La pyramide de Cestius
— L’avait-il tuée ? demanda Oscar.
Munthe ne répondit pas immédiatement. Tout en parlant, il avait approché la bague de la flamme de la bougie et il l’étudiait d’un regard intense.
— Il était son amant, bien entendu. Cela, je le sais.
— Pourquoi dites-vous « bien entendu » ? m’étonnai-je. C’était un prêtre.
— Ce sont des choses qui arrivent, Dr Conan Doyle. Tout le temps.
— Mais comment le saviez-vous ?
— Elle me l’avait dit et je la croyais. Elle était en train de mourir de la tuberculose. Elle n’avait aucune raison de me mentir. Ils avaient une liaison, et elle était enceinte de lui.
— Ah, murmura Oscar.
— Oui, il avait le mobile, le moyen et l’occasion. Il se trouvait tout seul avec elle à la fin. Elle était très faible. Il peut l’avoir tuée simplement en lui maintenant un oreiller sur le visage.
— Mais pourquoi aurait-il fait une chose pareille si elle était déjà mourante ? demandai-je.
— Parce qu’il craignait les confidences qu’elle aurait pu faire sur son lit de mort. Elle portait son enfant et son secret. Tant qu’elle possédait un souffle de vie, elle était susceptible de le révéler.
— Et cette idée qu’il ait pu l’avoir tuée, quand vous est-elle venue ?
— Au moment où je suis entré dans la chambre. Il m’avait fait demander. Dans son message, il disait qu’elle était en train de partir et que je devais me dépêcher. Lorsque je suis arrivé, j’ai tout de suite vu qu’elle était morte. Elle était morte, et lui se tenait agenouillé au pied de son lit, en prières.
— Il était prêtre, soulignai-je.
— Mais aussi son amant. Je me serais attendu à le trouver tout auprès d’elle.
— L’image était trop parfaite, observa Oscar.
— Exactement, Mr Wilde. Elle reposait paisiblement, les bras croisés sur la poitrine et les yeux clos. Il priait en silence à ses pieds. La scène était étudiée.
— Et l’anneau ? demanda Oscar, qui le prit des doigts de Munthe et l’approcha de la bougie.
— Je l’ai vu sur la table de nuit, à côté du chapelet de la défunte.
— Et alors ?
Le Dr Munthe se tourna vers moi et me sourit.
— Pourquoi l’avoir ôté, Dr Conan Doyle ?
Ce fut Oscar qui répondit :
— Parce que c’était sa bague de prêtre, le symbole de son sacerdoce. Il l’a enlevée pour commettre un péché mortel : un meurtre.
— Exactement, Mr Wilde. Quand je suis entré dans la pièce, je me suis avancé vers le lit, et c’est alors que je l’ai remarquée. Ce sont sa couleur d’or rose et sa taille qui ont attiré mon regard. Il s’agissait manifestement d’un bijou masculin. Quelques instants plus tard, l’anneau avait disparu. Lorsque je l’ai revu, il était à la main du prêtre. Pendant que j’examinais ma patiente, il l’avait récupéré et remis à son doigt.
Je tirai sur ma moustache.
— L’histoire est intéressante, appréciai-je.
— Vous devriez la mettre par écrit, docteur. Elle plairait aux lecteurs du Blackwood’s Magazine.
— Et maintenant, vous êtes toujours convaincu que votre prêtre est un assassin ? demanda Oscar.
— Non, lâcha Munthe, qui se renfonça sur son siège et entreprit de plier avec soin sa serviette.
— Pourquoi, alors que vous venez de me convaincre du contraire ? interrogea Oscar en riant.
— À cause de son comportement depuis lors.
— Il a changé ?
— Non, pas du tout. Je le connais assez bien. C’est aussi un de mes patients. Et depuis la mort de la jeune femme, il m’est apparu exactement tel qu’il était auparavant. On s’attendrait à ce que le meurtre laisse son empreinte sur un homme, vous ne croyez pas ?
— Pas si l’homme en question est un habitué du crime, objecta Oscar. Non.
— À présent, qui se laisse emporter par son imagination ? demandai-je.
Oscar rit et laissa retomber l’anneau au creux du mouchoir abricot qui était étendu devant lui.
— Messieurs, le moment ne serait-il pas venu d’un verre de grappa ?
Nous rangeâmes les « indices » (ainsi qu’Oscar les appelait) et nous nous transportâmes vers un coin reculé du salon de l’hôtel éclairé à la bougie. Un des serveurs nous y apporta nos digestifs et, installés dans la pénombre, nous devisâmes sur la mort jusque tard dans la nuit. Le Dr Munthe en parlait avec une fascination qui confinait à la vénération.
— La mort n’est pas un dieu, observa Oscar. Elle n’est que la servante des dieux.
— En tant que simples spectateurs, que pouvons-nous savoir de la mort ? interrogea Munthe. Comme le disait Keats, votre idole, « rien ne devient véritablement réel avant d’avoir été expérimenté ».
Il était plus de trois heures du matin lorsque nous raccompagnâmes notre nouvel ami jusque dans la Via del Babuino. La rue était déserte, l’air immobile et tiède. Dans le ciel, on discernait déjà les signes de l’aube. Lorsqu’il nous serra la main pour prendre congé, le Dr Munthe s’inclina devant chacun de nous avec une politesse compassée.
— J’ai passé une soirée des plus inoubliables, messieurs, dit-il. Merci.
— Nous nous reverrons très bientôt, je l’espère, fit Oscar. Et il faut que vous nous présentiez à votre ami, le prêtre à l’anneau.
— C’est plus un patient qu’un ami, et il n’a rien d’un prêtre ordinaire. Mais je verrai ce que je peux faire. Je tiens à ce que le Dr Conan Doyle écrive cette histoire pour le Blackwood’s Magazine.
Oscar et moi-même nous retirâmes aussitôt dans nos chambres et je dormis plus profondément que je ne l’avais fait depuis des mois. Il était une heure de l’après-midi lorsque je m’éveillai. En ouvrant les yeux, je découvris Oscar debout à mon chevet en train de m’observer. Son énorme tête était plus léonine que jamais : il avait les cheveux propres, les joues roses et l’œil pétillant.
— Nous avons manqué le petit déjeuner, persifla-t-il. Et à présent, nous sommes en train de manquer le déjeuner !
Il était tout de noir vêtu et une épingle sertie d’un diamant maintenait sa cravate de soie noire.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, encore à moitié endormi.
— Vous envoyez votre télégramme et nous nous retrouvons sur la piazza dans une demi-heure.
— Vous êtes en tenue de deuil, constatai-je en m’asseyant dans mon lit.
— Nous allons rendre visite aux morts, répliqua-t-il.
Il avait ouvert les rideaux et un chaud soleil inondait la chambre. Je rejetai mes draps et m’habillai à la hâte tout en composant dans ma tête le câble que j’allais adresser à mon épouse. Je me limitai à vingt mots. Je voulais m’en tenir à un message simple. « DÉSORMAIS À ROME AVEC OSCAR WILDE. CHERCHONS HISTOIRE POUR BLACKWOOD’S. TOUT VA BIEN. TOI ET NOTRE TRÉSOR ME MANQUEZ. ACD. »
Une demi-heure plus tard, je rejoignais mon ami sur la Piazza del Popolo. Je le trouvai devant une file de fiacres, en pleine conversation avec les deux gamins que nous avions rencontrés la veille.
— Je vous avais prévenu, Oscar.
— Ces garçons sont des philosophes-nés, Arthur, rétorqua-t-il. Ils savent que la générosité est l’essence de l’amitié.
— Je vois ce que vous leur donnez, fis-je en hochant la tête tandis qu’Oscar tendait à chacun des chenapans une pièce d’argent supplémentaire. Mais eux, que vous donnent-ils ?
— De la dévotion ! s’exclama-t-il avec un accent de triomphe. Je ne demande rien de plus.
— Ou de moins, grinçai-je aimablement comme nous prenions place à bord d’une carrozza. Où allons-nous ?
— Aux portes de Rome. À la Porta San Paolo. Nous faisons un pèlerinage au cimetière protestant.
— Vos disciples nous accompagnent ?
— Ils habitent dans les environs, apparemment.
Le trajet dura une demi-heure. Pieds et torse nus, les deux garçons aux dents cassées et au teint basané suivirent en courant notre attelage tout au long du chemin qui nous mena par de petites rues secondaires, des places grandes ouvertes et des voies poussiéreuses jusqu’à la limite sud de la ville. Au début, ils discutaient entre eux et interpellaient Oscar, mais, à mesure que le rythme devenait plus soutenu, ils se turent et se concentrèrent sur leur effort.
Oscar les couva d’un regard attendri.
— Quelle existence merveilleuse que la leur !
— Vous trouvez ?
— Ils savent ce qu’est la liberté, Arthur.
— Ils savent ce qu’est la pauvreté, Oscar. Le soleil et leur jeunesse en atténuent peut-être les pires effets, mais ils n’en sont pas moins vêtus de haillons. Ce sont des mendiants.
— Mendier est plus sûr que prendre, mais prendre est plus beau que mendier, affirma-t-il avec grandiloquence tout en chassant de la main les moucherons de son visage. Vous n’êtes pas d’accord ?
— C’est trop profond pour moi, mon ami. Je ne suis qu’un médecin généraliste de South Norwood.
— Vous êtes l’homme qui a inventé Sherlock Holmes ! s’écria-t-il. Vous avez votre place parmi les immortels !
Alors qu’il prononçait ces paroles, notre voiture prit un virage serré et, au terme d’une embardée, s’offrit à nous une vision des plus insolites : une imposante pyramide posée tout au bord de la route. Oscar héla notre cocher :
— Basta ! Basta ! Whoa !
Du bras, il me retint, m’évitant de basculer en avant tandis que notre carrozza s’immobilisait brutalement.
— C’est extraordinaire, balbutiai-je.
— C’est le tombeau de Caius Cestius, précisa Oscar. Lui aussi compte parmi les immortels. Grâce à cela.
La pyramide mesurait au moins une centaine de pieds de hauteur. Elle était recouverte de marbre gris pâle, mais le soleil du début de l’après-midi s’y réfléchissait si intensément que sa surface scintillait comme de l’or. Nous descendîmes de voiture et demeurâmes à contempler l’antique monument de l’autre côté de la route.
— Caius Cestius.
Je répétai le nom. Il ne me disait rien.
— Qui était-ce ?
— Un Romain, qui a vécu peu de temps avant l’époque du Christ. Un tribun du peuple. Pour autant que je me souvienne de ce qui est inscrit sur sa tombe, il appartenait à un collège de prêtres, les septemviri epulones. Ils organisaient les grandes cérémonies religieuses, les jours de fête, les banquets publics, ce genre de choses. Cestius était un impresario. Il avait du flair comme vous le montre cet édifice. Il l’avait fait construire en prévision de sa fin. En seulement trois cent trente jours, ce dont il était très fier.
— Et à quoi doit-il sa célébrité ?
— À sa pyramide, et rien d’autre. Mais c’est suffisant, vous ne trouvez pas ?
Émerveillé par la taille et la grandeur de la pyramide, je m’interrogeais néanmoins sur la vanité d’un homme qui avait pu créer un tel monument à sa propre gloire.
— Et nos jeunes Remus et Romulus vivent dans les parages. C’est du moins ce qu’ils affirment…
Les deux gamins se tenaient au bout de la route, au pied de la pyramide. Ils haletaient d’avoir couru et leurs poitrines luisaient de transpiration. Constatant que nous les regardions, ils nous adressèrent de grands signes, nous invitant à les rejoindre.
— Allons inspecter leurs pénates, proposa Oscar. Nous verrons s’ils sont aussi pauvres que vous le dites.
— N’étions-nous pas sur le chemin du cimetière protestant ?
— Il n’est qu’à une centaine de yards dans cette direction. Suivons les garçons un moment puisque nous sommes venus jusqu’ici.
Oscar donna pour instruction à notre cocher de nous attendre, puis, m’enjoignant de « cesser de traînasser » et de le suivre, il traversa la route d’un pas décidé vers nos lascars.
— Les promenades bucoliques ne sont pourtant pas votre genre.
Il ignora ma remarque.
— La jeunesse est la seule chose qui mérite qu’on la possède, dit-il, le regard fixé sur les deux gamins des rues. La jeunesse est tout.
Les garçons couraient devant nous, longeant la face orientale de la pyramide en direction d’un mur de pierre qui jouxtait le monument et séparait l’accotement de la route du champ et des bois qui se trouvaient au-delà. Nous les suivîmes.
— C’est l’ancien mur d’enceinte de la ville, expliqua Oscar. Il y a des marches. Ou ce qui en tient lieu.
Nos guides escaladèrent prestement les pierres mal équarries qui saillaient hors de la muraille et disparurent au sommet. Laborieusement, transpirant nous aussi abondamment à présent, nous les imitâmes.
— Où allons-nous ?
— Je n’en ai aucune idée, me répondit Oscar, haletant. Mais c’est une aventure, c’est incontestable.
S’éloignant de la pyramide et quittant la lumière du soleil, les garçons se dirigeaient maintenant par une étroite étendue de lande vers un bouquet d’arbres à la lisière de la forêt. Une fois qu’ils y furent parvenus, ils s’arrêtèrent et se retournèrent vers nous, souriants, bras étendus.
Lorsque nous fûmes assez près, la scène nous apparut moins charmante, sinon sinistre.
Aussitôt sous les arbres, dans l’ombre où se tenaient les enfants, se trouvait une cabane de bois, d’environ quinze pieds de longueur sur dix de largeur, mais haute de six pieds tout au plus. C’était une construction de bric et de broc, branlante, délabrée, ouverte aux intempéries, avec un toit en pente et un mur sur l’arrière, mais dépourvue de façade, de côtés et de plancher. Elle aurait pu servir de refuge à des moutons ou des cochons. Le sol de l’abri était jonché pêle-mêle de matelas élimés, de couvertures dégoûtantes, de draps déchirés, de piles de journaux et de chiffons, et des reliefs d’une vie de misère : bouteilles cassées, vieux emballages et restes de nourriture glanée dans les poubelles. Tout au fond de ce taudis, près d’un petit feu à la maigre flamme, il y avait un tas d’ossements et, à côté, couché sur le sol, la silhouette recroquevillée d’un vieillard. Il était roulé dans une couverture. Son visage, nettement visible, respirait la méchanceté. Il avait le teint bilieux et le nez en forme de bec d’un cadavre, et j’aurais pu le croire mort, n’eussent été ses yeux perçants et aux aguets.
Oscar parut ne rien voir de tout cela. Il regardait fixement les deux garçons qui se tenaient souriants devant nous.
— Que Dieu nous vienne en aide, murmura-t-il. Je pressens quelque spectacle.
— Que voulez-vous dire ?
— J’entrevois comme un regard d’invite lubrique.
Les garçons nous dévisagèrent, se mirent à rire et, baissant leurs pantalons rapiécés, nous révélèrent leur nudité.