pour les dindons, mais je ne les haïssais pas non plus. Et une chose était certaine : je ne voulais pas tuer d’animal. Même pour Thanksgiving, j’avais toujours un petit pincement au cœur. Je mangeais de bon appétit, d’accord. J’adorais la dinde. Mais quand même… avec le petit pincement au cœur.

Ian se dirigea vers la table, souleva l’oiseau emballé dans sa bâche et le posa par terre. Il s’agenouilla et découvrit le dindon.

— Il est immense, murmura-t-il.

Je m’approchai et, sans réfléchir, attrapai l’épaule de Ian en me mordant la lèvre. L’œil de l’oiseau était ouvert et il n’avait pas l’air de respirer.

— Il est mort ? chuchotai-je, mes larmes coulant sur la chemise de Ian.

Il leva les yeux vers moi.

— J’ai l’impression, oui.

Je m’effondrai.

— Oh non, ce n’est pas vrai !

— Voyons, Callie…

Ian se releva. Retirant ses gants, il les laissa tomber par terre puis me saisit les épaules. Son regard était d’une désarmante gentillesse.

— Tu n’y peux rien. Ce genre d’accident arrive tout le temps.

Je luttai pour contenir mes sanglots.

— C’est la première fois que j’écrase un animal.

— Je l’enterrerai, si tu veux.

— Oh ! Merci, Ian…

Brusquement, un grand bruit d’ailes et de griffes se fit entendre. D’instinct, je me pliai en deux pendant que Ian faisait volte-face.

Le dindon n’était pas mort. Il paraissait même très vivant, au contraire. Dans un grand battement d’ailes, il réussit à se mettre sur ses pattes armées d’éperons. L’énorme bestiole émit un son menaçant, comme une sorte de grondement qui montait du fond de la gorge. Goooooor… Gooooor… Puis elle pencha la tête d’un air suspicieux.

— Tu m’as dit qu’il était mort ! chuchotai-je d’une voix sifflante.

— Il devait être en état de choc. Ne reste pas plantée là. Ouvre la porte, qu’il puisse sortir.

Je reculai doucement pour ne pas effrayer le volatile et ouvris la porte par laquelle je venais d’entrer. Ian s’approcha doucement de l’oiseau.

— Calme, le dindon… Calme. Allez, tu sors.

Il passa derrière lui et le dirigea vers la porte… et vers moi.

— Gentil dindon. Voilà…

Brusquement, l’oiseau agita ses ailes puissantes et sprinta droit sur moi. Je poussai un hurlement et l’animal, effrayé, vira sur sa gauche, heurta une petite table et la renversa. Il y eut un grand bruit, puis le dindon s’envola en hurlant des glouglouglouglou…

De la pièce voisine surgit soudain une boule de feu. Angie.

— Angie, non ! hurla Ian.

Mais Angie, en bon setter irlandais, fit ce que ses gènes lui commandaient. Elle s’élança vers l’oiseau, qui atterrit maladroitement sur la table de la cuisine. Angie bondit, le dindon vola, heurtant le lustre qui se balança follement. L’oiseau essaya d’atterrir sur la bibliothèque, échoua, faute de place, et vola lourdement jusqu’à moi.

— Non ! Va-t’en ! hurlai-je en tombant à genoux et en me couvrant la tête. Tue-le, Ian ! Tue-le !

— Callie, arrête de lui faire peur et de l’empêcher d’accéder à la porte. Et je ne vais sûrement pas le tuer ! Ce n’est pas toi qui pleurais de désespoir à cause de cet engin ?

L’oiseau se posa sur le canapé, puis se laissa descendre d’un coup d’ailes et courut jusqu’au petit salon voisin. Angie s’élança. Ian se jeta sur elle et réussit à l’attraper par son collier.

— Non, Angie, non. Couchée ! Callie, bouge-toi et ouvre les portes-fenêtres, nom de nom !

Je rampai sur le sol et fis glisser la porte coulissante qui donnait sur la terrasse extérieure de bois. Angie gémissait et cherchait à échapper à Ian, qui était à moitié couché sur elle. Dans le petit salon, on entendit un grand fracas et de nouveaux glougloutements.

— Allez, viens, dindon, par ici ! appelai-je doucement.

Quelque part dans le creux de mon ventre, le rire montait dangereusement.

Goooorrr… goooorrr…

— Entre dans le petit salon et fais-le sortir ! ordonna Ian.

— Non merci. Je refuse de mettre un pied là-dedans. Vas-y, toi.

Goooor, fit le dindon.

— Je tiens le chien !

Je rampai dans leur direction.

— Alors, passe-moi Angie. Mais je ne pénétrerai pas dans l’antre du lion. C’est un boulot d’homme, ça. Ça requiert de la testostérone. Et il pourrait me donner des coups de bec.

— Tu les mérites, ses coups de bec. C’est toi qui l’as renversé en voiture, après tout, marmonna Ian.

Il se leva, néanmoins, lorsque j’eus pris le collier de son chien.

— Ne lâche pas Angie, surtout.

— Non, docteur. Bonne chance, là-bas dedans. Je te laisse le blanc et je prendrai un pilon.

Ce fut plus fort que moi. Je pouffai de rire. Ian me jeta un regard noir.

— Super.

Il entra et Angie agita la queue, souhaitant bonne chance à son maître. J’attendis, enfouissant le visage dans la fourrure soyeuse du setter. Une… deux… trois… Glouglouglou…

— Attention, il arrive ! cria Ian.

L’oiseau sortit comme une fusée en actionnant ses ailes et Angie tenta de m’échapper en aboyant à tue-tête. Du coin de l’œil, je vis une paire de pattes hideuses, sentit le vent des ailes et ne pus m’empêcher de crier.

— Ian, fais-le sortir !

— C’est facile de donner des ordres ! lança-t-il en se frayant un passage pour suivre l’animal.

Enfin, le dindon dut capter la promesse de la liberté car il tourna sa vilaine tête, repéra le grand dehors, sprinta à travers le séjour et franchit la porte à pleine vitesse. J’entendis exploser les aboiements de Bowie dans la Prius.

— C’est bon ? Il est en sécurité ? demandai-je en relevant prudemment la tête.

Sur un signe affirmatif de Ian, je laissai filer Angie, qui alla renifler un peu partout les bonnes odeurs de dinde. Je me remis sur pied et allai rejoindre Ian qui se tenait près de la porte, cherchant à reprendre son souffle.

— Tout compte fait, Ian, je crois que cette dinde n’était pas morte.

Il me regarda d’un œil sombre. Je me pliai en deux, secouée par un gros fou rire.

— Très drôle, dit-il sèchement. Tu devrais faire sortir Bowie. On peut le mettre dans le jardin à l’arrière avec Angie. Il est clôturé.

Il se détourna et passa dans la cuisine.

J’obéis, toujours hilare, et détachai mon chien.

— Désolée pour toi, Bowie, tu as loupé une belle corrida. Mais comme consolation, tu vas jouer avec Angie. Sympa, non ?

Je suivis mon chien dans la maison et perdis le sourire.

La maison de Ian, la magnifique maison de Ian — si élégante et ordonnée — était un naufrage. Deux tables retournées, un vase ou une coupe brisée et des éclats de verre gisant dans une petite mare. Quelques livres et des photos tombés des étagères. La table de cuisine était de guingois et une des chaises couchée sur le côté. Je jetai un coup d’œil dans le petit salon où régnait un chaos similaire.

Angie étant déjà dans le jardin, je fis passer Bowie par la porte-fenêtre puis me retournai en me mordillant la lèvre.

— Désolée, Ian. Je vais nettoyer tout de suite.

Plusieurs enveloppes avaient volé sur le sol et je me baissai pour les ramasser. Entre les classiques factures, je repérai différents courriers pour Médecins Sans Frontières, une association de paralysés, une autre finançant des colonies de vacances pour enfants défavorisés et quelques autres ONG de la même eau.

— C’est la semaine des grandes résolutions humanitaires ?

— Juste ma culpabilité qui parle.

Ian releva sa manche. Sa manche ensanglantée.

— Ian, tu es blessé ! m’écriai-je en me précipitant vers lui.

— Une petite coupure.

— Comment est-ce arrivé ? Le dindon ?

Il tourna brièvement les yeux dans ma direction.

— Non. Juste l’angle d’une étagère.

Je lui pris le poignet et le retournai pour l’examiner. Ce n’était rien de méchant, juste une égratignure. Mais elle saignait abondamment.

— Où est ton matériel de premier secours ?

— Je peux m’en occuper.

Je pris soudain conscience que j’étais proche de lui au point de sentir la chaleur de son corps. Je m’aperçus aussi qu’il portait un jean et une chemise blanche. Que ses cils étaient longs, droits et qu’ils avaient quelque chose de tendre. Que son regard ne se dérobait pas au mien. Et que, même s’il était capable de soigner cette coupure en moins d’une minute, j’avais, moi, vraiment très envie de prendre soin de lui.

— J’insiste, Ian.

Un voile rauque assombrissait ma voix. Ian prit une serviette en papier et l’appliqua sur son avant-bras. Puis il désigna un rangement du menton.

— Là-bas dedans, alors.

Je trouvai sans difficulté la boîte en plastique soigneusement étiquetée « Premiers secours ». Je la sortis et observai le patient. Accoudé au bar, il tenait toujours sa serviette collée contre son bras. Et m’observait. Intensément.

Mes genoux faiblirent. Mon visage s’empourpra. Ma libido passa en mode alerte.

J’ouvris la trousse de secours, qui contenait une petite bouteille d’eau oxygénée, de la gaze, un tube de crème désinfectante, des pansements. Le tout en ordre parfait.

Je m’éclaircis la voix.

— Bon. On va commencer par nettoyer la plaie, d’accord ?

— Absolument, Callie.

Il y avait une pointe d’amusement dans son ton. Je lui pris la main — une si bonne main, grande, puissante, compétente. Exactement le type de main qu’on souhaite trouver chez un vétérinaire. Tenir sa main me rapprochait de lui, fatalement. Et la proximité entre nous avait un effet marqué sur moi. Mon cœur cogna plus fort lorsque j’ouvris le robinet pour lui tenir l’avant-bras sous l’eau, mon flanc pressé contre le sien. La sensation était magnifique. Il était grand, il était fort, il dégageait une chaleur merveilleuse et… « Concentre-toi, Callie. On a dit premiers secours, O.K. ? »

Bon. La plaie ne saignait plus. Ce n’était qu’une petite égratignure de rien. Mais vous savez quoi ? J’allais prendre le plus grand soin de cette mini-coupure.

Ian ne dit rien pendant que je désinfectai, tapotai, séchai. C’était déconcertant d’être proche de lui au point de voir son torse se soulever et retomber au rythme régulier de sa respiration. Son avant-bras était parfait, musclé et hâlé, avec juste ce qu’il fallait de poils blonds. Je vis bouger les tendons sous sa peau lorsqu’il déplaça sa main.

— Je vais juste… euh… mettre un peu de ce… euh… produit gluant, qu’en penses-tu ?

— Le plus grand bien.

Je risquai un rapide regard sur son visage et décelai une ébauche de sourire dans ses prunelles si bleues. Je me hâtai de baisser les yeux. Mes joues picotaient, signe précurseur d’un passage imminent à l’écarlate.

Sans lâcher sa main, j’appliquai de la pommade antibiotique (le terme que je cherchais !) sur la coupure, en faisant glisser mon index du poignet au creux de son coude. La peau était parfaite et je perçus la solidité des muscles en dessous. Délicieux. Vraiment délicieux. L’intérieur du coude était plus doux, en comparaison, et, du bout du doigt, je testai la différence de sensation.

Consciente que mes soins étaient en train de se muer en attouchements sur vétérinaire, je retirai ma main en sursaut et attrapai le rouleau de gaze. La coupure était si longue qu’il m’aurait fallu au moins neuf pansements, sinon. Le problème, c’est que je manquais d’habileté. J’entourai fermement le bras de Ian et entrepris de nouer les deux extrémités de gaze.

— Je crains que ça ne soit un peu serré.

Je levai les yeux. Un coin de ses lèvres était relevé. Il me montra sa main qui était en train de rougir alors que les veines se dessinaient sur son poignet.

— Oups ! Pardon !

Je me hâtai de défaire le bandage.

— Allez, on reprend le tournage. Le Bobo de Ian… Deuxième prise… Action !

Cette fois, la gaze n’était pas assez serrée et glissait sans arrêt. Avec cela, elle était un peu collante, à cause de l’excès de crème antibiotique. J’attrapai un pansement, l’ouvris et m’en servis pour maintenir la gaze en place. Puis j’en ajoutai un second. Josephine n’aurait sans doute pas fait pire. Même Bowie se serait mieux débrouillé, je crois. Sans compter que tous ces sparadraps collés sur les poils seraient douloureux à retirer. Malgré tous mes efforts, mon pansement continuait de s’affaisser. Je tentai de le redresser, mais il retomba aussitôt. Je finis par me contenter de lui tapoter le bras.

— Et voilà ! Terminé. Ça te va comme ça ?

Je levai les yeux vers lui, il souriait. Pas beaucoup. Juste un peu. Mais assez.

— Parfait, murmura-t-il.

Sans plus me poser de questions, je nouai les bras autour de son cou et l’embrassai avec la dernière conviction. Ses bras, le blessé et l’autre, m’entourèrent et il m’attira contre lui. Puis ses doigts se mêlèrent à mes cheveux et il me rendit mon baiser avec passion. Il était solide et… oh, tout simplement, incomparablement merveilleux. Ses bras étaient forts, ses muscles durs, et son odeur, son incomparable odeur de fraîcheur et de pluie, me plongeait dans un doux délire érotique. Je m’abandonnai contre lui, passai les mains dans ses cheveux courts et soyeux, et approfondis le baiser. Ce qui me valut un joli son de gorge rauque en retour. Mon Dieu, comme c’était bon d’être dans ses bras ! Il était enveloppant, rassurant. Si réel. Si stable. Si… chaud. Sa bouche était dure et tendre à la fois. Et il m’embrassait avec une telle intensité que je ne tenais plus vraiment sur mes jambes. Dans la lutte avec le dindon, ma chemise s’était échappée de mon pantalon et Ian glissa une main dans mon dos — brûlante sur ma peau nue. Ma jambe, cette coquine, s’enroulait autour de celle de Ian et je n’allais pas tarder, à ce rythme, à faire ma Bowie. La bouche de Ian vint se poser dans mon cou et sa main trouva mon sein. Le couvrit. Mes genoux lâchèrent alors, ma tête partit en arrière et je crus bien que j’allais glisser au sol, dans un état semi-liquide, en l’attirant sur moi.

Mais sa bouche trouva la mienne, de nouveau. Et là… O ce baiser, ce baiser fut un bouleversement, un tournant, une mutation dans mon existence. Et je ne dis pas cela pour le plaisir de faire de grandes phrases. Car ce baiser particulier semblait vouloir dire quelque chose, promettre quelque chose, ouvrir des horizons insoupçonnés. Il me fallut une bonne minute pour m’apercevoir que Ian me regardait. Je respirais vite et fort et, sous ma main, je sentais son cœur cogner à grands coups furieux dans sa poitrine.

Il ne dit rien pendant un bon moment, glissa juste une mèche de cheveux derrière une de mes oreilles et me regarda au fond des yeux.

— Je te garde ici, cette nuit, Callie ? chuchota-t-il en faisant aller et venir son pouce sur ma lèvre inférieure.

Je déglutis. Acquiesçai d’un signe de tête.

— Tu ne veux pas qu’on range d’abord ce bazar ? murmurai-je faiblement.

— Non.

Et il me prit par la main pour me conduire au premier étage.