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Un sac de sable !

 

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Tandis que nous quittions l’ombre du café pour gagner la chaleur de la piazza ensoleillée, je fus saisi d’une appréhension.

— Nous n’allons nulle part où nous risquerions de croiser ces pauvres garçons, j’espère ?

Il rit.

— Nulle part de la sorte. Ces « pauvres garçons » ont pris la poudre d’escampette. Rennell Rodd semble les avoir terrorisés.

— Vous m’en voyez soulagé. Mais où allons-nous ? Nous prenons un véhicule ?

Mon ami nous entraînait vers la station de carrozze à l’angle nord-est de la place, près de l’église Santa Maria.

— D’une certaine façon… Mais d’abord, nous avons une colline à gravir.

Nous atteignîmes l’église, la dépassâmes, laissâmes derrière nous la file de fiacres, et quittâmes la piazza en empruntant une volée de marches de pierre, puis un étroit passage sablonneux qui cheminait entre les arbres et les buissons jusqu’à une pente abrupte. Il n’était pas dans le tempérament d’Oscar de se mettre en quête d’un relief à escalader.

— Mais enfin, où allons-nous ? insistai-je.

— Sur le chemin de l’amour. Après tout, nous sommes à Rome. Et je vous avais promis de l’aventure.

— Vous me rendez nerveux, Oscar.

— Je veux vous rendre heureux, répliqua-t-il en engageant l’ascension. « Ne sont point pécheurs ceux qui pèchent par amour. »

— Vous me rendez très nerveux, Oscar. Est-ce de Keats ou de Shelley ?

— De Wilde. La Duchesse de Padoue. Toutefois, je m’enorgueillis de penser que l’un comme l’autre n’aurait pas été mécontent de la réplique. Ils ont tous deux foulé ce sentier en leur temps, vous savez ?

Il marqua une pause et déboutonna sa veste.

— Je vous emmène aux jardins du Pincio, Arthur. La Collis Hortulorum des empereurs romains. C’est ici que Néron est venu se délasser un certain soir d’été et que Keats a flirté avec Pauline Borghese, la sœur de Napoléon.

Au fur et à mesure de la montée, son pas se faisait plus lent.

— C’est, paraît-il, un raccourci. C’est le cireur de chaussures de l’hôtel qui me l’a recommandé. J’espère que lorsque nous serons arrivés, vous trouverez que l’effort valait la peine.

Il la valait amplement. Quand nous fûmes parvenus au sommet, nous nous retrouvâmes, une fois sortis des arbres et des fourrés, devant un véritable jardin d’Éden : aussi loin que portait le regard, s’étendaient des hectares de verdure enchanteresse, agrémentés de terrasses et de parterres, de fontaines sculptées qui glougloutaient et de plates-bandes débordant de fleurs, de larges avenues et d’allées ombragées.

Nous n’étions pas seuls : c’était un samedi, et, par des voies moins ardues et détournées que celle suggérée par le cireur de notre hôtel, les Romains à la mode avaient afflué vers le Pincio pour s’y promener le long de la passeggiata. À l’évidence, il aurait été possible de venir en voiture : calèches et cabriolets, coupés et phaétons se pressaient dans les allées. Il y avait des nourrices poussant des landaus, des enfants sur des tricycles et un jeune prêtre juché sur un grand-bi qui s’efforçait de prendre un air dégagé.

— Tout cela est charmant, Oscar ! m’exclamai-je.

— Et il règne ici une fraîcheur bienvenue après la chaleur de la piazza. Par là, dit-il en indiquant la direction d’un kiosque où un ensemble pittoresque de musiciens en costume d’opérette interprétait des airs de Rossini et de Berlioz. Allons sur le pré.

— Toute l’humanité est représentée ici, remarquai-je après que nous eûmes croisé deux anciens militaires, clopinant bras dessus, bras dessous (ils n’avaient à eux deux que deux jambes et deux béquilles), suivis d’un trio de jeunes nonnes (qui mangeaient des glaces en gloussant) et d’un solitaire mendiant africain qui portait un anneau dans le nez et un perroquet sur l’épaule.

— Presque, considéra Oscar en tendant le visage dans la brise. On pourrait peut-être même trouver un assassin.

— Ça, c’est extraordinaire ! m’enthousiasmai-je.

Après avoir dépassé le kiosque à musique pour gagner le sommet de la colline, nous étions parvenus à ce qui, sans mentir, ressemblait en tout point à la place d’un village anglais. C’était une petite esplanade rectangulaire, tapissée de gazon dru, parsemée de fleurs sauvages et bordée d’allées gravillonnées parfaitement entretenues. Au centre, retenu au sol par des cordes tendues à des piquets métalliques, se trouvait un panier en osier – pas plus grand que les cabines où les messieurs prennent, à leur club, des bains de vapeur – surmonté d’un superbe ballon multicolore, gonflé à l’air chaud et haut d’une quinzaine de pieds. On aurait dit une illustration tirée d’un livre d’histoires pour enfants, mais c’était plus beau qu’une image, car, à quelques pas seulement du panier, et plus adorable que jamais, se trouvait Catherine English. Elle portait une robe à rayures blanches et bleuet, assortie de rubans bleu marine à la taille et sur son chapeau. Elle ne paraissait pas le moins du monde surprise de me voir.

— Bonjour, Dr Conan Doyle, fit-elle en me tendant la main, non pour serrer la mienne, ainsi que je pus m’en rendre compte, mais pour m’attirer auprès d’elle. Vous arrivez juste à temps.

— Ça, c’est extraordinaire ! répétai-je. Que faites-vous ici ?

— C’est une idée de Mr Wilde, dit-elle, en me maintenant à ses côtés.

— C’était celle du révérend English, corrigea Oscar. Je l’ai rencontré ce matin sur la piazza et il m’a parlé d’une excursion en ballon. Je lui ai donné l’argent nécessaire, et nous voici.

— Alors en route ! lança Miss English en me tirant par le bras. Il faut y aller. J’ai fait attendre tout le monde pour vous.

— Votre frère vient avec nous ? demandai-je.

— Non, il n’y a que nous.

Elle se retourna et m’entraîna vers la nacelle. La chose était exiguë, soixante-dix pieds carrés tout au plus, et ses flancs ne dépassaient pas quatre pieds de hauteur. Dans l’un d’eux s’ouvrait un étroit portillon qui permettait l’accès. Une douzaine de passagers étaient déjà entassés à bord, et ils attendaient, impatients, alignés épaule contre épaule autour du panier, chacun serrant à une ou deux mains l’un des cordages bandés qui reliaient les pans de la nacelle au ballon au-dessus d’elle. À l’intérieur, un homme d’âge mûr, petit et replet avec des cheveux noirs, maintenait le portillon ouvert et s’adressait à nous en gesticulant. Il s’agissait du capitaine de l’aérostat. Il portait un costume de gondolier vénitien – maillot de corps rayé bleu et blanc, et foulard rouge –, mais ses mains sales et son visage moite, basané, couturé et barré d’un bandeau qui lui cachait un œil évoquaient plutôt un flibustier de pantomime.

— Robert Louis Stevenson est forcément venu ici en vacances, marmonna Oscar tandis que nous approchions.

— Scusi, comandante ! s’excusa Miss English comme nous montions à bord.

Le capitaine pirate referma le portillon d’osier et le verrouilla au moyen d’une simple cheville de bois.

— Vous croyez qu’il sait ce qu’il fait ? demandai-je à voix basse.

— Au royaume des aveugles…, murmura Oscar en se calant dans un coin du panier.

L’un des traits les plus inattendus de mon ami Oscar Wilde était qu’en dépit de sa corpulence et de ses attitudes d’esthète indolent il n’était pas dénué d’un certain courage physique. C’était un homme imposant qui savait se défendre et utiliser ses poings. Il ne recherchait ni le danger ni, par principe, aucune sorte d’équipée sportive, mais, quand il se trouvait face à l’un ou contraint à l’autre, il prenait la chose avec calme et ne manifestait aucun défaut de volonté ou d’énergie.

Une fois le portillon fermé, notre capitaine se dirigea vers le centre de la nacelle, où, posé sur le plancher, un brasero de la taille d’une corbeille à papier brûlait avec force. Il se pencha sur ce qui était, en définitive, le moteur de son navire et, de sa main nue, actionna des valves et ouvrit des clapets, de sorte que le puissant courant d’air chaud qui montait déjà du feu se mua en un flot rugissant. Il se rendit ensuite aux quatre coins du panier où, dans un italien à peine compréhensible, il demanda à deux des passagers masculins qui s’y trouvaient de ramasser sur le sol un sac de lest et de le garder entre leurs bras. Dans notre coin, ce fut Oscar et moi qu’il choisit pour être ses lieutenants.

— Qu’est-ce que nous devons soulever ? cria Oscar par-dessus le grondement.

— Un sac de sable, lui répondis-je de même.

Nous le hissâmes entre nous.

— Un sac de sable ! s’écria Oscar en feignant l’indignation, comme outragé par l’impertinence de la demande du capitaine. J’avais réservé en première classe !

Je ris, mais, au même moment, la nacelle commença à se mouvoir latéralement, et Miss English s’accrocha à moi avec inquiétude. Sur la pelouse alentour, des hommes larguaient les amarres qui retenaient le ballon au sol. Sans cesser de tanguer, nous commençâmes à nous élever dans les airs. Nous nous balancions d’un côté à l’autre, secoués par le vent, et, tout en oscillant, l’aérostat nous emportait de plus en plus haut à une vitesse effrayante.

Nous comprîmes presque immédiatement que quelque chose n’allait pas. Le panier penchait de manière alarmante. Notre coin plongeait à pic vers le sol. D’autres passagers se mirent à nous crier quelque chose, une femme commença à hurler. Depuis le centre du vaisseau, le capitaine se fraya un passage jusqu’à nous, écarta brutalement Miss English, et, tout en glapissant « Accidenti ! », il nous arracha des mains le sac de sable que nous tenions encore et le précipita par-dessus bord.

La nacelle se remit aussitôt d’aplomb.

— Grand Dieu ! m’écriai-je. Nous aurions pu provoquer un accident.

Catherine English tendit vers moi son visage fouetté par le vent et, entre ses rires, me cria :

— « Accidenti ! » est un juron. Le pire qui soit. Il signifie : « Puissiez-vous mourir brutalement sans le secours d’un prêtre. »

Oscar partit lui aussi d’un éclat de rire.

— Voler n’est pas aussi facile que ça en a l’air. Pas étonnant qu’Icare ait fini par avoir des problèmes.

Notre ballon nous emportait de plus en plus haut. Progressivement, à mesure que nous nous élevions dans le ciel, nos oreilles s’habituaient au ronflement du moteur à combustion et nos yeux s’attachaient aux merveilles qui nous entouraient : les nuages au-dessus de nous et la terre au-dessous.

— Je comprends pourquoi les dieux se plaisent à ces altitudes, remarqua Oscar. Vus d’ici, les gens paraissent si petits.

Il était d’excellente humeur. Il lança quelque chose en italien au capitaine, qui lui répondit avec un rire moqueur.

— Que se passe-t-il ?

— Je lui ai demandé si nous pouvions survoler le Vatican pour apercevoir le pape dans son jardin. Apparemment, c’est impossible. On monte, on descend. Le Vatican est hors d’atteinte. Proibito.

Le capitaine pirate s’approcha de nous tout en parlant. Dans la main droite, il tenait une petite longue-vue en cuivre. Avec un geste théâtral, il la colla à son œil aveugle et, se tournant vers l’ouest en direction du Vatican, il attira l’attention d’Oscar sur la place Saint-Pierre. Il lui tendit la lunette en baragouinant quelque chose d’un ton amusé.

— Que vous montrait-il ? demandai-je.

— Le peloton de carabinieri qui monte la garde à la frontière du Saint-Siège. Il dit qu’ils ne servent à rien et qu’ils sont corrompus, mais qu’ils représentent néanmoins la loi, et qu’à ce titre il faut leur obéir.

Poursuivant son charabia et ses gesticulations, le capitaine désigna du doigt la place Saint-Pierre.

— Maintenant, il m’indique le peloton de gardes suisses en ajoutant que les hommes du pape ne valent pas mieux. Il dit que la corruption est partout, sauf ici, dans ce ballon, parce que nous sommes plus près du paradis et que nos vies sont entre ses mains et celles de Dieu, et ne dépendent de personne d’autre.

Oscar s’inclina devant le capitaine et dénicha dans sa poche une pièce d’argent à lui donner. L’homme accepta le pourboire et informa Oscar qu’il pouvait garder la lunette pendant qu’il retournait à sa tâche. Mon ami ajusta de nouveau l’instrument et reprit son observation du Vatican.

— Notre roi des forbans a résolu le mystère pour nous, n’est-ce pas, Arthur ? dit-il. Du moins en partie.

Je ne répondis pas. Je sentais Catherine English tout près de moi. Oscar sembla lire dans mes pensées.

— Quelle impolitesse de ma part, Miss English ! déclara-t-il tout à coup. Je me suis laissé aller à ma griserie. Tenez, prenez la longue-vue du capitaine et contemplez le paysage. Vous le devez.

Il tendit la lunette à la jeune femme et, comme elle la portait à ses yeux, il entreprit d’orienter son attention.

— Regardez juste au-dessous, vous voyez votre église ? Et en suivant la rue, Sant’Atanasio dei Greci ? Et là, plus loin vers le sud, le couvent des capucins dont parle Mark Twain. Vous le connaissez ?

— Je connais Le Voyage des innocents. C’est un de mes livres préférés. Et je connais ce couvent où sont enterrés tous les frères capucins.

Elle jeta un nouveau coup d’œil à travers l’instrument.

— Mais je n’arrive pas à le voir. Il y a tellement d’églises là-dessous ! Je reconnais la pyramide de Cestius, cependant. Et le Panthéon. Et le Colisée. Et les bas quartiers.

— Rien ne change, philosopha Oscar. Deux mille ans et le problème de l’esclavage perdure. Nous essayons de le résoudre en amusant les esclaves.

Maintenant la longue-vue en position, Catherine English balaya l’horizon en la faisant glisser lentement, méthodiquement, de gauche à droite. Je suivis son regard tout en lui tenant le coude pour l’aider à conserver son équilibre dans le vent. Oscar était agrippé à deux mains au rebord du panier et regardait en contrebas.

— Et voici, étendue devant nous pour que nous puissions l’admirer, Rome, dans toute sa gloire – et ses turpitudes.

La jeune femme me confia la lunette et sourit à Oscar.

— D’ici, tout me paraît beau.

Oscar lui rendit son sourire.

— L’éloignement atténue les défauts, dit-on.

— Je suis d’accord avec Miss English, déclarai-je avec ferveur. Tout ce que je vois est magnifique.

— Oui, renchérit-elle. C’est le paradis.

— Mais même au paradis, la nouveauté finit par lasser.

Oscar leva les yeux au ciel et soupira.

— Quand on a vu un nuage, on les a décidément tous vus. Wordsworth a toujours été surestimé.

Nous rîmes de bon cœur et, avec quelque difficulté, je parvins à convaincre mon camarade de ne pas fumer.

 

Le voyage en ballon ne dura pas longtemps. Moins de quarante minutes après avoir été emportés vers les cieux dans notre panier, nous étions de retour sur la terre ferme.

— Vous pouvez prendre une cigarette, maintenant, dis-je à Oscar alors que nous venions de débarquer et que, nous tenant malaisément dans l’herbe, nous nous réadaptions à notre vie terrestre.

— Vous avez raison, dit-il. Je vais même en prendre plusieurs. Et chacune, comme toujours, me calmera et m’épuisera. Et ensuite je me reposerai avant que nous nous rendions à Saint-Pierre pour le thé.

Il se tourna vers notre compagne et lui présenta son étui à cigarettes.

— Voulez-vous une cigarette, Miss English ?

— Non, merci, Mr Wilde. Je préférerais une glace.

— À la bonne heure ! De nos jours, la moitié des jolies femmes de Londres fument, mais je préfère de beaucoup l’autre moitié.

— Me permettez-vous de vous l’offrir, Miss English ? proposai-je.

— Avec grand plaisir.

Oscar tira une longue bouffée de sa cigarette et nous considéra d’un regard suspicieux.

— Allez chercher votre glace, tous les deux. Quant à moi, je vais retrouver mon lit. Je rentrerai à l’hôtel en voiture.

Il posa sa main sur mon épaule.

— Venez me chercher à quatre heures, Arthur. Pas plus tard. Nous avons rendez-vous avec Munthe pour aller prendre le thé au Vatican.

Il s’inclina cérémonieusement.

— Miss English, merci de nous avoir permis de nous joindre à vous pour ce voyage vers les cieux. À présent, prenez soin d’Arthur, et, s’il vous plaît, répondez à toutes ses questions. Je sais qu’il brûle de vous en poser beaucoup.

— Vous êtes impertinent, Oscar, protestai-je.

— Mais il y a certaines choses que vous aimeriez demander à Miss English, vous le savez, persista-t-il. Les questions ne sont jamais indiscrètes. Ce sont les réponses qui le sont parfois.

— Je serais enchantée d’apprendre au Dr Conan Doyle tout ce qu’il veut savoir, déclara Miss English avec gaieté. Nous sommes de vrais amis. Il ne doit y avoir aucun secret entre nous. Je lui dirai tout.

— Pas tout à fait, j’en suis certain. « Les mélodies que l’on entend sont douces, mais celles que l’on n’entend point le sont plus encore1. »

Oscar rit et, agitant joyeusement son exemplaire du Voyage des innocents au-dessus de sa tête, il se mit en route en direction des calèches et des fiacres alignés sur l’allée gravillonnée qui bordait l’esplanade.

Lorsqu’il fut parti, après que j’eus acheté pour chacun de nous une glace à la fraise (servie – à la dernière mode – dans un cornet en biscuit) à un marchand installé à côté du kiosque à musique, Catherine English et moi trouvâmes un chemin tranquille et ombragé le long duquel nous promener. Elle me dit qu’elle ne l’avait jamais emprunté.

— Je connais assez bien ces jardins, précisa-t-elle. J’y viens souvent.

— Avec votre frère ?

— Non, il est beaucoup trop occupé. Et il préfère la lecture à la marche. Je viens seule.

— Vous n’avez pas d’ami ? Pas d’ami particulier ? ajoutai-je avec un regard de biais.

— Je suis assez seule, Dr Conan Doyle.

— Me conteriez-vous l’histoire de votre vie ? lui demandai-je tout en lui offrant mon bras.

— Elle n’est pas très heureuse, souffla-t-elle en pressant doucement sa main dans la mienne. Mais elle est facile à raconter.

Tandis que nous déambulions ensemble sous les beaux chênes et les pins parasols, elle me fit le récit de son existence avec une simplicité touchante et sans s’apitoyer. Oscar avait deviné juste. Catherine English et son frère étaient orphelins. Leurs parents, tous deux décédés avant que Catherine eût atteint l’âge de trois ans, étaient des missionnaires anglicans qui servaient au sein de la Church Missionary Society à Peshawar, au nord de l’Inde. Le père de Catherine était un pasteur qui vivait sa foi avec passion, et sa mère, elle-même fille de missionnaire, dirigeait à Peshawar l’école de la mission. C’est dans l’incendie de cette dernière – un simple bungalow de bois – qu’ils avaient trouvé la mort. Leur chambre jouxtait directement la salle de classe. Le drame s’était produit peu avant le lever du jour par une chaude nuit d’été : en quelques minutes, tout le bâtiment avait été réduit en cendres. Personne ne savait ce qui avait causé l’incendie. S’agissait-il d’un acte funeste de rebelles pachtounes descendus des collines ou d’un simple accident ? Catherine et Martin avaient échappé par miracle à la fournaise. Lorsqu’il faisait trop chaud, ils couchaient sur un lit de camp que l’on installait sur la terrasse à l’arrière de l’école, tout à côté de la porte de la chambre parentale. Les enfants avaient été sauvés par de courageux autochtones alors que leurs parents étaient engloutis par les flammes.

— Comment étaient-ils ? demandai-je. En avez-vous gardé un quelconque souvenir ?

— Aucun. Et il ne me reste rien d’eux : ni lettre, ni photographie, ni objet d’aucune sorte. Tout a disparu dans l’incendie. Nous avons perdu notre passé cette nuit-là à Peshawar.

— Et votre futur ?

— Il reposait alors entre les mains des doyens de la Church Missionary Society. Nous n’étions que de tout jeunes enfants, sans parents, sans grands-parents (ils étaient déjà morts), sans oncles ni tantes. Je crois que nos seuls amis étaient notre cuisinier et notre nourrice indiens. Ils logeaient dans une hutte dans la cour de l’école, c’est ce qui les a sauvés. Nous n’avions ni famille, ni maison, ni aucun endroit où aller.

— Mais vous n’avez pas été élevée en Inde.

Catherine English s’arrêta. Elle avait fini sa glace. Nous étions parvenus à un virage du chemin et nous nous tenions tout près l’un de l’autre sous les ramures d’un chêne vert.

— Pourquoi dites-vous cela ? demanda-t-elle. Qu’en savez-vous ?

— Votre voix n’a pas cette intonation fluctuante, lui répondis-je en souriant. Quiconque a grandi en Inde depuis sa plus tendre enfance, toutes anglaises que fussent ses origines, adopte cette façon de parler des Indiens. C’est inévitable.

Elle me renvoya mon sourire.

— C’est vous, le détective, Dr Conan Doyle. Je devrai m’en souvenir.

Nous reprîmes notre promenade et elle pressa de nouveau sa main dans la mienne.

— Vous avez raison, reprit-elle. Nous n’avions aucun avenir à Peshawar. Nous avons été envoyés au Canada pour y être adoptés.

— Pourquoi au Canada ?

— Parce que l’une des missionnaires en était originaire et qu’elle avait de toute façon prévu d’y rentrer cet été-là. Elle avait déjà pris son billet. Avec la bénédiction du consul britannique à Peshawar, et un petit subside de la Missionary Society, elle nous a emmenés.

— Elle ne vous a pas adoptés elle-même ?

— Non, elle avait déjà un certain âge. Elle nous a pris sous sa protection par charité chrétienne, mais c’est tout. En fin de compte, personne ne nous a adoptés. Nous sommes passés de famille en famille, et jamais pour très longtemps. Nous avons eu de nombreux tuteurs mais aucun ne nous a adoptés.

Elle me lança un regard.

— Nous n’étions pas très aimables, j’en ai peur.

— C’est impossible !

— Je crains que si. Et je peux le comprendre. Nous n’offrions pas beaucoup de satisfactions. Nous étions trop repliés l’un sur l’autre pour donner quelque chose en retour aux personnes qui s’occupaient de nous. À présent, je m’en rends compte. Partout où nous allions, nous étions nourris, habillés, éduqués, mais nous n’étions pas aimés, nous n’étions pas désirés. Et quand on nous envoyait dans une famille qui avait déjà des enfants – de vrais enfants, les fils et les filles de la maison –, nous savions que, secrètement, nous étions méprisés. Nous étions les étrangers, les petits orphelins indiens, les intouchables. Et quand Martin a eu quinze ans, et que nous nous sommes finalement enfuis, nous avons eu la confirmation que personne ne voulait de nous, car personne ne nous a recherchés. Absolument personne.

— De quoi avez-vous vécu ?

— De la générosité de Dieu, répondit-elle en s’écartant un instant de moi avant de se mettre à courir le long du chemin pour aller se réchauffer à un rayon de soleil qui s’était frayé un passage dans une trouée entre les arbres.

Elle s’immobilisa, tourna son visage vers le ciel et étendit les bras.

— Nous avons été sauvés par le Seigneur !

Je ris à sa soudaine exubérance.

— Je suis sérieuse, insista-t-elle. Au moment où nous avions besoin d’aide, le Seigneur miséricordieux nous a tendu la main et nous a prêté secours.

— Qu’est-il arrivé ?

— Nous avons rencontré un prêtre à Etobicoke, dans la rue, pas loin du marché. Cela ne faisait que quelques jours que nous avions pris la fuite. Nous lui avons raconté que nous dormions dans les fossés et que nous nous nourrissions de rogatons volés sur les étals. Nous ne mentions pas. Il nous a offert une tasse de thé et une chambre pour la nuit au séminaire anglican de Toronto. Nous y sommes restés sept ans. Je travaillais à la cuisine et à la lingerie, et Martin, qui avait trouvé sa vocation, y a fait ses études pour devenir prêtre.

— Dieu tout-puissant ! m’exclamai-je.

— Exactement, acquiesça Catherine English, qui me reprit le bras et m’entraîna de nouveau le long du chemin.

— Et depuis lors, vous vivez heureux ?

— Dieu nous a donné un toit et un sens à notre existence, mais nous demeurons des étrangers partout où nous allons. Nous n’étions pas chez nous en Inde. Nous n’étions pas chez nous au Canada. Quand Martin a achevé sa formation, nous pensions rentrer « chez nous » en allant en Angleterre, mais nous nous sommes rendu compte que nous y étions tout autant des étrangers – peut-être même plus. En Angleterre, tout le monde veut savoir qui vous êtes et d’où vous venez. « Qui est votre famille ? Où habitez-vous ? D’où êtes-vous originaire ? Dites-nous. » Martin et moi ignorons jusqu’à notre date de naissance !

— Vous ne connaissez pas votre âge ? fis-je, stupéfait.

— Plutôt pratique pour une femme, n’est-ce pas ? repartit-elle dans un éclat de rire. Mais plutôt gênant pour un homme. Aussi brillant que soit mon frère, il lui a été très difficile de trouver un poste. C’est un gentleman, cela se voit, mais il ne peut pas le prouver. Et les paroisses anglaises sont réticentes à accueillir un pasteur sans pedigree. Il a eu beaucoup de chances d’obtenir le poste d’aumônier de l’église anglicane de Rome. Ici, il est un étranger parmi d’autres. Ce ne sont que des gens qui ont quitté leur foyer.

— C’est une bonne place.

— C’est pour cela qu’il l’a prise. Ils recherchaient un prêtre célibataire aux besoins modestes. Ici, l’aumônier ne touche pas de salaire. Le prédécesseur si apprécié de Martin vivait sur sa fortune personnelle.

— Vous n’avez aucun revenu ? demandai-je, incrédule.

— Les quelques fonds que possède la paroisse sont déjà affectés. La construction d’All Saints s’est révélée une entreprise coûteuse. C’était la raison d’être de notre soirée d’avant-hier. La collecte ne s’arrête jamais. Mais nous ne devons pas nous plaindre, quoi qu’en dise Martin. Nous avons le gîte et le couvert, et en tant que gouvernante de mon frère, je touche une modeste pension. Nous devons nous estimer heureux, et reconnaissants, même si nous sommes pauvres.

— Vous n’avez pas d’argent, dis-je avec douceur.

— Pour ainsi dire, non.

— Et pourtant…

J’hésitai avant de parler.

— Et pourtant, quand nous vous avons rencontrés dans le train, lorsque Oscar et moi avons fait votre connaissance, ne rentriez-vous pas de vacances ? Ne voyagiez-vous pas en première classe ?

Catherine English s’immobilisa de nouveau.

— Oh, Dr Conan Doyle, vous faites un formidable détective, c’est certain, mais un piètre psychologue. Martin doit pouvoir prendre des vacances. Martin doit avoir le meilleur linge et des costumes neufs taillés sur mesure. Martin doit voyager en première classe. Mon cher frère a un orgueil insensé, et qui nous coûte cher.

Elle passa son bras autour de mes épaules et se blottit contre moi comme un enfant s’accroche à son père dans la tempête.

— Je suis si seule et nous sommes pauvres comme Job.

Je la tins contre moi et lui promis de lui donner vingt livres. Elle se dressa et me déposa un tendre baiser sur la joue. Je sentis dans son cou un parfum de muguet.

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1. John Keats, Ode sur une urne grecque, 1819.