Bas les masques
L’insistant visiteur qui faisait du tapage à la porte du docteur était Cesare Verdi. Le sacristain avait abandonné la soutane noire dans laquelle il nous avait servi le thé : il portait à présent un pardessus fripé, un pantalon de travail et une chemise en lin ouverte sur la poitrine et sans faux col. Sous sa casquette d’ouvrier, ses cheveux, son front, son visage aux joues rondes luisaient de transpiration. Il tenait une lampe à huile à proximité de son visage et, dans l’éclat de ses yeux, je décelai plus d’excitation que d’inquiétude.
— Je suis désolé de vous déranger, docteur, dit-il en anglais, hors d’haleine. C’est le père Bechetti.
— C’est ce que je craignais, lâcha Munthe. Je suis prêt.
Sans se préoccuper de Verdi, moitié courant, moitié marchant, il se dirigea prestement vers la calèche qui attendait au milieu de la place, à côté de la fontaine.
— Allons ! lança-t-il au sacristain. Venez.
Avant de lui emboîter le pas, Cesare Verdi nous adressa de la tête, à Oscar et à moi, un signe de reconnaissance.
— C’est la fin, je crois.
— Au cas où vous auriez besoin de vous en assurer, prenez ceci.
De la poche intérieure de sa veste, Oscar produisit le marteau en argent qu’il avait utilisé pour casser sa pince de homard et le tendit au sacristain. Celui-ci se saisit du mince objet et l’examina avec perplexité.
— Je vous l’ai emprunté sans vous en demander la permission, s’excusa Oscar avec un haussement d’épaules. Pardonnez-moi. Vous avez tant de trésors…
Verdi demeura silencieux.
Munthe l’appela de la voiture.
— Nous devons y aller.
Le sacristain courut le rejoindre.
— Ne les accompagnerons-nous pas ?
— Pour assister au meurtre ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Pour entendre les ultimes confessions du père Bechetti ? Je crains qu’il ne soit trop tard pour cela. Joachim Bechetti va emporter ses secrets dans la tombe. Je suppose que c’est ce qu’il souhaitait.
Nous suivîmes du regard la calèche qui quittait la piazza en brinquebalant. Ni Cesare Verdi ni Axel Munthe ne jetèrent un regard derrière eux ; le médecin leva cependant la main pour nous saluer une dernière fois au moment où le duo disparaissait dans l’obscurité de la Via del Babuino. Oscar leva les yeux vers le ciel nocturne d’un noir bleuté. Il n’y avait pas de lune.
— Il est temps d’aller se coucher, Arthur, dit-il. La journée a été longue.
— Vous croyez que nous n’aurions pas intérêt à nous rendre à la sacristie maintenant ?
— Aucun intérêt. Il est plus de deux heures du matin : c’est l’heure creuse de la nuit. Visiblement, Bechetti est au plus mal. Si le malheureux n’est pas déjà mort, cela ne tardera pas, une fois Munthe à son chevet. Le bon docteur s’occupera rondement de lui – et demain, il nous le racontera en toute insouciance –, parce que, de son point de vue, son patient a souffert « trop et plus qu’assez ». Nous n’avons pas besoin d’assister au décès d’un pauvre vieux prêtre, Arthur. Aucune enquête ne nécessitera jamais notre témoignage et la mort n’est pas un spectacle plaisant.
— J’ai assisté à des fins sereines, observai-je. Pour certaines, on pourrait aller jusqu’à dire « belles ». La mort est une porte vers un monde meilleur. C’est du moins ma conviction.
Lentement, nous traversâmes côte à côte, et sans un mot, la piazza en direction de la Via del Babuino. Tout en marchant, j’écoutais l’étrange écho du claquement de nos talons sur le pavé. Oscar ne dit rien, mais il alluma une autre cigarette. Finalement, au moment où nous passions devant la vieille église de Sant’Atanasio dei Greci, je rompis le silence :
— Munthe est un chic type, vous ne trouvez pas ?
Oscar rit.
— Si vous approuvez le « meurtre charitable », alors il n’en est pas de plus serviable. Si la mort est une porte vers un monde meilleur, Munthe en détient certainement les clés.
— Il a des opinions particulières, sans doute, mais n’oublions pas qu’il est suédois.
Oscar me coula un regard de biais.
— Qu’entendez-vous par là, Arthur ?
— Les Suédois ont des penchants morbides, c’est bien connu.
— Prenez garde, Arthur. Mon parrain était roi de Suède.
— Et de Norvège. Le roi Oscar. Je m’en souviens. Votre père avait soigné sa cataracte.
— Il l’avait guéri ! Il a rendu la vue à un roi aveugle. Mon père était thaumaturge – et l’incarnation du diable, naturellement. Il a été pour ma mère le pire des tourmenteurs. C’était un homme bon et c’était un pécheur.
— Nous le sommes tous, Oscar, mais nous ne sommes pas tous des meurtriers.
— La mort a joué un rôle capital dans la vocation de notre Suédois, c’est incontestable. Son bureau est envahi de bibelots macabres.
— Cela ne fait pas de lui un meurtrier pour autant, si ?
— J’espère que non. Mais nous savons vous et moi, Arthur, que lorsqu’un médecin tourne mal, il devient un criminel de première force, car il possède le sang-froid et les compétences nécessaires.
Nous étions parvenus à l’hôtel. Oscar jeta un regard à travers la porte vitrée. Le hall était plongé dans l’obscurité. Il sonna pour avertir le veilleur de nuit.
— Lorsque nous verrons Munthe demain, peut-être devrions-nous lui demander où il se trouvait le 7 février 1878. On ne sait jamais…
Il était sur le point de presser de nouveau la sonnette quand apparut un portier aux yeux bouffis qui vint nous ouvrir en marmonnant et grommelant. Oscar amadoua l’homme avec une poignée de pièces de monnaie.
Une fois devant la porte de nos chambres respectives, alors que nous nous apprêtions à nous souhaiter une bonne nuit, une dernière question me vint à l’esprit.
— Dites-moi, Oscar : pourquoi diable avez-vous volé le marteau en argent de la sacristie, cet après-midi ?
— Parce que j’en avais la possibilité.
Il m’adressa un sourire tout en ouvrant la porte de sa chambre.
— Dormez bien, Arthur. Nous progressons.
Le lendemain matin, je pris seul mon petit déjeuner à huit heures. Je n’avais pas bien dormi, et pas plus de cinq heures, mais je me tiens à mes habitudes, et je m’en porte pour le mieux. J’avais emporté mon carnet dans la salle à manger et, tout en me restaurant (café, pain noir et jambon fumé italien), je griffonnai quelques notes préparatoires pour l’aventure de Sherlock Holmes où apparaîtrait le personnage de Mycroft. En clin d’œil à la passion d’Oscar pour la culture hellène, je décidai de l’intituler L’Interprète grec. Malgré le manque de sommeil, les idées me venaient facilement. J’étais enchanté du résultat.
Je le fus moins, en revanche, lorsque je m’attelai au brouillon du télégramme à envoyer à ma chère Touie. J’ignorais exactement de quels progrès je pouvais lui rendre compte. Je n’avais aucune idée de la date de mon retour à Londres. Au vrai, je ne savais pas quoi lui dire, aussi écrivis-je simplement : « TOUJOURS À ROME AVEC WILDE. TOUT VA BIEN MAIS PROJETS INCERTAINS. TENDREMENT. ACD. » Je composai également un bref câble adressé à M. l’intendant du collège de Stonyhurst, Clitheroe, Lancashire.
À dix heures, alors que la salle à manger commençait à se vider, je portai mes télégrammes à la réception de l’hôtel pour les faire envoyer. Deux messages m’y attendaient. L’un était d’Oscar, qui m’informait qu’il était sorti acheter des cigarettes et qu’il espérait me voir le rejoindre bientôt sur la Piazza del Popolo pour « un verre – ou deux – de chaleur du Sud ». L’autre était rédigé en anglais, de l’écriture aux pattes de mouche presque indéchiffrables d’Alex Munthe.
Arthur,
En tant que confrère, vous comprendrez ceci mieux que Wilde. Quand je suis arrivé, j’ai vu aussitôt qu’il n’y avait plus d’espoir. Le patient déclinait rapidement, mais c’était pour lui un supplice : il s’agrippait aux draps et gémissait de douleur. Je n’avais pas le choix. Ce vieil homme avait souffert trop longtemps et plus qu’assez. Je lui ai administré de la morphine. 5 mg. Il est mort paisiblement et j’en suis heureux.
Les derniers sacrements lui ont été administrés par Son Éminence le cardinal Tuminello, assisté des autres chapelains résidents. Frère Matteo a tenu la main du père Bechetti jusqu’à la fin et il accompagnera son corps à sa dernière demeure, sur l’île de Capri. (Bechetti y était né et avait exprimé le souhait d’y être inhumé. J’ai envoyé un télégramme à sa famille au nom de frère Matteo. J’irai peut-être là-bas avec lui. Je connais Capri et c’est un endroit que j’aime beaucoup.)
Je vais à présent me coucher, mais, s’il vous plaît, passez me voir ce soir afin que nous reparlions de tout ceci. Le cardinal Tuminello m’a demandé tout spécialement de le rappeler à votre bon souvenir. Il célèbre la messe dans la chapelle du Saint-Sacrement aujourd’hui, à cinq heures, et il espère vous y voir. Dites à Wilde que j’ai agi pour le mieux. Si vous aviez trouvé Bechetti dans le même état que moi hier soir, je suis certain que vous auriez agi comme votre dévoué,
Axel Munthe
— Le docteur fait trop de protestations, ce me semble, estima Oscar, qui me rendit la lettre en la jetant sur la table.
Je la rangeai dans ma poche et lui souris.
Je l’avais trouvé installé à l’ombre tout au fond de la piazza, non loin de la Porta del Popolo. Il avait remis son costume couleur citron vert, qu’il portait avec une cravate assortie et une chemise jaune jonquille : il était relativement difficile de ne pas le voir. Il fumait une longue et mince cigarette américaine et sirotait un long et mince verre de tokay-soda. Il avait les joues roses et les yeux pleins de malice. Deux livres étaient ouverts devant lui, appuyés sur un troisième.
— Voici ce qui devait me tenir lieu de petit déjeuner, Arthur. Des nourritures intellectuelles. J’étais sur le point d’avaler une page ou deux du Voyage des innocents, de Mark Twain, pour mon porridge, puis de me plonger dans La Vie des saints, de Butler, en guise d’œufs au bacon, mais j’ai été grossièrement dérangé.
— Par qui ?
— James Rennell Rodd.
— Grand Dieu ! m’exclamai-je.
Oscar se délecta de ma stupéfaction.
— Vous lui avez parlé ? demandai-je.
— C’est lui qui m’a parlé.
— Il a été poli ?
— À peine. Il ne m’a adressé la parole que parce qu’il avait remarqué que je l’avais aperçu en train de comploter près de l’obélisque et qu’il s’en est senti gêné.
— Gêné ?
— Je pense. Rennell Rodd se trouvait en compagnie du révérend English. Tous deux semblent comme cul et chemise. Bien cachés à l’abri du monument, ils avaient une grande conversation avec Remus et Romulus, nos deux lascars qui vivent derrière la pyramide.
— Qu’est-ce qu’ils trafiquaient ?
— Je n’avais pas encore pris mon petit déjeuner. Je n’ai pas osé l’imaginer. Les garçons paraissaient en larmes.
— Si le révérend English les accompagnait, je suis certain qu’il doit y avoir une explication honnête.
— Peut-être, fit Oscar en portant son verre à ses lèvres. Peut-être pas.
Il avala une gorgée de vin et me regarda d’un œil perçant.
— Tout ce que je peux affirmer, c’est que, lorsqu’il a vu que je l’avais vu, Rennell Rodd a aussitôt congédié les gamins, avant de traverser la place en flânant avec le révérend pour venir me souhaiter le bonjour.
— « Le bonjour » ? C’est tout ?
— Il m’a aussi demandé combien de temps je comptais rester à Rome.
— Que lui avez-vous répondu ?
— La vérité. Je lui ai dit que je l’ignorais.
— Et c’est tout ?
— Pas tout à fait. Apercevant mon exemplaire de La Vie des saints, il s’est déclaré ravi de me voir lire quelque chose d’« édifiant » – « pour changer », a-t-il ajouté. Il avait lui-même un livre à la main. Je l’ai interrogé à ce sujet. Il s’agissait d’une biographie de Pie IX. Il m’a expliqué qu’il était un fervent admirateur de Pio Nono depuis sa première visite à Rome, en 1878, quand, tout jeune homme, il avait eu le privilège d’assister à ses funérailles.
— Rennell Rodd était à Rome au moment de la mort de Pio Nono ?
— On dirait.
— Comme c’est curieux… Croyez-vous qu’il puisse être, d’une manière ou d’une autre, mêlé à toute cette affaire ?
Oscar rit.
— J’en doute. Il a trop d’ambition et trop peu de courage pour verser dans le crime. Mais on ne sait jamais, des surprises sont toujours possibles…
Je souris et ôtai mon chapeau de paille, que je posai sur la table, à côté des lectures d’Oscar, puis je m’adossai à ma chaise et, croisant les bras, je contemplai la vue qui s’offrait à moi. La vaste piazza était remplie d’un soleil éclatant, de fleuristes et d’un soudain afflux de fidèles endimanchés qui traversaient l’esplanade en tous sens pour se rendre à l’une de ses trois églises.
— Cet après-midi, nous sommes invités à la messe à Saint-Pierre, dis-je.
— Oui. C’est ce qu’écrit Munthe dans son message. Mais je crois que c’est vous qui êtes invité, Arthur. Vous l’êtes également par les English, d’ailleurs. Le révérend m’a affirmé que sa sœur avait pour vous une question à laquelle elle tenait beaucoup. Je n’ai pas cherché à en savoir plus. Je lui ai promis de vous faire la commission.
— Merci.
Oscar me sourit avec espièglerie.
— Miss English me donne l’impression d’avoir un passé. La plupart des jolies femmes en ont un.
— Elle n’a pas eu une vie facile.
— Ainsi, elle vous a parlé d’elle ?
— Un peu.
Le garçon arriva avec le café que j’avais commandé et un nouveau verre de tokay-soda pour Oscar. Celui-ci me proposa une de ses cigarettes américaines.
— Le tabac est jaune pâle et d’une fadeur ridicule, s’excusa-t-il.
— J’ai ma pipe, répondis-je en fouillant les poches de ma veste à sa recherche.
— Parfait. Vous allez peut-être en avoir besoin. Cette affaire pourrait se révéler l’un de vos « problèmes à trois pipes », Arthur. Elle prend un tour moins évident que je ne l’avais anticipé.
Je trouvai ma pipe. Oscar me tendit sa boîte d’allumettes.
— Avez-vous toujours la main et le doigt coupés sur vous ? demanda-t-il.
— Oui.
— Bien. Gardez-les en sécurité.
J’approchai la Lucifer enflammée du fourneau de ma pipe tout en aspirant intensément par le tuyau. À travers la flamme vacillante de l’allumette, j’observai à la dérobée mon ami qui savourait langoureusement sa cigarette et parcourait d’un doigt lent le pourtour de son verre.
— Quels progrès avons-nous faits, Oscar ? demandai-je en tirant sur ma pipe. C’est une quête sans espoir, vous ne croyez pas ? Nous ne savons même pas à qui nous devons d’être ici.
Mon compagnon fronça les sourcils et s’approcha de la table. Il écrasa sa cigarette, utilisant ma soucoupe comme cendrier.
— Hier, j’étais certain de savoir qui était l’auteur de cet « appel au secours » codé qui nous a amenés à Rome. Aujourd’hui, je n’en suis plus sûr. Ce n’est pas Rennell Rodd.
— Rennell Rodd souhaiterait plutôt nous voir partir, répliquai-je en riant.
— Me voir partir, en tout cas, précisa Oscar avec un vague sourire. Ce ne sont pas les English.
— Évidemment non.
— Je ne sais pas pourquoi vous dites « Évidemment non », Arthur. Ils étaient dans le même train que nous de Milan à Rome. Ils avaient réservé des sièges dans le même compartiment.
— Coïncidence.
— Fort probablement. Comment auraient-ils su quel train nous allions prendre ? Néanmoins, il nous faut envisager toutes les possibilités – et nous ne devons pas ignorer le fait que Miss English vous a consacré toute son attention, Arthur, et ce, en des termes sans équivoque.
— Ne soyez pas absurde, Oscar, me récriai-je.
— L’amour et le lucre justifient tout.
— Parfois, vous dites des choses qui atteignent le comble du ridicule, Oscar, protestai-je avec le plus grand sérieux. Il est vraisemblable qu’étant donné les indices envoyés à Holmes – la main, le doigt, l’anneau et la boucle de laine d’agneau – cet « appel à l’aide » est d’une certaine façon en rapport avec la disparition de la malheureuse Agnès.
— Vous croyez ?
— C’est obligé.
— C’était aussi mon avis, mais, à présent, je n’en suis plus si certain.
— Vous me stupéfiez, Oscar. Au début, j’étais moi-même perplexe, mais maintenant, les indices m’apparaissent clairs comme de l’eau de roche. Les membres amputés suggèrent de toute évidence un crime. L’anneau d’or rose orné des clés de saint Pierre nous a conduits jusqu’au cœur du Vatican. Il ne pouvait nous mener ailleurs. C’est cette bague qui unit les chapelains, le sacristain et Pio Nono.
— Et le brin de laine ?
Je posai ma pipe.
— Il vient compléter le tableau. La laine d’agneau nous a orientés vers le « petit agneau de Dieu » de Pio Nono, la fillette dont le prénom dérive de la même racine latine.
Oscar libéra un nuage de fumée dans l’atmosphère.
— Je suis en train de me demander si tout cela a le moindre lien avec cette fille.
— Ne dites pas n’importe quoi, Oscar. C’est évident.
— Il n’y a rien d’évident dans cette affaire, Arthur. Je commence à me dire qu’elle n’a peut-être rien à voir avec Agnès et tout avec Breakspear.
— Avec Breakspear ? répétai-je, interloqué.
— Je me demande si ce n’est pas cette montagne de chair qu’est le cardinal Felici qui aurait envoyé ces extraordinaires colis à Sherlock Holmes.
— Felici ? Dans quel but ?
— Pour vous attirer – vous, Arthur Conan Doyle, créateur de Sherlock Holmes – à Rome, au Vatican, dans un but bien précis : révéler la duplicité de votre prétendu condisciple, le soi-disant Nicholas Breakspear.
— Pourquoi diable voudrait-il faire une chose pareille ?
— Parce que Felici pense que Breakspear est un imposteur, mais il ne peut pas le prouver.
— Mais Breakspear est chapelain résident à Saint-Pierre depuis l’époque de Pio Nono. Il est cardinal et jésuite, c’est incontestable. Il a fréquenté le collège anglais. Il connaissait le cardinal Newman.
— Bien sûr, tout cela ne fait aucun doute, mais avant, avant de venir à Rome, avant d’attirer sur lui l’attention du pape précédent, qu’était-il ? Qui était-il ? Toute sa carrière est-elle bâtie sur un mensonge ? Il affirme avoir été à l’école avec vous, mais vous ne vous souvenez pas de lui, n’est-ce pas, Arthur ?
J’hésitai. Je me sentais désarçonné par le tourbillon de paroles d’Oscar.
— Je n’en suis pas sûr.
— Exactement ! Vous n’en êtes pas sûr. À l’instant où vous avez posé les yeux sur lui, vous vous êtes défié de lui. Et il y a quelque chose en lui qui ne m’incite pas à plus de confiance. Or, je ne le connais que depuis cinq jours. Felici, qui le côtoie depuis quinze ans, se défie encore de lui.
— Si le cardinal Felici a eu des doutes durant toutes ces années, pourquoi n’agir que maintenant ? Pourquoi pas plus tôt ?
— Peut-être ses doutes sont-ils récents, ou peut-être n’avaient-ils pas d’importance jusqu’à maintenant. Ou peut-être que rien n’a changé, sauf la situation. Tout à coup, Breakspear, de dix ans son cadet, se trouve sur le point de devenir cardinal-évêque… Pour Felici, c’en est trop. L’envie est un péché capital, mais il n’est qu’un homme : il peut y succomber autant qu’à la gourmandise ou à l’orgueil. Il lui faut découvrir la vérité sur Breakspear. S’il est un imposteur, il doit le démasquer. Ce n’est pas chose facile, car il ne possède aucune preuve. Il n’a que ce sentiment de malaise que vous avez vous-même éprouvé cette semaine lorsque Breakspear vous a accueilli avec tant de familiarité – et que j’ai moi-même ressenti quand j’ai appris qu’il ambitionnait de goûter à toutes les espèces animales et qu’il avait fait de ces deux garçons de la colline ses chasseurs. Il y a quelque chose chez Breakspear qui sonne faux. Avant qu’il ne soit trop tard, avant que le jeune cardinal Breakspear, favori de l’ancien pape et confesseur du nouveau, n’accède à un rang qui le rendrait intouchable, Felici est déterminé à découvrir tout ce qu’il peut sur son compte… Il n’y a peut-être rien, mais il y a peut-être quelque chose.
— Mais pourquoi faire intervenir Sherlock Holmes ?
— Qui mieux que lui pourrait l’aider dans cette entreprise ? Felici peut difficilement se tourner vers la garde suisse ou la police romaine. En quoi cela les intéresserait-il ? Par ailleurs, Felici ne soupçonne pas nécessairement Breakspear d’être un criminel. Il l’a toléré à ses côtés pendant des années. Ce n’est qu’aujourd’hui, en voyant cet homme plus jeune sur le point de le dépasser sur l’échelle ecclésiastique, que lui vient la nausée. Breakspear est un mystère et un admirateur de Sherlock Holmes. Il se vante même d’avoir été au collège avec son créateur. Ne serait-il pas idéal d’engager Sherlock Holmes pour découvrir la vérité sur Nicholas Breakspear ? Utiliser un être de fiction pour en démasquer un autre ?
— Oscar, c’est tout à fait hypothétique, et vous ignorez l’indice le plus révélateur de tous ceux adressés à Holmes : le brin de laine d’agneau. Cet élément pointe inexorablement vers Agnès.
Oscar écarta son verre et mon chapeau. De sous les deux livres ouverts devant lui, il tira le troisième.
— Regardez ce que, par le plus grand des hasards, j’ai ici avec moi, Arthur.
Il examina le dos du mince volume.
— Une étude en rouge d’un certain Arthur Conan Doyle. Un exemplaire de l’édition originale, publiée en juillet 1888 par Ward, Lock and Co. Vous en avez peut-être entendu parler.
— Où l’avez-vous trouvé ? demandai-je.
— Je l’ai emprunté dans la sacristie hier.
Il soutint mon regard réprobateur.
— Je le rendrai. Je sais que j’aurais dû demander…
Je hochai la tête et fit claquer ma langue.
— J’entends votre tss-tss, mon ami, poursuivit-il en me servant une moue ridicule de pauvre enfant perdu. Mais je crois que c’est le destin qui l’a voulu, car regardez, sur la page de garde, inscrites au crayon, les lettres NB-O. Je gage que cela signifie : « Nota Bene, Oscar ». Et, en effet, je prends bonne note, Arthur.
Il feuilleta l’ouvrage jusqu’à trouver le chapitre 7, puis il posa le doigt sur une ligne précise.
— À présent, soyez attentif, Arthur. Voici un aperçu* du grand Sherlock Holmes. Je suis tombé dessus hier soir et j’ai été frappé par sa pertinence. Veuillez lire à haute voix, s’il vous plaît.
Je saisis le livre et lus la phrase qu’il avait indiquée :
— « Lorsqu’un fait semble contredire une longue série de déductions, c’est invariablement qu’il possède une autre interprétation. »
Je levai les yeux sur mon ami. Il souriait. Il avait à la main son portefeuille, d’où il tira la petite enveloppe qui renfermait le brin de laine.
— Qu’essayez-vous de me dire, Oscar ?
— Qu’encouragé par Holmes en personne, rien de moins, je regarde à présent cet indice sous un jour différent. Ce n’est peut-être pas de la laine d’agneau, Arthur, mais de la laine de mouton, destinée non pas à nous aiguiller vers un innocent « agneau de Dieu », mais vers l’« ennemi intime », le faux prophète contre lequel saint Matthieu nous met en garde : le loup ravisseur qui vient à nous en vêtement de brebis.