Chapitre III

I. De la force de l’imagination de certains auteurs.

II. De Tertullien.

 

Une des plus grandes et des plus remarquables preuves de la puissance que les imaginations ont les unes sur les autres, c’est le pouvoir qu’ont certains auteurs de persuader sans aucunes raisons. Par exemple, le tour des paroles de Tertullien, de Sénèque, de Montaigne, et de quelques autres, a tant de charmes, et tant d’éclat, qu’il éblouit l’esprit de la plupart des gens, quoique ce ne soit qu’une faible peinture, et comme l’ombre de l’imagination de ces auteurs. Leurs paroles toutes mortes qu’elles sont, ont plus de vigueur que la raison de certaines gens. Elles entrent, elles pénètrent, elles dominent dans l’âme d’une manière si impérieuse, qu’elles se font obéir sans se faire entendre, et qu’on se rend à leurs ordres sans les savoir. On veut croire mais on ne sait que croire : car lorsqu’on veut savoir précisément ce qu’on croit, ou ce qu’on veut croire, et qu’on s’approche, pour ainsi dire, de ces fantômes pour les reconnaître, ils s’en vont souvent en fumée avec tout leur appareil et tout leur éclat.

Quoique les livres des auteurs que je viens de nommer, soient très propres pour faire remarquer la puissance, que les imaginations ont les unes sur les autres, et que je les propose pour exemple, je ne prétends pas toutefois les condamner en toutes choses. Je ne puis pas m’empêcher d’avoir de l’estime pour certaines beautés qui s’y rencontrent, et de la déférence pour l’approbation universelle qu’ils ont eue pendant plusieurs siècles1. Je proteste enfin que j’ai beaucoup de respect pour quelques ouvrages de Tertullien, principalement pour son apologie contre les Gentils, et pour son livre des prescriptions contre les hérétiques, et pour quelques endroits des livres de Sénèque, quoique je n’aie pas beaucoup d’estime pour tout le livre de Montaigne2.

 

Tertullien3 était à la vérité un homme d’une profonde érudition, mais il avait plus de mémoire que de jugement, plus de pénétration et plus d’étendue d’imagination, que de pénétration et d’étendue d’esprit. On ne peut douter enfin, qu’il ne fût visionnaire dans le sens que j’ai expliqué auparavant, et qu’il n’eût presque toutes les qualités que j’ai attribuées aux esprits visionnaires. Le respect qu’il eut pour les visions de Montanus et pour ses prophétesses4, est une preuve incontestable de la faiblesse de son jugement. Ce feu, ces emportements, ces enthousiasmes sur de petits sujets, marquent sensiblement le dérèglement de son imagination. Combien de mouvements irréguliers dans ses hyperboles et dans ses figures ? Combien de raisons pompeuses et magnifiques, qui ne prouvent que par leur éclat sensible, et qui ne persuadent qu’en étourdissant et qu’en éblouissant l’esprit.

À quoi sert, par exemple, à cet auteur, qui veut se justifier d’avoir pris le manteau de philosophe5, au lieu de la robe ordinaire, de dire que ce manteau avait autrefois été en usage dans la ville de Carthage6 ? Est-il permis présentement de prendre la toque et la fraise à cause que nos pères s’en sont servis ? Et les femmes peuvent-elles porter des vertugadins et des chaperons7, si ce n’est au carnaval, lorsqu’elles veulent se déguiser en masque.

Que peut-il conclure de ces descriptions pompeuses et magnifiques des changements qui arrivent dans le monde, et que8 peuvent-elles contribuer à sa justification ? La lune est différente dans ses phases, l’année dans ses saisons, les campagnes changent de face l’hiver et l’été. Il arrive des débordements d’eaux qui noient des provinces entières, et des tremblements de terre qui les engloutissent. On a bâti de nouvelles villes ; on a établi de nouvelles colonies ; on a vu des inondations de peuples qui ont ravagé des pays entiers ; enfin toute la nature est sujette au changement. Donc il a eu raison de quitter la robe pour prendre le manteau. Quel rapport entre ce qu’il doit prouver, et entre tous ces changements, et plusieurs autres qu’il recherche avec grand soin, et qu’il décrit avec des expressions forcées, obscures, et guindées. Le paon9 se change à chaque pas qu’il fait, le serpent entrant dans quelque trou étroit sort de sa propre peau, et se renouvelle : donc il a raison de changer d’habit ? Peut-on de sang-froid, et de sens rassis10 tirer de pareilles conclusions, et pourrait-on les voir tirer sans en rire, si cet auteur n’étourdissait et ne troublait l’esprit de ceux qui le lisent ?

Presque tout le reste de ce petit livre de Pallio, est plein de raisons aussi éloignées de son sujet que celles-ci, lesquelles certainement ne prouvent qu’en étourdissant, lorsqu’on est capable de se laisser étourdir : mais il serait assez inutile de s’y arrêter davantage. Il suffit de dire ici, que si la justesse de l’esprit, aussi bien que la clarté et la netteté dans le discours, doivent toujours paraître en tout ce qu’on écrit, puisqu’on ne doit écrire que pour faire connaître la vérité, il n’est pas possible d’excuser cet auteur, qui au rapport même de Saumaise11, le plus grand critique de nos jours, a fait tous ses efforts pour se rendre obscur ; et qui a si bien réussi dans son dessein, que ce commentateur était prêt de jurer, qu’il n’y avait personne qui l’entendît parfaitement. Mais, quand le génie de la nation, la fantaisie de la mode qui régnait en ce temps-là, et enfin la nature de la satire ou de la raillerie seraient capables de justifier en quelque manière ce beau dessein de se rendre obscur et incompréhensible ; tout cela ne pourrait excuser les méchantes raisons et l’égarement d’un auteur, qui dans plusieurs autres de ses ouvrages, aussi bien que dans celui-ci, dit tout ce qui lui vient dans l’esprit ; pourvu que ce soit quelque pensée extraordinaire, et qu’il ait quelque expression hardie par laquelle il espère faire parade de la force, ou pour mieux dire, du dérèglement de son imagination.


1 Voyez les Éclaircissements [Éclaircissement IX].

2 En tant qu’auteur chrétien, Tertullien est donc un peu moins malmené que ces deux compères, l’un païen (Sénèque), l’autre suspect d’un point de vue théologique du fait de son scepticisme (Montaigne).

3 Tertullien (150 ?-222 ?) est un auteur latin chrétien connu pour la violence de son style et la rigueur de ses prescriptions. Exalté, excessif, il recourt parfois plus aux imprécations qu’aux arguments. Malebranche s’attaque ici surtout à son absence de jugement qui le soumet à l’imagination des autres (comme le prophète hérétique Montanus) et qui explique en retour qu’il agisse sur l’imagination du public. Cela se traduit dans son style d’écriture. Enfin, Tertullien est très influencé par les stoïciens (et notamment Sénèque) et même par Aristote alors qu’il condamne généralement Platon. Il se situe donc dans une tradition opposée à celle de Malebranche.

4 Le montanisme (IIe siècle) fait partie des nombreuses hérésies chrétiennes des premiers siècles. Il prône la supériorité du prophétisme sur la hiérarchie de l’Église. L’inspiration stoïcienne y est sensible, ce qui plut certainement à Tertullien, qui adhéra quelques temps à cette secte. Or Malebranche est très opposé à cette philosophie qui bénéficie (comme l’épicurisme ou le scepticisme) de la vogue des philosophies antiques à l’âge classique (cf. le chapitre suivant sur Sénèque). Et ce, notamment parce qu’elle suppose une maîtrise de soi qui relève de l’orgueil et se révèle contradictoire avec la condition de l’homme déchu. De plus, tout mouvement prophétique a tendance à s’appuyer avant tout sur l’imagination (celle du prophète, celle des fidèles) au détriment de la raison, ce qui n’est pas non plus pour plaire à Malebranche.

5 Le manteau (pallium en latin) est l’emblème du philosophe.

6 On retrouve le mépris des cartésiens pour la tradition et la coutume, qui ne sont pas sources évidentes de légitimité.

7 La « fraise » est une collerette plissée et empesée double ; le « vertugadin » est un bourrelet fixé autour des hanches pour faire bouffer une jupe. Ces deux accessoires sont totalement démodés à l’époque de Malebranche. Il est amusant que celui-ci choisisse un exemple vestimentaire lié à la mode pour soutenir son argument. Mais c’est justement pour répondre à l’imagination forte de l’auteur dont il traite.

8 « Que », c’est-à-dire en quoi.

9 Chap. II et III de De Pallio.

10 « Rassis », c’est-à-dire calme, mûri par la réflexion.

11 Multos etiam vidi postquam bene oestuassent ut eum assequerentur, nihil praeter sudorem et inanem animi fatigationem lucratos, ab ejus lectione discessisse. Sic qui Scotinus haberi viderique dignus, qui hoc cognomentum haberet, voluit, adeo quod voluit a semetipso impetravit, et efficere id quod optabat valuit, ut liquido jurare ausim neminem ad hoc tempus extitisse, qui possit jurare hunc libellum a capite ad calcem usque totum a se non minus bene intellectum quant lectum (Salm. in epist. dedic. Comment. in Tert) [ « J’en ai même vu beaucoup qui, après s’être bien échauffés à le suivre, ont abandonné sa lecture, sans avoir rien gagné que de la sueur et une vaine fatigue de l’esprit. Ainsi celui qui voulu être digne de celui qui porta ce surnom “l’Obscur” obtint ce qu’il voulait, et put réaliser ce qu’il souhaitait, au point que j’oserais jurer tout net qu’il n’y a encore eu personne qui pût jurer avoir aussi bien compris que lu ce petit livre, depuis le début jusqu’à la fin »] [commentaire latin du De pallio, Leyde, 1656].