Quelque chose dans l’atmosphère
— Il est de notoriété publique que l’air de Rome est insalubre. Ce sont des hommes âgés, qui ne mènent pas une existence des plus saines. Je ne crois pas que nous devions considérer le malaise du cardinal Tuminello comme suspect. Il s’est évanoui, il a repris ses esprits. Il n’y a rien à ajouter.
Tel était le jugement mûrement réfléchi d’Axel Munthe, qui nous l’exposait pour la troisième fois de la soirée, alors que nous finissions notre dîner, et notre troisième bouteille de champagne, à l’Hôtel de Russie. Oscar avait insisté pour commander le menu – « quelque chose de très simple » : asperges des bois, sanglier aux raisins et aux pignons de pin, zabaione aux framboises fraîches –, choisir les vins – « vraiment sans prétention » : barolo italien et champagne français –, et payer le tout – « avec la modeste contribution de ma chère amie, Lady Windermere ».
— Est-ce votre maîtresse, ou votre bienfaitrice ? demanda Axel Munthe.
— Elle fut l’une avant de devenir l’autre, répliqua Oscar d’un ton mystérieux.
— Ah, murmura le médecin, à l’évidence impressionné. En général, cela se passe plutôt dans l’autre sens.
J’intervins.
— Lady Windermere est le personnage principal d’une pièce d’Oscar, L’Éventail de Lady Windermere. C’est une comédie délicieuse, et un triomphe considérable. On la donne à Londres depuis février. La critique n’a pas été convaincue, le public, si.
— C’est à la volonté de Dieu que nous devons l’existence des critiques et d’avoir à en supporter le fardeau, déclara Oscar qui embrocha une framboise avec sa fourchette et la trempa dans son champagne. Soir après soir, Lady Windermere me nourrit, et je lui en suis reconnaissant.
— Félicitations, fit Munthe en levant son verre en direction d’Oscar. Comptez-vous vous reposer sur vos lauriers, ou avez-vous d’autres projets ?
— Les deux.
Munthe rit.
— Une autre comédie ?
— Non, répondit Oscar, qui engloutit le fruit et se pencha en avant, soudain sérieux. Ce sera une intrigue criminelle. Une collaboration. Je l’écris avec mon ami Conan Doyle. Nous lui avons donné pour titre : Sherlock Holmes et l’affaire des chapelains du pape. Des années de succès garanties.
— Vous êtes ridicule, Oscar, grondai-je.
Oscar se tourna vers Axel Munthe et ouvrit tout grand ses yeux qui s’étaient mis à pétiller.
— Qu’en dites-vous, docteur ?
Munthe sourit et reposa son verre.
— Je crains que vous n’ayez un souci avec cette « intrigue criminelle », mon cher.
— Et lequel, je vous prie ?
— C’est très simple. Vous avez, certes, ce qui pourrait passer pour une intrigue, mais, pour le moment, à ma connaissance, aucun crime.
— Nous avons la main d’un mort ! s’écria Oscar en frappant la table de sa fourchette. Nous avons le doigt d’un mort !
— Oui, fit Munthe, qui riait à présent. Et une touffe de laine. Mais où est le crime ?
— La mort rôde en coulisse ! se défendit Oscar.
— Deux vieux prêtres qui s’évanouissent dans la chaleur de l’été romain, cela ne fait pas un meurtre.
— Ce n’est qu’une question de temps. Arthur et moi ne sommes là que depuis trois jours, et déjà nous avons pénétré à l’intérieur d’un cercle funeste.
Je levai la main en signe de protestation.
— Ne vous emballez pas, mon vieux.
Munthe secoua la tête et sirota une gorgée de vin. Il s’inclina sur le côté et considéra Oscar à travers ses épaisses lunettes.
— Et qui se trouve dans votre « cercle », Mr Wilde ?
— Tous ceux qui portent l’anneau, répondit Oscar calmement. Ce même anneau qui nous a amenés jusqu’ici.
— Qui sont-ils ?
— Pour commencer, le cardinal Felici. Votre patient, docteur. Cet homme dont vous-même aviez envisagé qu’il pût être un assassin lorsque, pour la première fois, vous aviez remarqué cet anneau d’or rose, le soir du décès de sa maîtresse. Et le cardinal Breakspear, le vieux camarade d’école d’Arthur, le tourmenteur d’enfants, l’ambitieux cardinal qui entend manger tous les animaux de la création. Il a l’anneau, lui aussi. Et le cardinal Tuminello, l’exorciste du Vatican, avec sa mine jaune et flétrie. Un autre de vos clients, docteur – la chapelle Sixtine héberge décidément une sacrée bande de cacochymes. Encore un porteur de l’anneau.
Munthe haussa les épaules.
— Trois cardinaux, trois chapelains du pape… Ils portent la même bague ? Qu’y a-t-il de surprenant à cela ?
— Cesare Verdi, le sacristain, un laïc, la porte lui aussi, notai-je.
— Mais pas Joachim Bechetti, le vieux peintre, ni frère Matteo, le bon capucin, ajouta Oscar.
Il se redressa et posa les mains à plat sur la nappe devant lui.
— Pourquoi ? Eux aussi sont chapelains du pape. Eux aussi habitent au-dessus de la sacristie. Pourquoi n’ont-ils pas l’anneau d’or rose ?
— Parce qu’ils n’appartiennent pas à votre « cercle funeste » ? suggéra Munthe.
— À moins que ce ne soit parce que l’un ou l’autre a envoyé le sien à Sherlock Holmes, proposai-je. Comme une sorte d’avertissement codé.
— Ou d’appel à l’aide, renchérit Oscar, qui ferma quelques instants les yeux. Exactement, Arthur.
Il poussa un long soupir, releva les paupières et regarda tout autour de la table en souriant.
— Messieurs, que diriez-vous d’un verre de grappa au salon avant d’aller nous coucher ?
Je dormis bien cette nuit-là. Mon lit de l’Hôtel de Russie était, par bonheur, équipé de ressorts silencieux, d’un matelas ferme et de draps blancs et craquants, tout à la fois frais et délassants. Il était neuf heures du matin quand je me réveillai. J’entendis au loin la cloche de Sant’Atanasio dei Greci sonner l’heure. Je me levai, ouvris ma fenêtre et repoussai mes volets : une vague de soleil tiède me submergea.
Je fus surpris de constater qu’Oscar ne se trouvait ni dans sa chambre ni dans la salle à manger. Aussi je pris seul mon petit déjeuner, me contentant d’une tasse de café, d’un œuf à la coque et de pain noir. (Pour quelle raison les cuisiniers du continent sont-ils incapables de faire des toasts ?) Tout en me restaurant, je feuilletais un numéro du Times vieux de dix jours, qui m’informa sur des inondations en Suisse, des incendies au Canada, et le retour imminent de Mr Gladstone1 aux affaires – à quatre-vingt-deux ans. Plus ça change*… (Pourquoi faut-il que je lise les journaux ? Oscar s’y refuse. Il affirme que les nouvelles sont prévisibles, et les hommes politiques plus encore. Il a raison.)
Mon petit déjeuner avalé, je me suis rendu à la réception, pensant qu’un câble en provenance de chez moi m’y attendrait peut-être. Ce n’était pas le cas (contrairement à Oscar, ma chère épouse n’a pas l’extravagance d’envoyer des télégrammes quand rien d’urgent ne le nécessite), mais j’y trouvai un mot d’Oscar me demandant de le rejoindre dans un café sur la piazza à côté de la Porta del Popolo. J’allai chercher mon chapeau de paille (dont j’avais ôté le ruban bleu) et, à dix heures, j’étais en route pour retrouver mon camarade.
Comme je prenais sur ma droite la Via del Babuino en sortant de l’hôtel, je reconnus la silhouette élégante de Mr James Rennell Rodd, attaché à l’ambassade britannique et « ennemi » déclaré d’Oscar, qui venait dans ma direction. Nos yeux se croisèrent. Je soutins son regard et, à mon étonnement, Rennell Rodd ne se détourna pas. Alors qu’il s’approchait, il porta tout au contraire la main à son chapeau pour me saluer et me sourit avec une certaine amabilité. Parvenu à ma hauteur, il s’arrêta un instant et, relevant légèrement les pointes cirées de ses moustaches du revers de ses doigts, il déclara :
— Buongiorno, Dr Doyle. Voilà le genre de journée qui m’inspire de la reconnaissance pour mon affectation.
— Bonjour, monsieur, répondis-je.
— Et comment va ce prêtre ? s’enquit-il. Ce vieux père aveugle du Vatican ? A-t-on des nouvelles ?
— Il va mieux, je crois.
— Vous m’en voyez soulagé. On ne peut jamais être tout à fait sûr quand le « Dr Mort » est appelé.
— Vous voulez parler du Dr Munthe ?
— C’est exact, monsieur, répondit Rennell Rodd en lissant sa moustache. Il a une certaine réputation… Il se vante d’« en finir » avec ses patients âgés comme s’il s’agissait de chiens errants. Pour l’instant, à ma connaissance, personne ne s’en est jamais vraiment plaint, mais puisqu’ils sont morts, je suppose que c’était peu probable.
Il rit à sa propre plaisanterie, et ajouta :
— À vrai dire, je n’ai aucune idée du fondement de ces rumeurs.
— Le Dr Munthe semble connaître son métier, murmurai-je.
— Et avez-vous rencontré la créature qui vit avec lui ? Extraordinaire !
— Non, je n’ai pas encore eu ce plaisir.
Rennell Rodd poussa un petit grognement, huma l’air alentour, et, de l’index, repoussa délicatement ses sourcils vers le haut.
— Je crois que les Suédois sont plus impénétrables encore que les Chinois, pas vous ?
Comme je demeurais silencieux (je ne trouvais rien à répondre), le diplomate anglais hocha la tête, porta de nouveau la main à son chapeau et reprit son chemin d’un pas vif.
Une minute ou deux plus tard, comme promis, je trouvai Oscar sur la piazza, à la terrasse d’un café près de la Porta del Popolo. Il était seul, installé à une table ombragée, et, vêtu d’un costume de toile couleur citron vert, il lisait tout en sirotant un grand verre de tokay allongé d’eau de Seltz.
Tandis que je tirais une chaise pour me joindre à lui, il me tendit son livre.
— Cet ouvrage a été écrit pour nous, Arthur. Il s’intitule Le Voyage des innocents.
Je souris.
— Le titre me plaît, dis-je.
— Et vous aimerez le contenu. C’est un récit de voyage : Mark Twain au sommet de son art, lucide et ironique. Il débute ici, à Rome, parmi les ossements des moines capucins. Je suis captivé.
Il m’adressa un sourire radieux.
— Votre matinée a-t-elle été intéressante ?
— Je viens à l’instant de croiser Mr Rennell Rodd.
— Je l’ai vu également, ici, sur la piazza.
— Il vous a parlé ?
— Non. Il m’a ignoré. Délibérément. Il est passé juste à côté de moi et il a regardé ailleurs.
— Êtes-vous sûr qu’il vous a vu, Oscar ?
— Il m’a vu et je l’ai vu. Il était en compagnie des Infidèles de Rome.
Je le dévisageai sans comprendre.
— Nos garçons, fit-il avec un sourire en coin.
— Nos garçons ? Vous voulez parler de ces deux petits chenapans ?
— Oui. Romulus et Remus. Le fameux « duo » de Munthe. Les chasseurs de Breakspear.
— Rennell Rodd était en discussion avec ces deux…
Je n’achevai pas ma phrase.
Mon embarras fit rire Oscar.
— Oui, Arthur. En grande discussion. Ils étaient là-bas, près de l’obélisque, au beau milieu de la place.
— Mais c’est un gentleman ! Il est premier secrétaire de l’ambassade britannique. Que peut-il avoir à faire avec ces deux va-nu-pieds ?
— Peut-être leur commandait-il un gigot de blaireau pour le dîner de l’ambassadeur, ou bien prenait-il pour lui-même un rendez-vous d’une nature toute personnelle.
Je fixai mon ami.
— Qu’êtes-vous en train d’insinuer ?
— Quand Rennell Rodd et moi étions à Oxford, nous étions tous deux disciples du grand critique d’art Walter Pater. Il était notre professeur et notre mentor. Nous lisions sa Renaissance. C’est Pater qui, le premier, nous enseigna la « beauté des péchés flamboyants ». C’est lui qui nous a appris qu’une personne cultivée doit rechercher autant d’exquises expériences que possible – goûter à tous les fruits de tous les arbres de tous les jardins du monde. Rennell Rodd a peut-être tout simplement demandé à ces garçons quels savoureux plaisirs se peuvent cueillir dans les vergers sauvages derrière la pyramide.
— Ce que vous suggérez est révoltant, Oscar, m’insurgeai-je avec le plus grand sérieux. Et calomnieux.
— Ce sont de jolis garçons, repartit Oscar avec malice. Et je suis sûr d’avoir vu Rennell Rodd jouer avec sa moustache.
— Ces gamins n’ont pas plus de quatorze ou quinze ans ! protestai-je.
— Dans la Grèce antique…, commença Oscar en souriant.
— Mais nous sommes dans la Rome moderne, Oscar, le coupai-je avec force.
— Dans ce cas, fit mon ami, qui alluma une cigarette, puis souffla l’allumette, contentons-nous de supposer qu’il n’était intéressé que par une belette ou une hermine, comme Breakspear.
Un serveur venait de faire son apparition à notre table. Je commandai un verre de grenadine avec du soda.
— Que pensez-vous de lui ? demandai-je après quelques instants, ravi d’avoir cette opportunité de changer de sujet. Je trouve curieux qu’il ait mis tant d’empressement à nous inviter à prendre le thé pour finalement ne pas venir lui-même.
Oscar tira une bouffée de sa cigarette.
— Il s’est montré fort discourtois, je vous l’accorde, dit-il. Mais il y a pire : j’ai l’impression que le cardinal Breakspear n’est pas aussi original que cela, ce qui, étant donné sa qualité de jésuite, est assez étonnant.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire qu’il emprunte ses idées à d’autres. Cette lubie de vouloir manger de tous les animaux, par exemple…
— « Goûter à tous les fruits de tous les arbres »…
— Cela n’a rien d’exceptionnel. Loin de là. Breakspear n’était pas né que le Dr Buckland, un paléontologue qui fut chanoine du collège de Christ Church, à Oxford, et doyen de Westminster, le faisait déjà. Panthère, crocodile, mouche, pou : rien ne le rebutait. Buckland était, au sens propre, omnivore. Un jour, se trouvant en présence du reliquaire où était conservé le cœur de Louis XIV, il déclara : « J’ai mangé bien des choses étranges au cours de ma vie, mais jamais le cœur d’un roi. » Et avant que quiconque ait pu l’en empêcher, il avait avalé le précieux organe. Son fils, Frank, que j’ai connu, a continué cette tradition familiale en organisant chez Willis des dîners extraordinaires, où figuraient au menu des limaces de mer, du kangourou et de la trompe d’éléphant. Les Buckland étaient d’authentiques excentriques. Chez Breakspear, il y a quelque chose qui sonne faux.
— Ces singuliers banquets se déroulaient chez le Willis de St James’s ?
— Oui, le même Willis, où la mère de notre sacristain aide en cuisine et où son frère jumeau, Gus Green, est maître d’hôtel*.
— En plus d’être un de vos excellents amis.
— Un bon maître d’hôtel est le meilleur ami d’un gentleman. Je connais Gus. J’ai confiance en lui. Mais il y a quelque chose en Cesare Verdi qui ne me dit rien qui vaille.
— Il m’a paru tout à fait convenable.
— Avez-vous remarqué ses vêtements ?
— Pas particulièrement. Il m’a semblé bien habillé.
— Exactement. Il portait une chemise en soie. Avec des boutons de manchette.
— Et vous trouvez cela suspect ?
— Pour un sacristain, c’est plutôt surprenant.
Oscar écrasa le restant de sa cigarette dans le cendrier qui se trouvait sur notre table, avant de vider son verre. Inspirant profondément, il gonfla la poitrine, se leva et balaya la piazza du regard.
— Nous en saurons plus très bientôt, ajouta-t-il. Dès cet après-midi, à vrai dire.
Il se rassit et sortit de sa poche une petite enveloppe qu’il me tendit.
— Remarquez les clés gaufrées au verso. C’est une lettre du cardinal Felici. On l’a déposée à notre hôtel avant le petit déjeuner. Il s’excuse pour le fiasco d’hier et il nous réinvite, pour de bon cette fois, aujourd’hui. Le circolo inglese du Saint-Siège prendra le thé à cinq heures cet après-midi, à l’anglaise, et requiert le plaisir de notre compagnie.
Il me regarda droit dans les yeux.
— Voici ce que nous sommes venus chercher, Arthur. Le mystère va commencer à se dénouer, j’en suis convaincu. Et je crois que la vérité va nous apparaître plus sombre que vous n’osez l’imaginer.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Parce que ce sont un doigt et une main coupés qui nous ont amenés jusqu’ici, et parce que la personne qui les a envoyés n’a pu le faire que poussée par le désespoir.
Il fit signe au garçon de nous apporter l’addition, puis il repoussa sa chaise et se leva.
— En attendant, quelles autres avenues allons-nous explorer ? demandai-je.
— Aucune, répondit-il sans ambages. Nous avons nos entrées au Vatican, c’est tout ce qui compte.
— Dans ce cas, je suppose que je ferais mieux de poursuivre l’excavation de ma sacoche de courrier, déclarai-je dans un soupir. Après tout, c’est pour cela que je suis venu sur le continent.
— Oubliez votre correspondance, Arthur. La Société d’horticulture de Godalming peut attendre.
Il posa une main sur mon épaule.
— C’est une belle journée, mon ami. Nous devons prendre l’air.
Puis, avec une mine de conspirateur, il ajouta :
— Suivez-moi. Je vous réserve une surprise.
1. William Ewart Gladstone (1809-1898) fut trois fois Premier ministre entre 1868 et 1894.