Ce faux et lâche respect, que les hommes portent aux anciens1, produit un très grand nombre d’effets très pernicieux qu’il est à propos de remarquer.
Le premier est, que les accoutumant à ne pas faire usage de leur esprit, il les met peu à peu dans une véritable impuissance d’en faire usage. Car il ne faut pas s’imaginer, que ceux qui vieillissent sur les livres d’Aristote et de Platon, fassent beaucoup d’usage de leur esprit. Ils n’emploient ordinairement tant de temps à la lecture de ces livres, que pour tâcher d’entrer dans les sentiments de leurs auteurs ; et leur but principal est de savoir au vrai les opinions qu’ils ont tenues, sans se mettre beaucoup en peine de ce qu’il en faut tenir, comme on le prouvera dans le chapitre suivant. Ainsi la science et la philosophie qu’ils apprennent, est proprement une science de mémoire, et non pas une science d’esprit. Ils ne savent que des histoires et des faits, et non pas des vérités évidentes ; et ce sont plutôt des historiens, que de véritables philosophes, des hommes qui ne pensent point, mais qui peuvent raconter les pensées des autres2.
Le second effet que produit dans l’imagination la lecture des anciens, c’est qu’elle met une étrange confusion dans toutes les idées de la plupart de ceux qui s’y appliquent. Il y a deux différentes manières de lire les auteurs : l’une très bonne, et très utile, et l’autre fort inutile, et même dangereuse. Il est très utile de lire, quand on médite ce qu’on lit : quand on tâche de trouver par quelque effort d’esprit la résolution des questions, que l’on voit dans les titres des chapitres avant même que de commencer à les lire : quand on arrange, et quand on confère les idées des choses les unes avec les autres : en un mot, quand on use de sa raison. Au contraire, il est inutile de lire, quand on n’entend pas ce qu’on lit3 : mais il est dangereux de lire, et de concevoir ce qu’on lit, quand on ne l’examine pas assez pour en bien juger, principalement si l’on a assez de mémoire pour retenir ce qu’on a conçu, et assez d’imprudence pour y consentir4. La première manière éclaire l’esprit : elle le fortifie, et elle en augmente l’étendue. La seconde en diminue l’étendue, et elle le rend peu à peu faible, obscur et confus.
Or la plupart de ceux qui font gloire de savoir les opinions des autres, n’étudient que de la seconde manière. Ainsi, plus ils ont de lecture, plus leur esprit devient faible et confus. La raison en est, que les traces de leur cerveau se confondent les unes les autres, parce qu’elles sont en très grand nombre, et que la raison ne les a pas rangées par ordre5 ; ce qui empêche l’esprit d’imaginer et de se représenter nettement les choses dont il a besoin. Quand l’esprit veut ouvrir certaines traces, d’autres plus familières se rencontrant à la traverse, il prend le change6. Car la capacité du cerveau n’étant pas infinie, il est presque impossible que ce grand nombre de traces formées sans ordre ne se brouillent, et n’apportent de la confusion dans les idées. C’est pour cette même raison, que les personnes de grande mémoire ne sont pas ordinairement capables de bien juger des choses, où il faut apporter beaucoup d’attention.
Mais ce qu’il faut principalement remarquer, c’est que les connaissances qu’acquièrent ceux qui lisent sans méditer, et seulement pour retenir les opinions des autres, en un mot toutes les sciences qui dépendent de la mémoire, sont proprement de ces sciences qui enflent7, à cause qu’elles ont de l’éclat et qu’elles donnent beaucoup de vanité à ceux qui les possèdent. Ainsi ceux qui sont savants en cette manière, étant d’ordinaire remplis d’orgueil et de présomption, prétendent avoir droit de juger de tout, quoiqu’ils en soient très peu capables ; ce qui les fait tomber dans un très grand nombre d’erreurs.
Mais cette fausse science fait encore un plus grand mal. Car ces personnes ne tombent pas seules dans l’erreur, elles y entraînent avec elles presque tous les esprits du commun ; et un fort grand nombre de jeunes gens, qui croient comme des articles de foi toutes leurs décisions8. Ces faux savants les ayant souvent accablés par le poids de leur profonde érudition, et étourdis tant par des opinions extraordinaires que par des noms d’auteurs anciens et inconnus, se sont acquis une autorité si puissante sur leurs esprits, qu’ils respectent, et qu’ils admirent comme des oracles tout ce qui sort de leur bouche, et qu’ils entrent aveuglément dans tous leurs sentiments. Des personnes même beaucoup plus spirituelles et plus judicieuses, qui ne les auraient jamais connus, et qui ne sauraient point d’autre part ce qu’ils sont, les voyant parler d’une manière si décisive, et d’un air si fier, si impérieux et si grave, auraient quelque peine à manquer de respect et d’estime pour ce qu’ils disent, parce qu’il est très difficile de ne rien donner à l’air et aux manières. Car de même qu’il arrive souvent, qu’un homme fier et hardi, en maltraite d’autres plus forts, mais plus judicieux et plus retenus que lui, ainsi ceux qui soutiennent des opinions qui ne sont ni vraies, ni même vraisemblables, font souvent perdre la parole à leurs adversaires, en leur parlant d’une manière impérieuse, fière, ou grave qui les surprend.
Or ceux de qui nous parlons ont assez d’estime d’eux-mêmes, et de mépris des autres, pour s’être fortifiés dans un certain air de fierté, mêlé de gravité et d’une feinte modestie, qui préoccupe et qui gagne ceux qui les écoutent.
Car il faut remarquer, que tous les différents airs des personnes de différentes conditions, ne sont que des suites naturelles de l’estime que chacun a de soi-même par rapport aux autres, comme il est facile de le reconnaître si l’on y fait un peu de réflexion9. Ainsi l’air de fierté et de brutalité, est l’air d’un homme qui s’estime beaucoup, et qui néglige assez l’estime des autres. L’air modeste est l’air d’un homme qui s’estime peu, et qui estime assez les autres. L’air grave est l’air d’un homme qui s’estime beaucoup, et qui désire fort d’être estimé ; et l’air simple, celui d’un homme qui ne s’occupe guère de soi ni des autres. Ainsi tous les différents airs qui sont presque infinis ne sont que des effets que les différents degrés d’estime que l’on a de soi et de ceux avec qui l’on converse, produisent naturellement sur notre visage, et sur toutes les parties extérieures de notre corps. Nous avons déjà parlé dans le chapitre IV, de cette correspondance qui est entre les nerfs qui excitent les passions au dedans de nous, et ceux qui les témoignent au dehors par l’air qu’ils impriment sur le visage.
1 Voyez le premier article du chapitre précédent.
2 Cette affirmation est à rapprocher de Descartes écrivant : « Il faut lire les ouvrages des Anciens, parce qu’il est pour nous d’un immense profit de pouvoir tirer parti des efforts d’un si grand nombre de personnes […]. Il est cependant fort à craindre que peut-être certains germes d’erreurs, contractés à partir d’une lecture trop assidue de leurs ouvrages, ne s’accrochent à nous malgré ce que nous en ayons, et nonobstant toutes nos précautions. Les auteurs en effet sont d’habitude enclins, chaque fois qu’ils en sont venus, par un acte de foi irraisonné, à prendre un parti en un sens ou en un autre sur quelque opinion controversée, à tenter sans relâche de nous amener du même côté par les arguments les plus subtils » (Règles pour la direction de l’esprit, III, AT X, 366-367).
3 « Car jamais, par exemple, nous ne deviendrons mathématiciens, même en connaissant par cœur toutes les démonstrations des autres, si notre esprit n’est pas en même temps capable de résoudre n’importe quel problème ; et nous ne deviendrons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et que nous sommes incapables de porter un jugement assuré sur les sujets qu’on nous propose ; dans ce cas en effet, ce ne sont point des sciences que nous aurions apprises, semble-t-il, mais de l’histoire » (Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, III, AT X, 366-367).
4 « Y consentir », c’est-à-dire y souscrire.
5 La notion d’ordre est fondamentale dans la méthode cartésienne. L’ordre, c’est l’ordre de la déduction et donc en quelque sorte le processus même de la pensée. Il évite la précipitation et la confusion. « Toute la méthode consiste dans l’ordre et la disposition des choses vers lesquelles il faut tourner le regard de l’esprit, pour découvrir quelque vérité » (Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, V, AT X, 379).
6 « À la traverse » : de travers, faisant obstacle à. « Prendre le change », c’est-à-dire se tromper.
7 Scientifia inflat (I Cor., VIII, I) [Mais la science enfle].
8 Apparition du thème de l’imitation qui sera approfondi plus loin. La recherche de disciples préoccupe beaucoup les différents courants philosophiques nouveaux à l’époque, et notamment le cartésianisme. Ce dernier doit notamment lutter contre la philosophie scolastique qui domine dans les universités en attirant la jeunesse éclairée. En se posant en continuateur de Descartes avec sa Recherche de la vérité, Malebranche tente de capter ce public cartésien.
9 La typologie des « airs » s’appuie sur le développement plus ou moins important de l’estime de soi, critère qui relève à la fois des écrits des moralistes et des théologiens.