All Saints
Nous prîmes nos jambes à notre cou.
— Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais, murmura Oscar tandis que nous filions à travers la lande en direction de la pyramide.
— C’est révoltant ! m’insurgeai-je. C’est de la perversion, c’est contre nature.
— C’est inattendu, assurément, estima-t-il en riant. Votre costume de tweed, votre moustache, votre allure militaire : tout cela semble susciter un genre d’intérêt particulier sous ces latitudes méridionales.
J’ignorai sa plaisanterie.
— J’imagine que le vieux grabataire est leur maître. Ces pauvres gamins sont obligés de faire ce qu’il leur ordonne.
— Ces « pauvres gamins », comme vous dites, m’ont paru assez heureux, et même désireux, d’obéir.
— C’est un commerce immonde.
— Et ce n’est pas le seul qu’ils pratiquent. Vous avez vu la pile d’ossements à côté du vieillard ?
— Oui. Mais vendre de vieux os pour en faire de la colle est une chose. Vendre des corps juvéniles comme objet d’un vil plaisir en est une autre. C’est immoral. C’est un péché.
— Est-ce une chose si terrible que d’être en état de péché, Arthur ? me demanda-t-il en me regardant par-dessus son épaule tandis qu’il gravissait avec précaution les inégales marches de pierre qui saillaient du mur d’enceinte. Le corps commet une fois le péché et il en a terminé avec lui, car l’action est une forme de purification. Il n’en demeure plus alors que le souvenir d’une satisfaction, ou le luxe d’un regret.
— Je ne crois pas que vous ayez conscience de ce que vous dites, Oscar, répliquai-je.
Il m’arrivait d’avoir le sentiment que, chez lui, le verbiage l’emportait parfois sur le bon sens.
Nous rejoignîmes la route, où nous retrouvâmes notre voiture qui nous attendait là où nous l’avions laissée. Coiffé d’un chapeau de paille cabossé et suçotant une petite pipe en terre cuite, le cocher nous toisa avec un mépris mal dissimulé. Je devinai qu’un mot cinglant se formait sur les lèvres d’Oscar. J’intervins pour le faire taire, l’invitant à la prudence et à monter à bord.
— Cet homme ne parle pas anglais, Arthur. Et puis je suppose qu’il sait très bien ce qui se passe derrière la pyramide. Il est probable qu’il conduit régulièrement des milords britanniques jusqu’ici. Il me répugne de songer au montant du pourboire qu’escomptera ce coquin.
— L’inversion est une maladie, Oscar, grondai-je d’une voix étouffée. Ce n’est pas un sujet de plaisanterie, ajoutai-je en le fixant sans détour.
Il me rendit mon regard avec un sourire dans les yeux.
— « Dans nos rires les plus sincères, il est toujours quelque détresse ; et nos chants sont plus beaux qui parlent de tristesse. »
— Keats ?
— Shelley. Lui aussi est venu ici. Pour voir la pyramide et se recueillir sur la tombe de Keats.
Oscar interpella sèchement le cocher :
— Cimitero, avanti !
— Ne devrions-nous pas plutôt retourner à l’hôtel ?
La chaleur de l’après-midi était sèche mais néanmoins étouffante. Je n’avais pas de chapeau et ma tenue était tout à fait hors de saison. Les efforts que nous avions fournis m’avaient trempé de sueur.
— Nous allons d’abord au cimetière. Nous sommes tout près. C’est un très bel endroit. Vous y aurez moins chaud.
Il avait raison. Doublement. Située à quelques centaines de yards seulement après la pyramide et discrètement blottie contre l’antique muraille, c’était une oasis à la fraîcheur merveilleuse, entourée de pins et ombragée par de hauts cyprès. Au moment où nous en franchissions le portail en fer forgé, Oscar déclara :
— Lorsque Shelley est venu ici pour la première fois, il a eu cette parole : « Penser que quelqu’un puisse être enterré dans un lieu si agréable vous ferait tomber amoureux de la mort. »
Je ne fis aucun commentaire. Je me demandai si Shelley était réellement l’auteur de ce mot, ou si Oscar venait tout juste de l’inventer.
— Le cœur de Shelley repose ici, continua-t-il. Son corps a été incinéré sur une plage à l’embouchure de l’Arno, non loin de l’endroit où il s’est noyé. Sa dépouille a été brûlée sur place, là où la mer l’a rejetée – à cause des lois sur la quarantaine en vigueur à l’époque. Mais son cœur, le « cœur de tous les cœurs », est ici.
Comme nous nous tenions face à la plaque érigée en mémoire du poète, Oscar se tourna vers moi.
— Les ossements que nous avons vus de l’autre côté de la pyramide, étaient-ils humains ?
— Non, le rassurai-je. C’étaient des os de moutons et de vaches, je pense. D’ânes et de mules, également.
Je lui retournai son regard.
— Mais, un instant, je me suis aussi posé la question.
Nous rendîmes hommage au cœur de Shelley – il était enterré à la base d’une tour du mur extérieur du cimetière –, puis nous nous dirigeâmes vers la tombe de Keats. J’avais craint que mon ami ne se prosternât dans l’herbe ou ne se laissât aller à des sanglots hystériques. En fait, il demeura plutôt calme : plus Holmes, moins Wilde. Tandis que nous contemplions la sobre pierre tombale du poète, il remarqua :
— Keats était fasciné par le fait que des hommes pussent aller jusqu’au martyre pour leur religion, et puis il a découvert l’amour, et il a admis que, lui aussi, en serait capable. « L’amour est ma religion, disait-il. Je pourrais mourir pour lui. »
Oscar posa une main légère sur mon épaule.
— L’amour est au cœur de cette histoire de meurtre, Arthur. Je crois que nous pouvons en être certains.
— Vous êtes donc convaincu que l’énigme qui nous occupe implique un meurtre ?
— Oh oui ! Un crime des plus abjects. Et je suis également convaincu que le patient du Dr Munthe, ce prêtre « pas ordinaire », détient les clés de cette affaire. Il nous faut le rencontrer au plus vite.
Nous fîmes sa connaissance le soir même.
Nous ne nous attardâmes pas parmi les tombes et rien de notable ne se produisit lors de notre retour à l’hôtel. Lorsque nous passâmes de nouveau devant la pyramide de Cestius, nous scrutâmes la lande au-delà. Il n’y avait aucune trace des deux misérables gamins que nous y avions laissés, et leur cabane à l’orée du bois nous était cachée de la route par un vieux berger et son troupeau dispersé.
— Notre mystérieuse touffe de poils provient peut-être d’un de ces moutons, fit Oscar, songeur.
— Ce sont des chèvres, Oscar, répliquai-je.
De retour à l’Hôtel de Russie, nous prîmes le thé (un thé de Ceylan accompagné d’une tranche de quatre-quarts) en devisant sur Keats et Shelley (Oscar devisait ; je l’écoutais), puis nous regagnâmes nos chambres pour prendre un bain et nous changer. Pendant qu’Oscar somnolait sur son lit, je passai presque une heure à puiser dans ma sacoche semblait-il sans fond des lettres d’admirateurs de Sherlock Holmes. À sept heures et demie, Oscar se réveilla. À huit heures précises, nous prîmes à pied le court chemin qui, par la Via del Babuino, nous séparait de la nouvelle église anglicane. Quand nous arrivâmes à All Saints, nous y trouvâmes le Dr Axel Munthe – toujours vêtu, semblait-il, du même costume que la veille au soir – en train d’aider un ecclésiastique massif et hésitant à gravir le perron de l’édifice. Nous les rejoignîmes au moment où ils marquaient une pause devant la porte.
Munthe sourit.
— Voici l’illustre personnage dont je vous parlais hier soir, dit-il.
Je hochai la tête en guise de salut. Oscar s’inclina profondément et baisa l’anneau de l’ecclésiastique.
— Vous me flattez, protesta celui-ci en riant.
Il avait la voix sonore, riche et ample. Il s’exprimait dans un bon anglais teinté d’un fort accent italien.
— Mais vous êtes superbe, Éminence, souffla Oscar avec onctuosité.
Le dignitaire, une montagne d’homme, était sanglé dans une impressionnante soutane noire, aux parements de soie pourpre assortis à la large ceinture drapée autour de sa prodigieuse taille. Il avait une face lourde et épaisse de crapaud, et des lèvres sensuelles. Son crâne était chauve. Ses yeux globuleux luisaient. Lorsqu’il parlait, ses bajoues tressautaient.
— Vous êtes Oscar Wilde, je suppose, gronda-t-il.
Ses lèvres se mouillèrent quand il prononça ces mots, mais son attitude était parfaitement cordiale. Il se tourna vers moi et ses yeux exorbités s’agrandirent encore.
— Et vous devez être Arthur Conan Doyle. Munthe venait tout juste de me parler de vous, mais c’était inutile, car je savais déjà tout.
— Permettez-moi de vous présenter Son Éminence le cardinal Francesco Felici, maestro delle celebrazioni liturgiche pontificie, intervint Axel Munthe.
— Maître des cérémonies pontificales ! Voilà qui est merveilleux ! s’enthousiasma Oscar.
Le cardinal haussa les épaules avec une modestie outrancière.
— Nous faisons tous humblement de notre mieux.
— Et pourtant vous êtes ici, parmi des anglicans, poursuivit Oscar.
— Œuvre de mission, expliqua le prélat avec un gloussement rauque. Le Saint-Père est dans sa résidence d’été, aussi ai-je permission de quitter l’enceinte de Saint-Pierre. Je viens ici avec l’espoir de faire quelques convertis, et aussi pour voir mes amis britanniques.
— Votre anglais est remarquable, Éminence, observai-je.
— J’apprends. Nous avons un petit circolo inglese au Vatican. Et nous utilisons vos œuvres pour nous familiariser avec votre langue, Mr Conan Doyle. Nous nous les lisons mutuellement, à haute voix, après la messe, dans la sacristie attenante à la chapelle Sixtine.
— Dieu du ciel, murmurai-je.
— Nous sommes tous de fervents admirateurs du grand Sherlock Holmes.
— Le Dr Conan Doyle va nous faire une lecture ce soir, précisa Oscar.
— Une nouvelle aventure de Holmes ? s’enquit le cardinal avec excitation.
— Non, répondis-je, un tout petit peu trop sèchement.
L’imposant ecclésiastique en parut plutôt surpris. Je baissai les yeux.
— Je regrette de vous décevoir.
— Vous ne nous décevrez pas, Dr Doyle, fit une douce voix à mon épaule. J’en suis sûre.
Je me retournai. C’était Catherine English. Elle paraissait beaucoup plus jeune que la veille – moins fatiguée par le voyage et plus reposée, j’imagine.
— Je suis persuadée que, quoi que vous ayez choisi de nous lire, cela nous procurera un immense plaisir, renchérit-elle. Nous sommes tout simplement enchantés de vous avoir parmi nous. Et reconnaissants. Merci.
Elle parcourut du regard notre petit groupe assemblé au seuil du bâtiment.
— Soyez les bienvenus, messieurs. Éminence, Dr Munthe, Mr Wilde. Bienvenue.
Elle esquissa une révérence devant le cardinal, puis serra la main à Oscar et à Axel Munthe. Elle me toucha le coude et nous entraîna à l’intérieur.
— Je crains qu’il n’y ait beaucoup de monde. Nous risquons de manquer de rafraîchissements et l’étrange acoustique de cet endroit oblige à parler aussi fort que possible.
— Nous sommes en retard ? demanda le Dr Munthe.
— Non, ce sont les autres qui étaient en avance. Il arrive des dames anglaises depuis sept heures.
Nous avions traversé un étroit vestibule et étions à présent à l’entrée de l’église, tout au bout d’une allée latérale et face à une mer de têtes en mouvement. Quelques-unes étaient masculines (en général, grisonnantes et dégarnies), mais la plupart étaient féminines et arboraient une extraordinaire variété de couvre-chefs : des chapeaux petits et grands, à plumes et à voilette, des foulards, des toques, des bonnets, des bérets et des casquettes écossaises. Une centaine de femmes, au moins, devaient se presser dans la nef sonore d’All Saints.
— C’est aussi bruyant que le pavillon des singes d’un zoo, remarqua en riant Catherine English.
— Toutes les Anglaises de Rome doivent être ici, observa le cardinal Felici.
— Passé un certain âge, compléta Axel Munthe.
Tête haute, Oscar étudiait la scène.
— Ne faites jamais confiance à une femme qui porte du mauve, quel que soit son âge, ni à une femme qui, à plus de trente-cinq ans, montre un faible pour les rubans roses. Vous pouvez être sûr qu’elles ont un passé.
— Très spirituel, Mr Wilde, apprécia le prélat. Mais je pense que vous trouverez ici des dames d’un autre genre. Elles s’habillent en marron et en gris quand ce n’est pas en noir, et elles parlent d’« espoir » plutôt que de « passé ». Même les plus jeunes sont déjà mûres.
— Mais elles apprécient la présence d’un homme d’Église, nota Oscar, amusé.
— Fût-il catholique, ajouta le cardinal.
— Particulièrement s’il est catholique. Elles le savent dangereux et, pourtant, avec lui, elles se sentent en sûreté.
— Dans ce cas, je me dois d’aller les retrouver. Venez, Munthe, allons nous mêler aux Anglaises de Rome. J’imagine que la plupart sont déjà vos patientes, et que les autres ne tarderont pas à l’être.
— À tout à l’heure, fit Oscar.
— Bien sûr, répondit le cardinal. Il faut que je vous présente à tous les deux le père Joachim Bechetti. Sa santé est très fragile, mais il sera ici ce soir. C’est un ardent anglophile, et il parle votre langue à la perfection. Quand il parle. Il tiendra à vous rencontrer, j’en suis sûr. Nous nous reverrons très vite, et il faudra que vous veniez au Vatican. Nous prenons le thé comme des Anglais dans la sacristie, vous savez, avec des sandwichs au concombre.
Prenant congé de nous avec un sourire bienveillant, le cardinal Felici et le Dr Munthe se dirigèrent vers la nef pour se joindre à la foule compacte.
— Je dois trouver Martin, nous informa Catherine English. Il se cache probablement dans la sacristie.
Elle nous posa délicatement une main sur le bras.
— Attendez-moi ici, voulez-vous ? Je ne veux pas vous perdre. Je pense qu’il vaut mieux avancer les lectures que les retarder. Vous lirez le premier, Mr Wilde. De la chaire. Je me suis dit que ça ne vous dérangerait pas.
— Quand je suis en chaire, je me sens comme chez moi, déclara Oscar.
— Il faut aussi que je vous trouve du sherry. S’il en reste.
— Et du fromage italien, j’espère, ajouta Oscar.
Miss English embrassa l’église du regard et hocha la tête.
— Tout ceci nous a un peu dépassés. Nous avons invité tout le monde et tout le monde est venu.
Elle rit et nous quitta en levant les yeux au ciel. Tandis qu’elle s’éloignait, elle se retourna et nous salua d’un geste des doigts.
— Elle est folle de vous, Arthur, me glissa Oscar avec un sourire diabolique. Félicitations, mon cher.
— Ne soyez pas absurde, Oscar.
— Et vous êtes vous-même un peu épris. Ne le niez pas.
— Je le nie, vigoureusement.
— Quand on est amoureux, on commence par se tromper soi-même. Et on finit par tromper les autres.
— Ce n’est pas mon genre, Oscar, protestai-je. Je suis envers mon épouse d’une absolue fidélité et vous le savez.
— Je le déplore, Arthur. La fidélité est à la vie sentimentale ce que la cohérence est à la vie intellectuelle : tout simplement, un aveu d’échec.
— Vous êtes ridicule.
— Je suis sincère.
— Dans ce cas, je n’aime pas votre philosophie. Et, plus sûrement encore, je ne la partage pas.
Oscar sourit et considéra l’édifice bondé. Il était bien éclairé, à la fois par des bougies et des lampes électriques.
— Partagez-vous mon sentiment concernant l’ami de Munthe, le prélat débonnaire ?
— Qu’il n’a rien d’un assassin ?
— Il est trop pataud pour être un assassin. Mais il détient les clés de cette affaire, n’êtes-vous pas d’accord ? Il porte l’anneau d’or rose.
— Oui, je l’ai vu à son doigt. Mais s’il le porte, ça ne peut pas être celui que l’on a adressé à Sherlock Holmes. Celui-là se trouve dans votre portefeuille, Oscar.
— C’est exactement le même.
— Il peut exister quantité d’anneaux similaires.
— Peut-être, mais j’en doute. Mon petit doigt me dit que le maître des cérémonies de Sa Sainteté sera celui qui nous guidera jusqu’au cœur de ce mystère.
— Je l’espère, affirmai-je en touchant la poche de ma veste. Cette main coupée me pèse lourdement.
Oscar sourit de nouveau.
— Je suis heureux que vous la gardiez toujours sur vous, Arthur. C’est une sage précaution.
Il fouilla à l’intérieur de sa propre veste.
— Puisqu’on sert du sherry dans cette église, pensez-vous qu’il soit mal vu d’y fumer ?
— Très certainement.
— On mange du fromage dans le transept et je suis sûr d’avoir senti une odeur d’encens en train de brûler quelque part, dit-il en regardant autour de lui tout en produisant un étui à cigarettes en argent.
— Rangez cela, Oscar, lui ordonnai-je avec fermeté. Souvenez-vous où vous êtes.
— Vous savez, j’ai fumé une cigarette sur la scène du St James’s à la première de L’Éventail de Lady Windermere.
— Lors de votre discours de remerciement… Vous me l’avez raconté. Vous portiez un œillet vert à la boutonnière et teniez une cigarette entre les doigts de vos gants mauves. Je m’en souviens.
— Mes ennemis n’avaient pas apprécié.
Ce fut à mon tour de sourire.
— Vous avez des ennemis, Oscar ?
— Oui, dit-il en faisant claquer son étui à cigarettes et en le rangeant dans sa poche. Et je viens tout juste d’apercevoir l’un d’entre eux de l’autre côté de la nef.
Je me retournai vivement pour regarder dans la direction indiquée par mon ami, mais je ne reconnus personne, excepté le révérend Martin English qui se frayait un passage dans la foule.
— Toutes mes excuses, nous lança-t-il en s’approchant. Je suis un hôte déplorable.
— Vous vous devez à vos ouailles, répliqua Oscar d’un ton badin. Elles ont besoin de distraction.
— Elles se distraient elles-mêmes. Écoutez-les. La maison de Dieu est devenue le temple du cancan. Avec ce raffut, je ne m’entends même plus penser. Il n’y a plus de sherry.
— Et le fromage ? s’inquiéta Oscar.
— Elles ont tout dévoré.
Le clergyman hocha la tête, dépité.
— Le moment est venu d’entrer en scène, messieurs. Si vous en avez le courage.
— Nous sommes à votre service, déclara Oscar.
— Pour vous, Mr Wilde, un de vos poèmes ? Et une de vos histoires de Sherlock Holmes, Dr Doyle ? C’est cela ?
— J’avais envisagé autre chose, fis-je d’un ton sec.
— Oh ! Peu importe. Nous vous sommes très reconnaissants. Par ici, s’il vous plaît.
Il nous conduisit depuis l’allée latérale jusqu’à l’escalier de la chaire.
— Je vais dire quelques mots – vraiment quelques mots –, puis je vous présenterai comme nos invités surprises.
Il nous adressa à tous deux un regard embarrassé.
— Ce n’est pas facile pour moi, reprit-il. Je vous remercie d’avoir accepté, messieurs. Je vous dois beaucoup. Ce soir, ces dames parleront de vous, et non de moi. Ce sera une nouveauté agréable.
Il nous serra la main avec nervosité. Je tenais dans la mienne le manuscrit de l’histoire que je comptais lire : il s’agissait d’une nouvelle inédite qui se déroulait dans les Highlands.
— Je me demandais si ce n’était pas trop long.
— S’il y était question de Sherlock Holmes, ils trouveraient tous cela bien trop court, rétorqua Oscar sur le ton de la plaisanterie.
— Avez-vous votre poème, Mr Wilde ? demanda Martin English.
— Je le connais par cœur. Il est de John Keats.
— Ah, fit le révérend en ouvrant de grands yeux. Parfait.
Il prit une longue et profonde inspiration.
— Allons accomplir notre devoir.
Il se retourna, se signa, et d’un pas résolu gravit l’étroit escalier de pierre qui menait à la chaire. Tandis que nous le regardions, Oscar désigna d’un doigt approbateur ses bottines noires impeccablement cirées.
— Votre amie s’occupe bien de son frère, me chuchota-t-il.
De la chaire, le pasteur invita l’assemblée au calme.
— Bonsoir, mesdames et messieurs. Puis-je avoir un instant d’attention ?
L’individu hésitant et nerveux qui nous avait quittés une seconde auparavant paraissait désormais en pleine maîtrise de ses moyens et de son auditoire. Il parlait d’une voix claire et vibrante. Les gens se turent presque aussitôt. De notre position privilégiée derrière la chaire, nous pouvions voir la moitié de la nef.
— Que nous révèlent ces visages ? demanda Oscar.
— C’est difficile à dire, estimai-je.
— Exactement. Ils ne savent pas quoi penser de l’orateur, et nous non plus.
La seule mine réjouie que je parvenais à distinguer appartenait à Son Éminence le cardinal Felici. Il se tenait à moins de dix pieds de nous, en vedette au premier rang, cerné par un essaim de vieilles Anglaises. Les yeux levés vers le pasteur anglican d’All Saints, le maître des cérémonies pontificales arborait un sourire béat.
— Il transpire la suffisance des vertueux, vous ne trouvez pas ? murmura Oscar. Comme j’envie sa certitude.
Le Dr Munthe se trouvait à la droite du prélat, à la gauche duquel se tenait un prêtre d’un certain âge, portant manteau et barrette noirs. Il était grand et mince, mais son visage blafard était flétri et sa silhouette ployait comme un saule. Il portait des lunettes rondes aux verres fumés.
— Serait-ce le père Bechetti ? m’interrogeai-je.
— Il est aveugle ? demanda Oscar.
Le vénérable prêtre s’appuyait d’une main sur le bras du cardinal. De l’autre, il brandissait son verre de sherry, comme s’il était sur le point de proposer un toast.
— Il est gâteux ? continuai-je.
— Est-il notre assassin ? ajouta Oscar en riant sous cape. Regardez ses doigts, Arthur. Regardez-les attentivement.
— Je ne vois rien.
— Moi non plus. Le père Bechetti ne porte pas d’anneau.
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! proclama le révérend English de la chaire. Soyez les bienvenus dans cette église d’All Saints, qui sera bientôt consacrée et deviendra notre belle et nouvelle paroisse anglicane, ici même, au cœur de Rome, la Ville éternelle. De cet endroit où nous nous tenons, tournons-nous humblement vers Dieu et, tête basse dans la prière, remémorons-nous les vérités éternelles.
English s’exprimait avec une autorité naturelle et l’assemblée suivit son commandement. La brève prière terminée, il remercia toutes les personnes présentes de leur empressement et de leur générosité, « qui, pour partie, s’est déjà manifestée, et, pour beaucoup, demeure ardemment espérée ». (Cette remarque fut accueillie en silence par l’assemblée qui fixait English avec une certaine impassibilité.) Quand il poursuivit en souhaitant la bienvenue à « nos invités d’honneur », en particulier le premier secrétaire de l’ambassade britannique, représentant Son Excellence l’ambassadeur, ainsi que « nos amis et voisins » du Vatican, il y eut un murmure d’approbation manifeste, mais la nouvelle de « la présence inattendue de l’une des plus brillantes personnalités littéraires de notre époque, Mr Oscar Wilde », ne suscita aucune réaction.
Il s’établit un silence pesant tandis que le pasteur descendait de la chaire et qu’Oscar, lentement, montait y prendre place. Je souffris pour mon ami en contemplant l’océan de visages renfrognés qui se tournèrent alors vers lui.
— On m’a demandé de vous dire ce soir un poème, commença-t-il d’un ton léger. C’est pour moi un honneur. Il s’agit de quelques-uns des plus beaux vers jamais écrits, quoique, vous serez peut-être surpris de l’apprendre, ils ne soient pas de moi.
Le Dr Munthe sourit. Le cardinal Felici s’esclaffa. J’entendis une voix anglaise non loin de la chaire persifler : « Pour qui il se prend, celui-là ! »
Oscar jeta un regard dans son dos et sourit.
— Quoi qu’il en soit, voici ce poème… Il s’intitule La Veille de la Sainte-Agnès1.
La veille de la Sainte-Agnès, ah ! comme le froid était âpre !
Le hibou, malgré toutes ses plumes, était perclus.
Le lièvre boitait, tout tremblant, par l’herbe glacée
Et silencieux était le troupeau dans son bercail laineux.
Gourds étaient les doigts du diseur de chapelets
Tandis qu’il égrenait son rosaire et que son souffle glacé
Comme pieux encens montant d’un encensoir antique
Semblait, avant la mort, s’envoler vers le ciel,
Et passait devant l’image de la douce Vierge cependant qu’il disait sa prière.
Il récita magnifiquement, d’une voix mélodieuse, et les mots sortaient de lui comme la musique d’un violoncelle. Il n’avait pas dit quatre vers qu’il tenait déjà l’assistance sous son emprise. Je jetai un regard au gras cardinal : il le fixait avec un sourire admiratif.
Mais alors qu’Oscar achevait le premier vers de la seconde strophe – « Il dit sa prière, ce patient, ce saint homme » –, le vieux prêtre qui se tenait à côté du prélat bascula tout à coup en avant et jeta son verre de sherry qui se brisa violemment sur le sol. Puis il s’écria : « Non, non ! », comme s’il était pris de violentes douleurs, et il s’effondra misérablement et vint former un petit tas sur les dalles de marbre de l’église.
1. John Keats, 1820. Traduction de la duchesse de Clermont-Tonnerre.