— Trente ans déjà, ma petite Calllie ! Comme le temps passe…
A ma gauche, ma mère me tenait la main et la tapotait affectueusement.
— La famille de M. Paulson accueille ses visiteurs dans le salon de présentation Quiétude, précisa-t-elle d’un ton plus professionnel, lorsqu’un couple tiré à quatre épingles s’immobilisa, surpris, en voyant les ballons accrochés pour ma fête d’anniversaire.
Mon père, placé à ma droite, me serra dans ses bras avec tant de force que je faillis renverser mon second cocktail.
— Comment notre fille peut-elle avoir déjà trente ans, Eleanor, alors que sa mère en paraît à peine vingt-cinq ?
Ma mère fit mine de ne pas entendre mon père, ayant pris le parti de l’ignorer systématiquement, depuis leur divorce qui remontait à un siècle et quelques.
Snobé une fois de plus, mon père prit l’offense en homme.
— Callie, je suis tombé amoureux de toi au premier regard. Tu étais un si joli bébé ! Et tu es toujours aussi belle, d’ailleurs.
— Est-ce que… ton père… a bu, Callie ? demanda ma mère sans daigner lui jeter un regard. Si c’est le cas, s’il te plaît, demande-lui de partir.
Dans cette maison, « ton père » rimait toujours avec « cette sous-merde ».
— As-tu bu, papa ? demandai-je aimablement.
— Pas trop, non… Pas assez, devrais-je dire, ajouta-t-il d’un ton serein.
— Oyez, oyez, clamai-je avant d’avaler une large gorgée de mon cocktail rose.
Etant donné que : A) l’homme que j’aime, etc., etc. B) le Requiem de Verdi jouait en sourdine à l’arrière-plan, que C) ma fête d’anniversaire se déroulait en grande pompe… funèbre, j’avais décidé que D) je fêterais ce beau jour à l’aide d’une bouteille de whisky et un flacon de jus de canneberge.
Vexée de ne pas avoir réussi à froisser mon père, ma mère me jeta un regard noir. Je me ressaisis aussitôt.
— Super, cette fête, maman, mentis-je en souriant.
Amadouée, elle me serra la main plus fort.
— J’ai toujours pensé que ce bâtiment était le plus élégant de toute la ville. Tu m’excuses un instant, ma chérie ? Je vais voir un instant où en est notre M. Paulson.
Là-dessus, elle partit à petits pas pressés pour vérifier que la veillée funéraire, dans le salon de présentation voisin, se déroulait à la satisfaction générale.
Le funérarium Misinski était effectivement situé dans une très belle maison victorienne. Le premier étage abritait les bureaux et l’accueil, alors que ma mère et, depuis peu, mon frère Freddie vivaient au second et au troisième. Entre ces murs, j’avais grandi. C’était au sous-sol, naturellement, que le thanato pratiquait les opérations peu ragoûtantes. Aux yeux de ma mère, il n’y avait rien de choquant dans le fait d’organiser un anniversaire juste à côté d’une veille funéraire. Le funérarium Misinski appartenait à sa famille depuis trois générations, et la philosophie « La mort fait partie intégrante de la vie » était indélébilement inscrite dans ses gènes. Quoi de choquant si Freddie, lorsqu’il avait trois ans, n’acceptait de faire sa sieste que blotti dans un cercueil ? Et si la dinde de Noël voisinait dans le réfrigérateur avec les clients que ma mère gardait au frais ?
Dehors, le soleil brillait joyeusement, le Vermont bénéficiant de ses deux semaines d’été annuelles. Le ciel était beau et bleu, l’air sentait bon le pin. Mais ici, dans la salle de recueillement Sérénité, l’été restait à la porte. La maison funéraire était comme un microcosme atemporel, indifférent au passage des saisons. Du 1er janvier au 31 décembre régnaient l’odeur des lys, le son d’une musique classique toujours mélancolique, le mobilier sombre et massif, les cercueils… et les morts.
Je soupirai.
— Alors ? Comment va ma petite fille ? demanda papa. Tu as eu mon chèque, au fait ?
— Oui, je te remercie. Et j’ai une super-pêche, oui.
Avec mes parents, j’affichais toujours une positivité inébranlable, même si cela m’obligeait parfois à mentir comme une arracheuse de dents.
— Je peux te confier un secret, chaton ? demanda mon père, tout en saluant d’un geste de la main une connaissance qui se tenait à l’autre bout du salon funéraire voisin.
Je posai ma tête sur son épaule.
— Bien sûr, papa.
— Maintenant que je suis à la retraite, je vais m’occuper de ta mère.
— Ah bon ? De quelle manière ? m’enquis-je, imaginant quelque projet de vengeance.
— De quelle manière ? En lui faisant la cour. Pour la reconquérir.
Je me redressai en sursaut.
— Euh… au cas où tu l’aurais oublié : maman te déteste, papa.
Il eut un large sourire.
— C’est ce qu’elle croit. Mais ta mère est la seule femme que j’aie jamais aimée.
Il m’adressa le clin d’œil qui lui allait si bien. Mon père était un homme très séduisant : cheveux argent, yeux sombres, fossettes. Je lui ressemblais beaucoup, avec le gris des cheveux en moins. (« Mais ça ne saurait tarder, sanglota Betty Boop. Et Mark est avec une autre ».) Je bus une nouvelle gorgée.
— Je doute que ce soit une bonne idée, papa.
— Ah bon, pourquoi ?
Il paraissait déconcerté par mon manque évident d’enthousiasme.
— Peut-être, incidemment, parce que tu l’as trompée quand elle était enceinte de Freddie. Enfin, je dis ça comme ça, bien sûr.
Il hocha la tête.
— Ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux dans la vie. L’infidélité, je veux dire. Mais c’était une erreur, ma petite Callie. Une erreur pour laquelle j’ai payé pendant vingt-deux ans. De l’eau a passé sous les ponts depuis. Elle me pardonnera, tu ne penses pas ?
— Tu l’aimes donc encore, papa ?
— Bien sûr que je l’aime ! Je n’ai jamais cessé d’aimer ta mère ! Tu veux bien m’aider alors, Callie ?
— Oups, pas sûr. Encourir les foudres de maman… Tu sais ce que c’est. Ça craint.
S’attirer la colère de ma mère équivalait à essuyer un cyclone de magnitude cinq. Avec plein de trucs dangereux et contondants qui vous volaient autour.
— Allez, chaton, insista mon père. Je croyais que nous étions du même bord, toi et moi. Nous sommes deux romantiques, non ? Dieu sait que je ne peux pas demander ce service à Hester.
— Je ne te le conseille pas, non.
C’était de « l’exemple déplorable » donné par mon père qu’était née la vocation de ma sœur : favoriser la procréation en faisant l’impasse sur toute contribution masculine directe.
— Tu crois vraiment que vous parviendrez à surmonter le passé, papa ? Que vous pouvez encore vous donner une chance d’être heureux, maman et toi ?
L’espace d’une seconde, l’expression éternellement optimiste de mon père vacilla.
— Si c’était à refaire, répondit-il calmement, les yeux rivés sur son verre, nous n’en serions pas là aujourd’hui, Callie. Nous avons été heureux, Eleanor et moi, tu sais. Et…
Son regard s’assombrit, comme si une lumière venait de s’éteindre.
— Oh ! papa…, murmurai-je, incapable de contenir la compassion qui me gonflait le cœur.
J’avais huit ans lorsque mes parents avaient divorcé, et tout ce que j’en avais saisi alors, c’est que mon univers d’enfant s’effondrait. Des années plus tard, lorsque Hester m’avait éclairée sur le motif de la séparation, j’avais été choquée et mécontente de ce qu’avait fait mon père. Mais il y avait si longtemps, maintenant, qu’il endurait son bannissement… Depuis, Hester lui adressait à peine la parole. Et ma mère gardait les couteaux émotionnels affûtés, comme c’était son droit. Quant à moi, pour quelle raison, je ne saurais le dire, mais je n’avais jamais réussi à haïr mon père. Son infidélité était un mystère que je souhaitais laisser inexploré. A ma connaissance et malgré son charme à la Gary Grant, mon père avait mené une vie monacale depuis l’instant où il avait quitté la maison. Je ne l’avais jamais vu avec une femme. Et aucune histoire croustillante ne circulait à son sujet. A priori, il avait commencé à expier ses fautes avant même la naissance de Freddie.
— Il fut un temps où elle m’aimait, observa-t-il calmement, presque comme s’il se parlait à lui-même. Je peux faire en sorte qu’elle se rappelle pourquoi.
Exact. Ils s’étaient aimés. Remisées dans un recoin secret, à l’écart des souvenirs de maman sanglotant sur le canapé — ou vomissant des insultes à l’intention de papa pendant que mon petit frère nouveau-né lui infligeait en hurlant cinq mois consécutifs de coliques du nourrisson —, je conservais quelques gemmes. Ma mère assise sur les genoux de mon père. Leur couple enlacé dansant dans le salon sans même le secours d’une musique, un jour où papa était rentré d’un voyage d’affaires prolongé. Le son de leurs rires qui s’élevaient derrière la porte close de leur chambre à coucher, aussi rassurants que l’odeur des petits pots de crème à la vanille, fraîchement sortis du four.
— Tu acceptes de me soutenir, alors, chaton ? demanda mon père. S’il te plaît ?
Je pris une profonde inspiration.
— Bon, allez, ça marche. Je ne dis pas que c’est gagné d’avance, mais je ferai ce que je pourrai pour te donner un coup de main.
Le visage de mon père s’éclaira et il redevint un George Clooney plein d’éclat.
— Ah, je savais que je pouvais compter sur ma grande fille ! Tu verras. Je saurai la reconquérir, ta mère.
Il me caressa la joue et je ne pus m’empêcher de sourire. Une peine d’exclusion de vingt-deux ans, cela devrait suffire non ? Papa méritait une seconde chance en amour.
Et moi aussi, d’ailleurs. Moi aussi ! Betty Boop cessa de pleurer et ouvrit des yeux soudain remplis d’espoir. Vraiment ? Tu crois ?
— Je te ressers à boire, chaton ?
Sans attendre ma réponse, mon père partit en direction du bar improvisé au fond de la salle de recueillement. Brusquement, je me sentis un peu moins lugubre. Mon père se préparait à reconquérir l’amour de sa vie. Alors pourquoi ne ferais-je pas une tentative, moi aussi ? Une fois, déjà, Mark m’avait choisie. Peut-être que j’avais été un peu trop enthousiaste, un peu trop crampon au cours de ces cinq semaines ? Et depuis Santa Fé, je soupirais après lui, le cœur gros. Peut-être que si je redevenais moi-même — la personne joyeuse, intelligente et aimable que j’étais dans le fond —, Mark se rendrait compte que c’était moi qu’il aimait, et pas Muriel. Et s’il me voyait avec un autre homme, cela lui procurerait, qui sait, le coup de pied aux fesses dont il avait besoin ?
Ma… — comment l’inconnu avait-il formulé ça, déjà ? — ah oui, ma « diarrhée émotionnelle » m’avait nettoyée. Purifiée. La vie était belle, comme on le voyait marqué sur les T-shirts. Ou elle pouvait le redevenir, en tout cas. J’étais capable de trouver quelqu’un d’autre. Et même si Mark persistait à ne pas vouloir de moi — l’idée me faisait frémir, mais je poursuivais mon raisonnement quand même —, d’autres possibilités s’offriraient. Assez joué les mal-aimées et les déprimées chroniques. J’étais Callie Grey, après tout. Et j’avais été élue « fille la plus populaire » de mon lycée, dans le temps. Oui, parfaitement. Tout le monde m’aimait, en fait.
— Elle est trop, trop belle, la déco, tante Callie !
Ma nièce Josephine, âgée de cinq ans, vint me tirer par la main. Aujourd’hui, elle était vêtue comme une pop star trash en miniature, avec un marcel taillé dans un filet de pêcheur sur un collant à motif léopard, avec une jupe rose courte et des tongs.
— Très très belle, oui. Presque aussi belle que toi, ma Josephine.
Elle leva vers moi un sourire rayonnant, me montrant une rangée craquante de dents de lait, et j’effleurai son petit bout de nez. Le salon Sérénité était tendu de guirlandes jaunes et roses. Des ballons aux couleurs assorties flottaient rêveusement devant le vitrail montrant Lazare se levant du tombeau. Mon gâteau d’anniversaire trônait à la place qui revenait normalement au cercueil. Bronte avait fabriqué un grand panneau proclamant « Joyeux trentième anniversaire, Callie ! ».
La salle de recueillement était pleine d’amis et de membres de la famille, plus quelques inconnus effarés qui avaient dû se tromper d’endroit et se croyaient à la veillée funéraire prévue dans le salon voisin. Il y avait là Freddie, mon petit frère, normalement inscrit à la prestigieuse université de Tufts, mais qui prenait une année sabbatique, au milieu d’un cursus apparemment dédié à l’art de faire sauter des cours et de cumuler les beuveries. Il leva son verre à ma santé et je lui adressai un signe affectueux de la main. Ma sœur, bâtie comme un buffle, le dominait de toute sa taille et lui faisait la morale en mode sermon aggravé, à en juger par l’expression éteinte dans le regard de Fred. Pete et Leila, mes deux collègues fusionnels, examinaient le plateau de fromages (j’adressai un remerciement muet à notre merveilleuse fromagerie Cabot’s).
— Joyeux anniversaire, Calliope, lança derrière moi une voix basse et veloutée.
Mon utérus parut se ratatiner d’un coup et le sang se glaça dans mes veines.
— Tu es très belle, ce soir. Idéalement belle, si je puis dire.
— Merci, Louis, murmurai-je, cherchant désespérément des yeux un frère, une sœur, un parent, un ami (ou même un prêtre, juste au cas où Louis serait effectivement un vampire qui aurait besoin d’être exorcisé par un agent du Christ).
Louis Pinser, assistant funéraire de son état et bras droit de ma mère, était hautement apprécié d’elle et d’elle seule. Ses trois enfants ayant refusé de prendre sa suite dans l’entreprise familiale, ma mère avait dû se tourner ailleurs. De cet ailleurs (quelque part dans un lieu sombre, glauque et souterrain, je présume) avait surgi Louis, un individu replet, de haute taille, avec des cheveux qui se raréfiaient, des yeux verts légèrement globuleux et la voix basse, réconfortante (et terrifiante) requise chez un employé de pompes funèbres. Une fois, je l’avais surpris à réciter dans les toilettes, pour s’entraîner : « Mes sincères condoléances, mes sincères condoléances ». Inutile de préciser qu’il me trouvait très à son goût. Dès qu’il y avait un cas clinique quelque part, je me le ramassais à tous les coups.
— Et si nous nous éclipsions ensemble, tous les deux, pour fêter ton anniversaire dignement ? proposa Louis en abaissant son regard sur mes seins.
Il porta son verre à ses lèvres et sa langue apparut, cherchant la paille sans la trouver, tandis que son regard restait scotché sur mes obus. Berk. Berk. Berk.
— Ah ! Euh… C’est gentil de ta part, mais je suis… euh… J’ai eu une semaine non-stop, tu sais. Le boulot. Des choses et d’autres…
Je tournai la tête comme si je venais d’entendre un appel.
— Hester ? Tu as besoin de moi, tu dis ? J’arrive.
Là-dessus, je bondis dans le vestibule où je venais de voir disparaître ma sœur et pris quelques respirations profondes. La présence de Louis provoquait toujours chez moi des impulsions irrépressibles, comme sortir au grand air et jouer à des jeux innocents avec des enfants ou des chiots.
— Non, tu ne te feras pas défriser, répondait Hester à sa fille aînée. D’autres questions ?
Bronte se tourna vers moi.
— Une ado devrait avoir le droit de faire ce qu’elle veut de ses cheveux, non ? demanda-t-elle, espérant un témoignage de solidarité de la part de sa tante jeune et cool.
— Mmm… « Une mère a toujours raison. » C’est ce qu’on dit, je crois ?
— Ouais, ben ça se voit que tu n’as jamais été la seule élève noire de toute ta classe, grommela Bronte. Sans parler de mon stupide prénom.
— Hé, n’oublie pas que tu t’adresses à ta tante Calliope. Tu en connais, beaucoup, toi, des gens qui sont obligés de se farcir le nom d’une muse d’Homère ?
— Et moi, j’ai été nommée d’après la femme infidèle dans un roman puritain, intervint Hester. Toi au moins, tu portes le nom d’un auteur cool. Et rappelle-toi que ce n’est pas moi qui l’ai choisi.
Bronte avait déjà sept ans lorsque ma sœur Hester l’avait adoptée. Même si ma sœur était obstétricienne et qu’elle aurait pu avoir ses enfants par la méthode classique (enfin… par insémination artificielle, en tout cas), elle avait choisi l’adoption pour ses deux filles. Le père biologique de Bronte était afro-américain et sa mère de naissance coréenne. Le mélange avait donné une jeune fille saisissante de beauté. Mais le Vermont était l’Etat le plus blanc de toute l’Union, et Bronte avait du mal à assumer sa différence, surtout depuis qu’elle abordait les territoires compliqués de l’adolescence. Josephine, elle, était blanche et, par une de ces inexplicables coïncidences comme il en survenait parfois, ressemblait de façon troublante à Hester.
— Je vous préviens que dès que j’aurai seize ans, je transformerai mon prénom en Sheniqua, annonça Bronte en nous défiant du regard, Hester et moi.
— J’adore, répondit calmement sa mère.
Bronte, frustrée, partit à la recherche d’une compagnie plus gratifiante.
— Ça va mieux, toi ? demanda Hester.
— Oui, oui, impeccable, mentis-je, le cœur serré. Merci de m’avoir écoutée, tout à l’heure.
Ma mère sortit à pas feutrés de la salle de recueillement Quiétude et s’avisa de notre présence.
— Vous avez eu l’occasion de voir M. Paulson, les filles ? Du travail d’artiste, vraiment. Ce Louis a un tel talent, s’extasia-t-elle avant de disparaître dans la pièce voisine.
— Bon anniversaire, Callie.
Pete émergea du salon Sérénité avec sa contrepartie féminine fermement arrimée à lui.
— Nous aurions vraiment aimé rester…, dit Pete.
— … mais nous sommes obligés de partir, conclut son grand amour.
Leila tourna nerveusement la tête vers le salon voisin où on entrevoyait M. Paulson, de profil dans son cercueil. Je souris héroïquement.
— Un grand merci à vous deux d’être venus.
— Muriel débute quand, Callie ? s’enquit Pete.
Au son de ce prénom, mon visage s’empourpra.
— Aucune idée, répondis-je, feignant l’indifférence.
Les deux jeunes amoureux échangèrent un regard. Pauvre Callie… Faisons comme si nous n’étions pas au courant, pour elle et Mark !
— A lundi, Callie, dit Pete.
— Passe un bon week-end, ajouta Leila.
Ils s’échappèrent main dans la main, vers le soleil et la lumière. Juste avant que la porte du funérarium ne se referme, ma délivrance arriva.
— Viens dehors avec moi, Callie, ordonna ma meilleure amie. J’ai apporté du vin et le soleil brille. Il est hors de question que nous fêtions ton anniversaire dans un putain de funérarium à la con, nom de Dieu !
Bien qu’Annie fût bibliothécaire pour enfants, elle jurait comme un charretier dès qu’elle se trouvait à distance des jeunes oreilles innocentes. Une raison, parmi d’autres, pour laquelle je l’adorais.
Dehors, l’air était doux et sec. Et Annie arrivait munie d’une bonne bouteille et de verres en plastique. Elle m’embrassa vigoureusement puis m’entraîna le long du côté du bâtiment, en direction du beau jardin qui avait abrité mes jeux d’enfant.
— Hé là, hé là, que se passe-t-il, ici ? Vous vous sauvez en douce, toutes les deux ? Tu abdiques de ton trône, Callie ?
Annie fit la grimace, mais je souris à Fleur.
— Viens te joindre à nous, Fleur. On est bien, dehors.
J’étais amie à la fois avec Annie et avec Fleur. Annie roulait hors catégorie, bien sûr, car nous nous connaissions depuis les bancs de la maternelle. Mais elle s’était mariée avec son petit ami d’enfance dès l’âge de vingt-trois ans, et avait eu Seamus, mon filleul que j’adorais, un an plus tard. La vie affective d’Annie, c’était du bonheur à tous les étages. Alors que Fleur était célibataire, comme moi. Et nous nous retrouvions parfois pour boire un verre ou manger un morceau ensemble, nous lamentant sur notre commune condition de solitaires. Depuis qu’elle avait passé trois semaines un été en Angleterre, Fleur avait adopté un accent britannique plus ou moins cohérent. Et elle pouvait être assez drôle lorsqu’elle s’y mettait. Annie et Fleur ne s’appréciaient que très modérément, ce que je trouvais assez flatteur pour moi.
Nous nous assîmes toutes les trois à la table de pique-nique que ma mère gardait toujours sous le grand érable du jardin, même si personne, à ma connaissance, ne venait plus manger là depuis longtemps. Une alouette chantait au-dessus de nos têtes, et une mésange à tête noire nous observait d’un œil plein de sagesse.
— Alors ? Ça casse, pour Mark et Muriel, hein ?
— Je ne te le fais pas dire, marmonnai-je en acceptant le vin que me tendait Annie.
Fleur alluma une cigarette anglaise, aspira longuement la fumée, puis la rejeta en détournant la tête.
— Tu seras mieux sans lui, décréta fermement Annie en remettant un gobelet en carton à Fleur.
Annie avait enduré un long courriel que j’avais pondu en lui fournissant tous les détails de ma tragédie personnelle.
— C’est un empaffé, ce Mark Rousseau.
— Ah non, sûrement pas ! protestai-je.
Et Fleur fit chorus :
— Mark est plutôt bien sur tous les plans, Annie.
— Callie, je suis désolée, mais je le déteste, ce type. Il t’a plaquée sous un prétexte à la con, du genre : « ce n’était pas le bon moment », et maintenant, il t’annonce qu’il a quelqu’un d’autre. Il n’est pas franc du collier, ce mec.
Par-dessus le bord de ses petites lunettes rondes cerclées d’or, Annie nous gratifia, Fleur et moi, d’un regard courroucé. Je soupirai.
— Je comprends ce que tu veux dire, Annie. Mais à part ces détails, Mark est… comment dire ? Assez idéal.
— Parce que tu le défends, en plus ? C’est carrément pathétique !
Je poussai un second soupir, plus profond encore que le premier.
— J’ai l’impression d’entendre mon grand-père.
Fleur rejeta une bouffée de fumée very british.
— Il faut te dire une chose, Annie. Ce n’est pas donné à tout le monde d’épouser son prince charmant du cours élémentaire. Pour nous autres, filles seules, il ne reste qu’un choix limité : le beau poisson se fait rare dans notre étang à célibataires. Et Marc est un brochet comparé à la petite friture ambiante. Alors si c’est l’amour de ta vie, Callie, je dirais, prends l’artillerie lourde et fonce. Et sans pitié pour les obstacles.
D’un regard levé au ciel, Annie rejeta les métaphores piscicoles et militaires de Fleur.
— Mark ne t’arrive pas à la cheville, Callie. Oublie-le et trouve quelqu’un d’autre.
— Ou essaie la voie de la reconquête indirecte, proposa Fleur. Rappelle-lui que tu es fabuleuse et convoitée. Affiche-toi avec un autre mec, rends-le jaloux, et pan ! Il oubliera sa Muriel.
Même si j’avais eu la même pensée un instant plus tôt, je tins ma langue.
— Je ne suis pas d’accord, protesta Annie. Oublie-le. Ecris : « Je vaux mieux que le trou du cul jadis connu sous le nom de Mark Rousseau » sur un papier, et scotche-le sur ton miroir de salle de bains.
— Tu cherches quelqu’un pour t’envoyer en l’air, Calorie ?
Mon frère venait d’apparaître par la porte donnant sur l’arrière.
— Mes potes à la fac te trouvent vachement bandante.
— Je ne veux pas d’un homme qui vit encore chez sa mère… Est-ce que Gerard Butler est encore célibataire ? m’enquis-je en me tournant vers mes amies.
— Là, tu vises quand même un peu haut, protesta Fleur.
— Et pourquoi pas Kevin Youkilis ? suggéra Freddie. Comme ça, on aurait des places gratuites pour les matchs des Sox.
Annie secoua la tête.
— Ah non, pas Youkilis, il a une tête en forme d’ampoule. Pense à quoi ressembleraient tes futurs neveux et nièces. Pourquoi pas le joueur au centre, celui qui est mignon ? Ellsbury ?
Pendant que mon frère et mes amies égrenaient les suggestions les plus saugrenues, je continuais à réfléchir activement. Annie avait raison, il fallait que j’oublie Mark. Il y avait des mois maintenant que je me promenais avec du plomb dans le cœur. J’avais versé des litres de larmes sur Mark Rousseau, perdu des heures et des heures de sommeil et mangé des kilos de pâte crue. Il était temps de tourner la page et de passer à autre chose. Mon travail, que j’aimais, deviendrait une torture quotidienne si je ne me libérais pas des liens que Mark avait entortillés autour de mon cœur. Il était hors de question de continuer à ressentir ce que je ressentais, seule au beau milieu d’une histoire d’amour conçue pour deux.
Il fallait en finir.
Même si j’avais la conviction que Mark était l’homme de ma vie. Même si j’avais vécu avec la profonde certitude que nous finirions nos jours ensemble. Même si c’était un collier étrangleur que Mark m’avait passé autour du cœur.