Le Dr Mort
Le Dr Axel Munthe était un médecin suédois établi à Rome. Il était, ainsi que nous le découvrîmes rapidement, le généraliste le plus prisé de la haute société romaine. Il comptait parmi ses patients des membres de la famille royale, des cardinaux, de riches et éminentes personnalités, des hommes de lettres et des femmes désœuvrées – et beaucoup plus de celles-ci que de ceux-là, nous expliqua-t-il, car le désœuvrement est l’ennemi de la santé.
— Nous avons besoin de travailler. Il nous faut un but. Trop de mes patientes sont des femmes intelligentes, prisonnières de mariages sans amour, et qui vivent des existences inutiles. Elles restent couchées toute la journée, mangent trop ou trop peu, se trouvent mal portantes, se lamentent sur leur sort, et elles ignorent pourquoi. Je les soigne en leur suggérant de reprendre une saine activité et de faire de longues promenades. Ce n’est pas une forme de médecine très sophistiquée, mais je la trouve gratifiante.
Jamais le Dr Munthe ne présentait de facture à ceux qui venaient le consulter. Il les autorisait à le payer selon leur volonté et leurs moyens. Un patient reconnaissant lui avait offert un yacht, un autre une sculpture de Canova. Des plus démunis, il n’attendait rien, et, parmi les personnes qui sollicitaient son aide, il y en avait beaucoup plus de pauvres que de riches. Il passait le plus clair de son temps dans les recoins les plus sordides des quartiers les plus misérables de Rome.
— Ma spécialité, ce sont les affections des riches oisifs et des pauvres indigents, disait-il.
Son premier titre de gloire avait été la publication du compte rendu du travail qu’il avait accompli dans les rues de Naples lors de la terrible épidémie de choléra de 1884.
— Il y a eu quatorze mille victimes, et j’errais désespérément parmi elles, faisant le peu qui était en mon pouvoir, nous raconta-t-il.
Il était médecin, mais aussi écrivain, et c’était pour cette raison qu’il me connaissait. Lorsqu’il s’avança sur le seuil du 26, Piazza di Spagna pour venir me serrer la main, il me sourit et déclara :
— Nous sommes des voisins littéraires, Dr Conan Doyle. Nous avons figuré ensemble, côte à côte, dans les pages du Blackwood’s Magazine. J’ai oublié quelle était ma nouvelle, mais je me souviens fort bien de la vôtre : elle s’intitulait La Femme du physiologiste et avait pour thème le conflit entre passion et raison. C’était une belle histoire, joliment racontée. Elle m’a énormément plu. Je suis très honoré de vous rencontrer.
Qu’il ne fît aucune allusion à Sherlock Holmes me charma au plus haut point. Et qu’il nous invitât aussitôt à entrer pour voir la chambre où Keats était mort charma tout autant Oscar. Il nous suggéra de laisser là nos bagages, sous la garde des deux garçons – « Je les connais, nous dit-il. On peut se fier à eux, d’une certaine façon » –, et nous invita à le suivre. Tandis que nous gravissions un étroit escalier en bois qui nous menait au deuxième étage, il lança à Oscar par-dessus son épaule :
— N’ayez crainte, Mr Wilde, je connais aussi votre nom, quoique, je l’avoue, je n’aie pas lu vos œuvres.
— C’est inutile, répondit Oscar, qui s’arrêta pour reprendre son souffle.
— Peut-être, en effet, repartit le médecin suédois. Je sens que je saisis déjà votre style.
La chambre de Keats était située sur l’avant de la maison, d’où elle donnait sur la place. C’était une petite pièce rectangulaire, chichement meublée, au sol couvert de carreaux rouges et aux murs nus blanchis à la chaux. Un simple lit en métal faisait face à la fenêtre.
— C’est ici qu’il est mort, déclara le Dr Munthe. Et c’est ici que je couche. Je dors bien. C’est un endroit tranquille, un bon endroit pour mourir.
Oscar ne dit rien.
— La mort vous intéresse ? demandai-je au docteur tandis que nous sortions de la chambre pour gagner ce qui semblait être son cabinet de travail et de consultation.
C’était une pièce beaucoup plus vaste, dépourvue de fenêtre et éclairée à la bougie, sur les murs de laquelle s’alignaient des rayonnages surchargés. Le sol disparaissait sous des tapis persans et des piles de livres et de papiers. Au-dessus de la cheminée, au centre du manteau, encadré par deux bougies couleur d’ambre, trônait un crâne humain. Un autre était perché au sommet d’une commode. Un troisième servait de presse-papiers sur le bureau.
— La mort est inévitable, constata le médecin en souriant. Elle me fascine, c’est évident. Mais je l’ai tellement fréquentée qu’elle ne m’effraie plus. Parfois, elle est mon ennemie ; parfois, mon alliée.
Dans un mince plateau métallique sur la commode, à côté du crâne, il prit une petite seringue qu’il porta tout près de son visage.
— Ce matin, par exemple, je l’ai accueillie avec soulagement. Mon malade souffrait trop, et inutilement.
— Vous aidez vos patients à mourir ?
— Parfois. Quand cela se justifie. Je sais que ce n’est pas dans vos principes, docteur, mais c’est le mien. Je n’en fais pas mystère. C’est pourquoi, à ce qu’on m’a rapporté, on me connaît dans certains milieux sous le surnom de « Dr Mort ».
— Vous ne récusez pas ce titre ?
— Au contraire ! se défendit-il en reposant la seringue sur le plateau. Je m’en honore.
Oscar nous avait suivis dans la pièce et se tenait à présent à l’une des extrémités de la cheminée, examinant ce qui apparaissait comme le squelette d’une main humaine. Elle était posée paume vers le ciel, les doigts dressés.
— Ceci fait-il office de cendrier ? interrogea Oscar.
— Oui, acquiesça Munthe avec un sourire espiègle. Vous pouvez l’utiliser à votre guise, Mr Wilde.
— C’est la main d’un défunt, soulignai-je, quelque peu choqué.
— D’une défunte pour être précis, docteur. Elle me sert à ne jamais oublier ce qui se trouve sous une douce caresse.
Tandis qu’il disait cela et qu’Oscar, tout en allumant une cigarette, commençait à rire, nous entendîmes non loin un bruit étouffé de récipients et de casseroles qui chutaient sur le carrelage. Nous tournâmes tous deux nos regards vers le coin d’où semblait provenir le bruit, et nous constatâmes qu’un lourd rideau de brocart séparait le bureau d’une autre pièce, sans doute la cuisine. L’étoffe frémit, puis recouvra son immobilité.
— Je ne vis pas seul, expliqua le Dr Munthe. Vous ferez sa connaissance une autre fois.
— J’en serai enchanté, fis-je.
Il y eut un nouveau fracas de vaisselle. Le Dr Munthe sourit avec embarras.
— Je crains qu’il n’y ait eu quelque abus d’alcool.
— Si votre dîner ici est compromis, peut-être accepterez-vous de vous joindre à nous ? proposa Oscar en tirant une bouffée de sa cigarette.
— Avec grand plaisir. Cela me fera du bien de sortir un moment de cette maison. Merci.
Accolant les mains, il nous salua à l’orientale.
— Où logez-vous, messieurs ? Vous avez certainement un hôtel. Puis-je vous y retrouver dans une heure ?
Nos fidèles porteurs des rues nous attendaient près du navire de marbre de la fontaine. Nous les entraînâmes de nouveau Via del Babuino, où nous dépassâmes l’ancienne église Sant’Atanasio dei Greci, puis l’édifice flambant neuf d’All Saints, avant de parvenir enfin à l’Hôtel de Russie, tout au bout de la rue, à l’angle de la Piazza del Popolo. Oscar récompensa les gamins de toute la monnaie qu’il avait en poche et des fruits secs qu’il lui restait. Je lui fis remarquer qu’il se montrait par trop généreux et que nous aurions désormais jour et nuit ces garçons sur nos talons.
— Je l’espère, répliqua-t-il. Nous pourrions avoir besoin d’eux. Ils seront nos « Infidèles de Rome » !
À l’hôtel, où nous étions attendus, nous fûmes accueillis avec une accablante obséquiosité. Le directeur de l’établissement se révéla un admirateur de ma saga de Baker Street et il lui fut quasi impossible de lâcher la main qui avait tenu le stylo qui avait écrit Il Segno dei quattro. Finalement, après nous avoir comblés de champagne français et de pailles au fromage de Toscane, il nous montra nos chambres – les meilleures de Rome, nous assura-t-il – et, non sans avoir supervisé personnellement l’ouverture de nos bagages, il nous laissa enfin en paix, nous permettant de nous baigner, de nous raser et de nous changer pour le dîner.
— Je suis trop fatigué pour envoyer un câble à Touie ce soir, Oscar, lançai-je à mon compagnon à travers la porte ouverte entre nos deux chambres. Rappelez-moi de le faire demain matin, voulez-vous ? Je ne dois pas oublier.
— Je n’y manquerai pas, promit-il. Et comptez-vous continuer à lui dire toute la vérité ? ajouta-t-il en riant.
Il était d’excellente humeur ce soir-là.
Quand nous fûmes tous deux habillés, il vint dans ma chambre et m’inspecta de pied en cap avec un air approbateur.
— Et le doigt ? Et la main coupée ? demanda-t-il, le sourcil levé. Les avez-vous transférés d’une tenue à l’autre ?
Je tapotai la poche de ma veste.
— En effet.
— Bien. Nous devons garder nos « indices » sur nous en permanence. Laissez traîner un membre épars dans votre chambre et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le directeur aura dérobé ce souvenir sherlockien.
Il était un peu plus de neuf heures lorsque nous pénétrâmes dans la salle à manger. Le Dr Munthe était déjà attablé. Il ne s’était pas changé. Tandis que nous nous approchions, il s’aperçut que je l’avais remarqué, et, au moment où je m’asseyais, il me toucha légèrement le bras et me dit :
— J’espère que mon costume de ville ne vous choque pas, docteur. Je vis selon mes propres règles. Arrogance, individualisme, un peu des deux peut-être, qui sait ? Je suis tel que je suis. Je ne crois pas que je changerai.
— Vous pouvez en être certain, docteur, repartit Oscar avec légèreté. L’expérience m’a appris qu’au cours de sa vie personne ne change jamais. On ne fait que tourner en rond dans les limites du cercle de sa personnalité.
Munthe leva son verre en direction d’Oscar.
— Je vous salue, Mr Wilde.
Puis il se tourna vers moi.
— Et vous aussi, cher docteur. Je suis si heureux d’avoir fait votre connaissance.
Le sommelier nous frôlait de sa carafe à décanter.
— J’ai pris la liberté de commander le vin, nous informa Munthe avec un sourire. Encore un impair, je le crains.
Oscar considéra la carafe avec consternation.
— Il est rouge, soupira-t-il.
— C’est du vin du Piémont, précisa Munthe. Son prix est dérisoire, mais il est extraordinaire. Goûtez-le, je vous en prie.
Le sommelier en servit une petite quantité à Oscar qui le renifla, l’air soupçonneux.
— Je suppose que l’intérêt réside pour moitié dans le danger, murmura-t-il.
Il en absorba une goutte, puis une pleine gorgée, et enfin vida son verre.
— C’est un crépuscule rouge sang changé en vin, s’émerveilla-t-il. Commandons-en immédiatement une deuxième bouteille.
Je ris.
— Et si nous buvions à la mémoire de John Keats ? suggéra le Dr Munthe. Mr Wilde, porterez-vous le toast ?
— Avec plaisir… et le cœur brisé.
Le serveur remplit nos verres et Oscar leva le sien en direction du médecin suédois.
— Docteur, vous dormez dans la pièce où est mort cet enfant divin, le véritable Adonis de notre temps. Buvons maintenant à lui, qui savait déchiffrer les messages aux pieds d’argent de la lune et le secret des matins, qui avait entendu dans la vallée d’Hypérion l’ample parole des premiers dieux, et des sylves de hêtres la dryade aux ailes légères, qui avait vu Madeleine à la fenêtre peinte, et Lamia dans la maison de Corinthe, et Endymion du muguet jusqu’aux chevilles, qui avait corrigé le fils du boucher pour s’être comporté en butor, et qui avait bu à la ruine d’Isaac Newton pour avoir analysé l’arc-en-ciel. Dans mon panthéon, il marche pour l’éternité aux côtés de Shakespeare et des Grecs, et un jour, peut-être, de ce vin aux reflets d’ambre il fera jaillir ses boucles nuptiales, et viendra de ses lèvres d’ambroisie me baiser le front, pressant dans la mienne la main du noble amour.
— Tout doux, mon cher. Ce n’est qu’un toast.
Il me sourit et reposa son verre. Il avait les larmes aux yeux.
— Vous avez une certaine aisance avec les mots, observa le Dr Munthe.
— Et vous avec les gens, docteur, nota Oscar en s’essuyant les paupières de son mouchoir avant de s’emparer du menu. Et ce sont eux qui comptent. Ainsi que Keats nous l’a enseigné, « le décor, c’est bien, mais la nature humaine, c’est mieux ». Une fois que nous aurons commandé, vous nous raconterez votre histoire. Quant à moi, je me tais. J’ai assez parlé.
— Au contraire, Mr Wilde, il me semble que vous commencez à peine. Et je voudrais m’entretenir avec le Dr Conan Doyle au sujet de son œuvre.
— La nourriture d’abord ! s’écria Oscar. J’insiste.
— Et quand vous insistez, vous parvenez à vos fins ? interrogea le médecin.
— Invariablement.
— Et pourtant vous n’êtes jamais satisfait ? Chaque présent, aussi magnifique soit-il, est une légère déception. Un jouet cassé supplémentaire au pied de l’arbre de Noël flétri du plus gâté des enfants de la Nature.
— Vous êtes très perspicace, docteur, apprécia Oscar en souriant. Et moi, je suis affamé.
Il leva la main pour héler un serveur.
— Je crois que je vais prendre l’espadon, la soupe de tortue et le cochon de lait. Je laisse le choix des vins au Dr Munthe.
Nous mangeâmes excellemment et bûmes généreusement. Et, pendant ce temps, Oscar respecta presque à la lettre sa parole : il parla très peu. Le Dr Munthe me questionna sur mon travail, tant d’écrivain que de recherche sur mon sujet de prédilection, l’ophtalmologie. Lui-même souffrait d’une mauvaise vue.
— Mon âme apprécie le soleil, pas mes yeux, résuma-t-il.
Il nous détailla quelque peu son parcours – son enfance en Suède, ses études à Paris (où il suivit l’enseignement du célèbre professeur Charcot à la Salpêtrière1), son voyage vers le sud, d’abord à Naples puis sur l’île de Capri.
— Capri est mon paradis sur terre, dit-il. Ceci, je l’affirme bien que j’y aie vécu avec ma première épouse et que notre ménage n’ait pas été des plus heureux. Notre mariage n’a pas duré. Nous nous sommes séparés il y a quatre ans.
— J’en suis désolé, fis-je.
— Il n’y a pas lieu de l’être. Je n’aurais jamais dû l’épouser. Dès l’origine, on pouvait en pressentir la destinée. Elle s’appelait Ultima.
Oscar sourit.
— Nomen est omen, déclama-t-il. Tout est dans le nom.
— Tout à fait, Mr Wilde. Et comment se prénomme votre épouse ?
— Constance.
— Félicitations, fit Munthe, amusé. Je gage que vous comptez vos bénédictions, monsieur. C’est ce que je fais, et être libéré d’Ultima en est une. Et connaître Capri, une autre. J’y retournerai un jour, une fois ma fortune faite. En attendant, je vis ici, à Rome, où le travail ne manque pas et où je connais tout le monde. J’apprécie de fréquenter la meilleure société.
Il leva une nouvelle fois son verre à notre intention.
— Maintenant, je peux même me vanter de compter Oscar Wilde et le Dr Arthur Conan Doyle parmi mes relations.
Vers la fin de notre repas, tandis que nous nous attardions autour du fromage et d’un verre de vin, la conversation retomba. Je profitai d’un silence pour examiner la pièce autour de nous : le restaurant s’était vidé et seuls deux serveurs n’étaient pas encore rentrés chez eux. Je cherchai ma pipe. Alors que je m’agitais, Oscar s’ébroua lui aussi et se pencha par-dessus la table pour allumer une cigarette à la bougie dégoulinante qui en occupait le centre. Il en profita pour me jeter un regard et ses yeux aux nuances d’huître brillèrent dans la lueur de la flamme.
— Le Dr Munthe vous inspire confiance, me glissa-t-il. Je le vois bien. Montrez-lui ce que vous avez dans votre poche.
— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je, un instant déconcerté.
— Montrez-lui nos « indices », Arthur. Faites-lui voir ce qui nous a amenés à Rome.
J’hésitai, mais Oscar se montra insistant. Je posai ma pipe et, d’un geste mal assuré, tout en surveillant d’un œil furtif les alentours, je sortis de ma poche le paquet emballé dans mon mouchoir, puis, écartant assiettes et couverts, je le plaçai prudemment sur la table.
Lentement, je le dénouai.
— Grand Dieu ! s’exclama le Dr Munthe en contemplant la main tranchée étendue devant lui. Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est la question à laquelle nous espérions que vous sauriez répondre, docteur, dit calmement Oscar.
Le médecin suédois se tourna vers moi.
— C’est à vous, docteur ? Cela provient de votre salle de dissection ? Ou s’agit-il de quelque affreux trophée rapporté de vos voyages en Afrique ?
— C’est à moi, confirmai-je. Dans la mesure où on me l’a envoyé, ou plutôt où l’on m’a chargé de le remettre à son destinataire, Mr Sherlock Holmes. Mais pour quelle raison, et par qui, je n’en ai aucune idée.
— C’est arrivé par la poste ? Dans un colis ?
— Oui.
— Comme c’est étrange…
Munthe plissa les yeux et approcha son visage de la main.
— Je peux la toucher ?
Je glissai un regard vers les serveurs qui se tenaient désœuvrés à l’entrée du restaurant. Ils étaient en grande conversation.
— Je vous en prie.
Le Dr Munthe souleva la main morte, la renifla, la retourna, et, la tenant à un ou deux pouces à peine de son nez et de ses lunettes, l’examina avec minutie. Il étudia longuement les ongles, puis le moignon.
Il reposa le membre sur la table.
— Que voulez-vous savoir que vous ne sachiez déjà ? Je dirais qu’il s’agit d’une main droite d’homme, et qu’elle a été tranchée d’un seul coup mais sans habileté. Ce n’est pas l’œuvre d’un médecin ou d’un chirurgien.
— De la Mafia peut-être ? suggéra Oscar.
Munthe ricana.
— Oui, j’ai moi aussi lu ces histoires, Mr Wilde. À ce qu’on raconte, ces gens seraient des adeptes de l’amputation. Il est possible qu’ils envoient une main coupée en signe de menace ou d’avertissement, mais je doute qu’ils se donnent la peine de l’embaumer avant.
Il considéra celle qui gisait devant nous.
— Comme vous pouvez le constater, celle-ci est momifiée. Elle a été conservée dans du formol et coupée post mortem. Cette dernière opération a été brutale, mais l’embaumement semble quant à lui avoir été réalisé par un expert. Ce n’est pas le genre de la Mafia – du moins, pas à ce que j’ai pu comprendre. On vous l’a envoyée de Sicile ?
— Non, répondis-je. De Rome.
— Et elle n’était accompagnée d’aucun message ? Il n’y avait rien d’autre dans le paquet ?
— Rien du tout, précisa Oscar. Mais il y a eu d’autres envois, apparemment de la même provenance. Et au contenu presque aussi surprenant.
Oscar sortit son portefeuille de sa poche et l’ouvrit. Il me regarda.
— Arthur, montrez le doigt au docteur.
— Le doigt ! s’écria Munthe en hochant la tête avec une stupéfaction amusée. Mais c’est la Chambre des horreurs de Mme Tussaud !
— Vous avez raison, docteur, déclara Oscar tout en posant précautionneusement la mèche de cheveux et la bague à côté de la main. Tout cela est fort spectaculaire.
Je pris le mouchoir abricot dans ma poche et j’en dégageai le doigt.
— Tout est là, dit Oscar, qui se renversa sur sa chaise et tira une bouffée de sa cigarette. Une main, un doigt, une mèche de cheveux, une bague gravée : voilà tous nos indices.
Le Dr Munthe balaya la table du regard.
— Mais ils sont en nombre suffisant, remarqua-t-il.
— Que voulez-vous dire par « en nombre suffisant » ? demandai-je.
— Ils ont rempli leur fonction. Ils vous ont amenés à Rome – où vous allez faire ce que la police d’ici n’aurait jamais fait : enquêter.
Le Dr Munthe m’adressa un sourire.
— Dans ce pays, personne ne fait confiance à la police. Absolument personne. Les membres de la maréchaussée locale, les vigili, sont des imbéciles, jusqu’au dernier. Et tous peuvent être achetés.
— Et les carabinieri ? demanda Oscar. Ils sont splendides dans leur uniforme.
Munthe éclata de rire.
— Et magnifiques lorsqu’ils sont à cheval. Ils assurent la protection du roi, et la leur. Ils sont peut-être plus malins que les vigili, mais ils sont tout aussi corrompus, et beaucoup plus chers ! Dans ce pays, la police ne combat pas le crime : elle en fait la promotion. Je peux parfaitement comprendre que quelqu’un connaissant l’existence de Sherlock Holmes ait pu, de désespoir, s’adresser à lui.
— Et ces « indices », reprit Oscar en faisant tournoyer sa cigarette au-dessus de la table à la façon d’une sorcière conjurant les esprits dans un chaudron, ont-ils eux aussi le parfum du désespoir ?
— Je trouve.
— Et que nous disent-ils ?
— Je ne sais pas, avoua Munthe en contemplant la table. Il est évident que le doigt appartient à une autre main, et à une autre personne.
— Et les cheveux ? Qu’en dites-vous ?
Munthe ramassa la boucle et l’approcha de ses yeux. Il la fit rouler entre ses doigts, la porta à son nez.
— Ce ne sont pas des cheveux humains, conclut-il. C’est de la laine d’agneau.
— Vous en êtes sûr ? demanda Oscar, qui s’avança et lâcha son mégot dans son verre d’eau.
Je ris.
— Oscar croyait qu’il s’agissait d’un accroche-cœur prélevé sur le front d’un jeune garçon blond.
— C’est de la laine, répéta le Dr Munthe, qui me tendit la boucle pour que je l’examine. Touchez.
— Et l’anneau ? fit Oscar. Ne me dites pas que ce n’est rien de plus qu’une babiole sortie d’un des pétards de Noël de Mr Tom Smith.
Le Dr Munthe prit l’anneau et le scruta de près. Il le manipula avec prudence, le mordit doucement. Il le déposa au creux de sa main et nous le présenta pour que nous l’ayons bien en vue.
— Il est en or, c’est certain. Et vous avez sans doute noté comme moi les clés de saint Pierre gravées à l’intérieur.
— Quelle conclusion en tirez-vous, docteur ? Cet anneau nous dit-il quelque chose ?
— Je ne suis pas sûr qu’il nous dise quoi que ce soit, mais je l’ai déjà vu. C’était il y a un an ou deux, sur la table de chevet d’une femme sur le point de mourir.
— Il lui appartenait ?
— Non. Il appartenait au prêtre qui était venu lui administrer les derniers sacrements. À l’époque, je me suis demandé s’il ne l’avait pas assassinée.
1. Pour connaître mes propres relations avec le professeur Charcot, voir Oscar Wilde et le nid de vipères. (N.d.A.)