« Ce n’est pas que [Malebranche] eût apporté aucun soin à cultiver les talents de l’imagination, au contraire il s’est toujours fort attaché à les décrier ; mais il en avait naturellement une fort noble, et fort vive, qui travaillait pour un Ingrat malgré lui-même, et qui ornait la raison en se cachant d’elle. »
B. Fontenelle, Éloge du père Malebranche,
22 avril 1716.
L’IMAGINATION AU XVIIe SIÈCLE :
ENTRE TRADITION ET RENOUVEAU
Définitions
L’imagination est la faculté des images : elle a pour rôle de présenter à l’esprit des images issues des objets saisis par les sens. Elle est ainsi capable de reproduire ces objets et sert de médiation entre le monde extérieur et l’esprit qui l’appréhende. On la distingue le plus souvent de la sensation en disant que cette dernière opère seulement en présence même des objets qu’elle sent, tandis que l’imagination peut présenter des images des objets en leur absence. Le jugement porté sur l’imagination dépend donc en grande partie de la valeur qu’on accorde à l’image qu’elle produit : fidèle ou trompeuse, maîtrisable ou envahissante. De là dépend également la fonction que l’on reconnaît à l’imagination dans le développement de l’intelligence. La capacité de produire des objets en leur absence permet une plus grande autonomie de l’esprit, qui n’est plus dépendant de la sensation. Mais la puissance des images peut aussi empêcher l’intelligence de travailler sur un matériau abstrait et purement théorique, en la ramenant toujours du côté des informations des sens.
Quelles orientations reflètent les dictionnaires de l’époque de Malebranche ? Leurs définitions font ressortir la polysémie du terme. L’article du Dictionnaire de l’Académie française (1694) explique que le mot « imagination » signifie « la faculté de l’âme qui imagine. Il signifie aussi, Pensée, conception. Il signifie encore, Créance, opinion qu’on a de quelque chose. Il signifie, Fantaisie erronée et bizarre ». Ces différentes approches montrent que l’imagination peut être associée à l’intelligence ou au contraire à la croyance et à l’illusion. Dans l’article du Dictionnaire universel de Furetière (1690), la notion d’imagination est associée à celle de « puissance ». L’imagination serait en effet « la seconde des puissances que l’on attribue à l’âme sensitive ». On trouve également l’expression de « force de l’imagination » (qui vient du platonicien Marsile Ficin au XVe siècle mais qui est vraiment popularisée par Montaigne qui l’utilise comme titre d’un de ses Essais) en un sens qui n’est pas seulement négatif, c’est-à-dire associé à l’illusion et au délire, mais au sens d’une faculté créatrice : « une forte imagination, c’est ce qui sert à trouver de belles inventions, des choses difficiles à concevoir ». Un poète peut avoir de « belles imaginations », tandis qu’un homme peut se remplir « de cent folles imaginations ». Cette force d’imagination est enfin souvent illustrée par l’exemple de la femme enceinte imprimant à son enfant les marques de son imagination, exemple plus que central chez Malebranche.
La typologie de l’imagination est donc difficile à établir. Les lexicographes et les philosophes de l’époque semblent être eux-mêmes embarrassés pour l’établir rigoureusement, sans doute parce qu’il est difficile de dire si l’imagination est un lieu, une matière, un organe ou une faculté et si son rôle est d’être une capacité de stockage, de représentation, de modification ou de création des images. Si l’on peut utiliser le terme assez général de faculté (au sens de fonction constituant un pouvoir spécial), est-ce une faculté de l’âme ou du cerveau ? Est-elle toujours illusoire ou au contraire nécessaire à l’esprit ? Est-elle créatrice ou reproductrice ? L’âge classique soulève toutes ces questions de manière cruciale et fait connaître des évolutions importantes aux définitions de l’imagination. Ces difficultés de définition s’expliquent par l’influence de traditions philosophiques divergentes.
L’imagination dans la tradition philosophique
On distingue en général deux grandes orientations dans la compréhension de la faculté imaginative. Celle de Platon, hostile à cette faculté qui se nourrit d’images dont le statut est fort ambigu. L’image est par définition une copie et ainsi se pose toujours la question de sa fidélité (nécessairement partielle) à l’original. À cette tradition s’oppose celle d’Aristote, plus attentive à la spécificité de ce travail sur les images. Celui-ci rappelle que l’imagination (phantasia) et la lumière (phos) ont la même racine étymologique1. Il y a donc un lien étroit entre l’image (phantasma) et le phénomène (phainoménon). Dénoncer l’imagination, c’est ainsi se priver du moyen de connaître. L’aristotélisme médiéval conforte le rôle nécessaire et positif de l’imagination dans le travail de l’intelligence. Mais d’autres courants antiques se méfient de la puissance imaginative, notamment les stoïciens. Pour eux, elle est d’abord la faculté de l’opinion et non de la connaissance. Elle produit toujours un trouble dans les représentations, car elle a partie liée avec les passions, au point qu’elle peut être à l’origine de la folie. Dès lors, elle marque une impuissance de la raison, car elle rend incapable de juger correctement. L’imagination empêche donc toute maîtrise de soi et Épictète considère que la lutte de la raison contre l’imagination peut se comparer à celle du marin face à la tempête2. Même s’il n’utilise pas le terme d’imaginatio, Sénèque en dénonce aussi les dangers et insiste sur sa puissance, dans des termes que reprendront nombre de moralistes du siècle classique. Elle est une puissance de choisir entre différentes images, et c’est à ce titre qu’elle est une menace, car elle impose ses objets à la raison.
Les analyses de l’imagination faites par Montaigne doivent beaucoup à celles des stoïciens. La superficialité des visions imaginatives n’est jamais un frein au trouble et à la conviction qu’elles produisent. Si bien qu’il faut opposer clairement imagination et pensée, et le sage doit absolument s’en défier. Les néo-stoïciens3 du XVIIe siècle commentent notamment le conflit entre imagination et volonté mis en évidence par Épictète. Or, curieusement, on reproche à ces mêmes stoïciens d’être guidés par l’imagination ; cette critique n’est pas seulement propre à Malebranche. On la trouve par exemple également chez Pascal (Entretien avec Sacy sur la philosophie, 1665) ou chez Saint-Évremond (Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone, 1664). La pensée stoïcienne occupe une place intéressante dans la philosophie classique : elle est dénoncée mais souvent pillée, parfois par les mêmes auteurs. Ainsi, Malebranche n’hésite pas, dans ses chapitres sur l’imagination, à reprendre des arguments montaniens ou stoïciens pour critiquer Montaigne ou les philosophes du Portique !
Si l’âge classique se méfie souvent de l’imagination, c’est à cause de son lien trop étroit avec le corps. Elle informe l’âme et peut lui servir d’adjuvant, mais elle se nourrit des sensations et l’influence au gré des passions de l’individu. La condamnation de l’imagination est dominante chez les rationalistes (Descartes, Malebranche) et les spiritualistes (Pascal). Elle est « maîtresse d’erreur et de fausseté » pour Pascal, c’est une « folle qui fait la folle » pour Malebranche ; bref, il semble impossible de lui accorder un rôle positif, qu’il soit psychologique ou plus précisément intellectuel. Chez Descartes, l’imagination est liée à l’opinion et aux passions. Elle empêche non seulement l’épanouissement intellectuel, mais également spirituel, comme le souligne Pascal. Les analyses de ce dernier sont particulièrement intéressantes, car il présente l’imagination en termes de puissance. L’imagination est une faculté qui cherche à prendre possession de l’esprit tout entier. Elle est envahissante, exclusive et combat les autres facultés pour régner absolument4.
Le XVIIe siècle constitue donc un moment critique dans l’histoire de la notion d’imagination : si l’imagination a toujours été conçue comme puissance trompeuse, elle n’en restait pas moins jusque-là associée nettement au processus de la création (notamment artistique) et au processus de la connaissance, via la tradition aristotélicienne. Cette dernière subsiste encore à l’université ou au contraire chez certains empiristes hétérodoxes comme P. Gassendi, mais sa pertinence est profondément mise en cause par les rationalistes, notamment cartésiens. Pour les aristotéliciens, toute connaissance vient des sens qui livrent des images synthétisées par le sens commun, stockées par la mémoire et qui peuvent être abstraites par l’intellect. Pour les cartésiens au contraire, les sens sont d’abord présentés comme fauteurs d’illusions (cf. l’image du bâton apparemment brisé quand on le plonge à demi dans l’eau) et il y a une source plus fondamentale et plus sûre de connaissance que ces images sensorielles, ce sont les idées innées. Toutes les idées contenues dans l’esprit humain ne sont pas le résultat d’un double processus de mémorisation et d’abstraction à partir d’informations des sens, les plus fondamentales d’entre elles sont au contraire déjà dans l’esprit, avant qu’il ne sente ou n’imagine, déposées là par Dieu.
Par opposition à ces idées innées, claires, distinctes et dont la véracité est garantie par le Créateur, les images issues des sens sont toujours sujettes à caution, car elles sont des copies biaisées de la réalité. On utilise alors volontiers les termes de « fantasmes » ou de « fantômes » pour les désigner. Malebranche écrit ainsi : « il n’est pas concevable que l’esprit reçoive quelque chose du corps et qu’il devienne plus éclairé qu’il n’est en se tournant vers lui, ainsi que les philosophes le prétendent, qui veulent que ce soit par conversion aux fantômes, ou aux traces du cerveau, […] que l’esprit aperçoive toutes choses5 ». L’imagination semble dès lors devoir revêtir un sens largement négatif.
Mais en fait, la condamnation de l’imagination est plus massive chez les moralistes que chez les rationalistes. Descartes renouvelle la problématique sur l’imagination, mais il ne dénonce pas unilatéralement cette faculté. L’imagination est certes un mécanisme reproducteur, mais qui a rapport avec la volonté infinie. Dès lors, elle doit devenir objet de la psychologie rationnelle et ne pas être seulement dénoncée comme puissance trompeuse. Rappelons d’ailleurs que chez les cartésiens, la perception désigne tous les actes de l’intelligence, car elle consiste à apercevoir par l’entendement. Il y a donc là aussi une continuité entre les facultés corporelles et intellectuelles qui fait de l’imagination une des facultés de la connaissance, même si en toute rigueur, l’intellection n’a pas besoin d’elle pour fonctionner car elle ne travaille pas à partir d’images.
L’imagination est donc philosophiquement fondamentale, car elle manifeste l’union entre le corps et l’esprit. Elle construit en effet des images, mais elle est également capable de construire des figures et donc de jouer un rôle en mathématiques en représentant des abstractions. Malebranche reprend ce constat et consacre un chapitre entier à l’imagination en géométrie (Recherche de la vérité, VI, I, IV). Mais attention, chez Malebranche comme chez Descartes, l’imagination reste totalement subordonnée à l’entendement dans le travail mathématique6.
Les ambiguïtés de la puissance
C’est immédiatement en termes de puissance que Malebranche présente l’imagination, au début du livre qui lui est consacré : « la faculté d’imaginer, ou l’imagination ne consiste que dans la puissance qu’a l’âme de se former des images des objets7 ».
Le terme de « puissance » évoque un pouvoir, une force, mais également une potentialité. Dire que l’imagination domine l’homme ou qu’elle le domine en puissance n’est pas du tout la même chose. La notion de puissance au sens de potentialité vient d’Aristote, qui l’articule à la notion d’acte. Chaque type d’être recèle en puissance (de par son essence, mais non encore réalisée dans l’existence) un ensemble de caractéristiques, qui doivent être actualisées par cet être pour qu’il soit vraiment conforme à son essence. Mais le passage de la puissance à l’acte, du virtuel au réel, nécessite une série de conditions qui ne sont pas toujours réunies. La puissance peut ainsi ne jamais s’actualiser. Selon un exemple aristotélicien, on dira que l’homme est un animal politique par nature, c’est-à-dire qu’en puissance son essence est de vivre dans une cité, mais il arrive que cette puissance ne se réalise jamais (par exemple dans le cas d’un ermite qui vit loin des sociétés humaines). L’essence est bien la même chez tous les humains, mais elle reste en puissance chez certains d’entre eux.
Il faut donc retenir ce premier sens du terme de puissance et la distinction faite par Aristote entre puissance active (principe de changement dans son être ou dans un autre) et puissance passive (fait d’être changé par un autre)8. Si on articule la notion de potentialité à la question de l’imagination, on se rend compte que cette dernière peut effectivement être considérée comme un des éléments de la psychologie humaine. À cet égard, l’imagination est en puissance en chaque homme, mais cela ne signifie pas qu’elle trouve les conditions pour s’actualiser et se développer. Un homme peut être sans imagination, sans fantaisie, sans capacité à créer des images mentales dégagées de celles qu’il perçoit spontanément par le biais des sens. Malebranche fait ainsi l’hypothèse d’un homme bien élevé et donc non marqué par l’imagination de sa mère ou de sa nourrice qui arrive à l’âge adulte, libre de préjugés, et donc capable d’exercer son esprit sans recourir à l’imagination. L’imagination peut aussi rester en puissance si d’autres facultés ou passions viennent la contrebalancer et la combattre. Dans ce second cas, ce n’est plus l’imagination en elle-même qui a du mal à s’actualiser, c’est l’efficacité des remparts établis contre son développement qui explique qu’elle ne soit que potentielle. Cette hypothèse est également avancée par Malebranche comme un bon moyen de combattre les dégâts d’une imagination trop vive, soit en mobilisant la raison contre elle, soit en suscitant les images d’autres passions opposées à la passion dominante.
Le deuxième sens du terme de puissance est celui de capacité. La capacité est plus qu’une simple potentialité, c’est une faculté effective d’agir. Être susceptible de faire quelque chose n’est pas tout à fait la même chose qu’être capable de faire quelque chose. En ce deuxième sens, on peut dire que tous les hommes ont la capacité d’imaginer en tant qu’ils forment des images, dérivées ou non de représentations données par les sens. La puissance de l’imagination doit alors se comprendre comme la mise en œuvre de potentialités. Cette capacité est évidente et nécessaire chez l’homme pécheur, selon Malebranche, puisque Dieu fait en sorte que l’imagination serve à la survie de la créature, comme on le verra. L’imagination est donc une capacité générale de l’homme qui lui donne le pouvoir de subsister dans un monde qui ne lui est plus favorable comme il l’était avant le péché. Mais cette capacité si importante dans l’état postlapsaire (après le péché) peut être mobilisée efficacement ou non.
Ce constat permet de passer au troisième sens du terme de puissance : la puissance au sens du pouvoir, de la force, de l’exercice effectif de la capacité en tant que rien ne lui résiste et qu’elle peut aller en augmentant. Ce déploiement qui écarte ce qui lui fait obstacle s’explique par plusieurs paramètres, qui s’avèrent physiologiques, psychologiques et théologiques chez Malebranche. Comme ces paramètres sont variés et diffèrent en intensité selon les individus, il y a autant de degrés de puissance de l’imagination qu’il y a d’hommes. L’auteur insiste bien sur ce point. On peut faire une typologie générale de l’imagination : elle est forte ou faible et quand elle est forte, elle est contagieuse ou non (folie communicative ou solitaire). Mais il n’en demeure pas moins que cette typologie est générale et donc grossière et que le pouvoir de l’imagination est différent en chacun. En ce sens, il est donc plus judicieux de parler des puissances de l’imagination que de la puissance de l’imagination.
L’AUTEUR ET SON OUVRAGE
Malebranche
Nicolas Malebranche, parfait contemporain de Louis XIV (1638-1715), est un cadet de famille aisée destiné à la prêtrise dès son jeune âge. Il devient donc prêtre de l’Oratoire, mais la lecture de Descartes va bouleverser son existence en faisant également de lui un philosophe. L’anecdote veut que son cœur se met à battre violemment lorsqu’il ouvre, par hasard, l’ouvrage le Traité de l’homme de Descartes chez un libraire en 1664. Cette rencontre presque passionnelle avec la philosophie cartésienne oriente profondément sa pensée et l’on peut le définir comme un cartésien original. Son ordre religieux, l’Oratoire, favorise longtemps cette inclination. Il s’agit en effet d’un ordre libéral qui admet officiellement, dans une charte rédigée à l’intention de ses membres (Ve assemblée générale de 1644), que ceux-ci soutiennent et même professent toutes les théories qui leur semblent justes, à condition qu’elles ne soient pas contraires à la foi. Parallèlement, ceux des membres de l’ordre qui se distinguent par leur travail théorique sont dispensés de toute autre occupation, ce qui favorise beaucoup la philosophie et les sciences. Malebranche évolue donc dans un milieu intellectuel plutôt propice, préservé des multiples sources de censure et de coercition qui contraignent les esprits à son époque. Outre la censure royale, il faut également compter avec celle de l’Église et de l’université. Les cartésiens ont notamment à souffrir des deux dernières (souvent appuyées par le pouvoir royal surtout dans la seconde moitié du siècle), les mises à l’Index et les interdictions d’enseigner ou de publier se multipliant à leur endroit.
Ceux qu’on appelle les « cartésiens », ou parfois les « petits cartésiens », sont des disciples de Descartes qui tentent d’une part, de poursuivre et développer la pensée du maître (mort trop tôt pour avoir présenté un système philosophique complet) ; d’autre part, de diffuser sa doctrine dans les lieux d’enseignement et les cercles savants. Ainsi, L. de La Forge propose dans son Traité de l’esprit de l’homme (1666) des hypothèses sur la causalité pour comprendre comment le corps et l’esprit peuvent agir l’un sur l’autre, question seulement débrouillée par Descartes. P.S. Régis écrit un Système de philosophie (1690) qui ressemble fort à un manuel de cartésianisme à l’usage des enseignants, professant d’ailleurs lui-même cette pensée dans les lieux qui l’autorisent. Ces auteurs relèvent de ce qu’on appelle à l’époque la nouvelle philosophie, par opposition à la philosophie d’inspiration scolastique (et donc aristotélicienne et thomiste) qui domine dans les universités. Cette philosophie nouvelle est évidemment solidaire de la science nouvelle et de la révolution scientifique qu’elle a engendrée, depuis Kepler et Galilée. La distinction entre science et philosophie est du reste souvent peu pertinente à cette époque, les philosophes se préoccupant également de science. Descartes ne fait pas ainsi que s’interroger sur des objets scientifiques, il décide d’introduire une méthode de type scientifique, au sens moderne du terme, dans la recherche philosophique. De même, Malebranche poursuit des travaux scientifiques tout au long de sa vie, ne répugnant pas à effectuer des dissections ou à discuter de problèmes de physique avec l’Europe savante de l’époque. Il est d’ailleurs élu à l’Académie des sciences en 1699.
Malebranche n’est précisément pas un petit cartésien, mais un cartésien original. Partant d’une matrice théorique indéniablement cartésienne, il élabore en effet un système qui lui est propre. Il se réclame explicitement de Descartes, pour des raisons théoriques (proximité doctrinale de certaines thèses), mais également pour attirer vers ses écrits le public déjà acquis à la philosophie nouvelle. En intitulant sa première œuvre De la recherche de la vérité, il met en avant cette filiation, puisqu’il reprend là le titre d’un ouvrage inachevé de Descartes9. C’est d’ailleurs logiquement l’ouvrage le plus proche de Descartes dans le corpus malebranchien. Cependant, il n’a rien à voir avec le Système de philosophie de Régis par exemple. Il ne s’agit pas de fixer sur le papier les thèses du maître ou de les compléter en les approfondissant. Il s’agit de créer ses propres théories avec une méthode d’inspiration cartésienne. Cette importance de la méthode est tout à fait claire dans La Recherche de la vérité qui reprend les aspects essentiels de celle prescrite par Descartes (même si le rôle du doute y est bien moindre). Celui qui cherche la vérité doit le faire par lui-même et ne jamais s’en tenir à l’opinion ou au jugement d’autrui. Il doit partir de fondements certains donnés par l’intuition et procéder ensuite par déduction analytique, en divisant toutes les difficultés qui se présentent à lui en questions plus simples. L’insistance de Descartes à favoriser l’autonomie de la quête et donc de l’esprit ne peut que pousser ses disciples les plus féconds intellectuellement à l’émancipation. C’est le cas de Malebranche, qui sait se détacher sans complexe de la lettre du cartésianisme pour élaborer sa propre philosophie. L’un des points de désaccord théorique les plus fondamentaux entre lui et Descartes, exposé dans La Recherche de la vérité, le montre : Malebranche considère en effet que l’âme est obscure à elle-même, tandis que Descartes explique que l’esprit est beaucoup plus aisé à connaître que le corps ou le monde extérieur. Un disciple de Malebranche note ainsi qu’après avoir lu le Traité de l’homme de Descartes, « il eut bientôt tous ceux [les talents] de ce rare génie, et le sien était si naturellement préparé à en profiter, que bientôt après, il se trouva en état de composer la Recherche de la vérité où il a corrigé si à propos son propre moniteur10 ». Si donc Descartes explique et accompagne l’entrée en philosophie de Malebranche, le génie de ce dernier lui permet d’élaborer son œuvre propre. Descartes n’est pas un maître mais seulement un moniteur.
Malebranche subit d’ailleurs d’autres influences intellectuellement déterminantes, au premier rang desquelles celle d’Augustin d’Hippone. L’ensemble du XVIIe siècle redécouvre les écrits de ce Père de l’Église chrétienne du IVe siècle (souvent lui-même inspiré par Platon), et nombre de penseurs anti-scolastiques s’en servent pour ébranler l’autorité de Thomas d’Aquin (et à travers lui d’Aristote) dans les écoles. Il n’y a pas pour autant de mouvement augustinien unifié à l’époque. Se réclament au contraire d’Augustin des auteurs et des courants différents, souvent opposés. Il en est ainsi des Jansénistes (comme Pascal ou Arnauld) qui veulent en faire la caution théorique d’un retour à une théologie plus rigoureuse (contre les Jésuites), mais qui sont par ailleurs en butte aux persécutions du catholicisme officiel personnifié par Bossuet (confesseur et conseiller du roi) qui se réfère pourtant souvent lui aussi à Augustin, notamment dans ses réflexions sur les rapports entre théologie et politique. Contrairement aux ordres dominicain ou jésuite, l’ordre oratorien fait bon accueil aux thèses augustiniennes, tout comme à celles de Descartes, d’ailleurs, se heurtant dans le dernier quart du siècle à la censure royale à cause de cette bienveillance coupable.
La Recherche a beau être une première œuvre, elle n’en contient pas moins les principales thèses du malebranchisme. En effet, Malebranche en a revu le texte tout au long de sa vie afin de présenter une doctrine cohérente et unifiée (six éditions remaniées du livre paraissent du vivant de l’auteur, entre 1674 et 1712). Les thèses dépassées sont retirées du texte ou réécrites, les thèses nouvelles y sont insérées, notamment sous la forme d’éclaircissements ajoutés en annexe des six livres de La Recherche de la vérité à partir de la troisième édition du texte revue par l’auteur (1677-1678). Le corpus malebranchien présente donc une unité doctrinale remarquable, du fait de ce procédé de réécriture permanent, même si l’influence de Descartes est plus nette dans cette première œuvre, dans laquelle certaines grandes thèses métaphysiques de Malebranche ne sont pas développées.
L’ouvrage propose une théorie générale de la connaissance qui passe d’abord en revue les facultés de l’âme et donc éventuellement les moyens de connaître, en partant des sens, puis de l’imagination, pour aboutir à l’entendement et à la définition de l’idée (livres I à III). Suit une analyse des inclinations (pour le bien en général ou pour les biens particuliers), des passions, ce qui permet de conclure par une présentation de la méthode pour rechercher la vérité (livres IV à VI). S’y ajoute donc une série d’éclaircissements, portant soit sur des sujets plus spécifiques (éclaircissement IV sur Adam et la question du plaisir ; éclaircissement V sur Jésus-Christ et la grâce prévenante ; éclaircissement XII sur le vocabulaire philosophique ; éclaircissement XIII sur les médecins et les directeurs de conscience ; éclaircissement XVI sur la lumière ; éclaircissement XVII sur l’anatomie de l’œil), soit sur des approfondissements de thèses déjà présentes dans la première édition du texte (éclaircissement II sur les rapports entre volonté et entendement ; éclaircissement VI sur les preuves de l’existence des corps ; éclaircissement VII sur la mémoire ; éclaircissement VIII sur le péché originel ; éclaircissement IX sur l’imagination), soit encore sur des thèses nouvelles (éclaircissement I sur Dieu et la causalité ; éclaircissement III sur l’absence d’idée concernant les mystères de la foi ; éclaircissement X sur la vision en Dieu ; éclaircissement XI sur l’obscurité de l’âme ; éclaircissement XIV sur la différence entre amour et plaisir ; éclaircissement XV sur l’inefficacité des causes secondes).
Remarquons la diversité des champs de savoir explorés. Non seulement Malebranche discute les principaux problèmes soulevés par les cartésiens au moment où il écrit, mais il débat également avec d’autres courants de pensée comme les scolastiques. Il mobilise aussi les découvertes scientifiques les plus récentes en mathématique, en physique et en biologie. Il se fait moraliste ou théologien à l’occasion. L’ampleur de cette entreprise, sa résonance avec l’actualité scientifique et philosophique contemporaine, lui assurent un succès immédiat. Le livre doit être réédité plusieurs fois. Il est applaudi par les sympathisants du cartésianisme les plus divers comme Bossuet (catholicisme officiel) ou Arnauld (jansénisme) et mobilise l’intérêt de Locke et Leibniz qui l’annotent soigneusement. Il suscite également des critiques, preuves a contrario de sa notoriété. Une première polémique l’oppose à S. Foucher, tenant du scepticisme ; puis à Anselme à propos de la lumière et des couleurs ; à Le Valois à propos de la transsubstantiation ; à Arnauld sur les idées ; à Fontenelle sur l’occasionnalisme ; à Leibniz sur les lois du mouvement et enfin à Régis sur l’optique, la nature des idées et le plaisir.
L’accueil favorable d’un public cultivé, bien disposé à l’égard du cartésianisme, ne dure pas. D’abord parce que les œuvres ultérieures de Malebranche s’écartent davantage de Descartes, et parce que la première œuvre se trouve modifiée par le procédé de réécriture et de mise à jour qu’affectionne l’auteur. Enfin, à la fin du siècle, le cartésianisme est inquiété par les différents pouvoirs et censures. Cela aboutit « logiquement » à la mise à l’Index de l’ouvrage en 1709.
La place centrale du livre sur l’imagination
La situation du livre sur l’imagination dans le plan général de l’ouvrage montre le rôle que lui assigne l’auteur. Les trois premiers livres de la Recherche sont en effet consacrés aux erreurs, d’abord des sens, puis de l’imagination, enfin de l’entendement. Mais les deux premiers types d’erreurs sont imputables au corps, tandis que les erreurs de l’entendement relèvent de l’esprit seul. L’imagination est donc clairement associée aux fonctions corporelles. Que faut-il alors penser de cette affirmation du début du livre III sur l’entendement, selon laquelle sentir et imaginer sont des modifications de la pensée ? L’idée que la sensation et l’imagination participent aux activités de l’esprit vient de Descartes. Et Malebranche souligne, après lui, qu’elles ne constituent pas la pensée même, mais d’éventuels auxiliaires de la pensée. Ainsi, il n’est pas possible « de concevoir un esprit qui ne pense point, quoi qu’il soit fort facile d’en concevoir un qui ne sente point, qui n’imagine point11 ». Les modifications de l’esprit par l’imagination ne sont donc pas constitutives de l’esprit, c’est-à-dire qu’au sens strict, elles ne relèvent pas de son essence. L’esprit peut ne jamais imaginer. En revanche, il ne peut pas ne jamais penser. L’imagination peut être une « manière de penser », mais elle n’est en aucun cas la pensée. Sensation et imagination s’invitent dans les modes de pensée de l’esprit parce que ici-bas, ce dernier est dépendant du corps. Elles empêchent donc l’indépendance de l’esprit dans ses opérations, qui ne sont pas alors purement intellectuelles.
À la différence de Descartes, Malebranche explique cette dépendance de l’esprit à l’égard du corps par des raisons théologiques. Et il consacre à l’imagination un développement bien plus important que ne le faisait Descartes. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, l’imagination est en effet devenue une question anthropologique fondamentale qui engage la physiologie, la psychologie, la philosophie, l’éthique, la politique et la religion. En réalité, Malebranche propose dans la Recherche la première théorie générale de l’imagination, qui comprend l’analyse de ses causes et de ses effets, ainsi qu’une typologie exhaustive de ses caractéristiques et degrés. Elle n’est pas une faculté trompeuse parmi d’autres, ou un simple prolongement de la sensation. Elle est une puissance envahissante qui détermine la santé mentale, le rapport à la réalité, les relations avec autrui. Dans l’examen de l’imagination se joue la possibilité de raisonner, de penser pour chacun, bref l’autonomie et la lucidité de l’individu. Malebranche le martèle avec vigueur : « je suis convaincu que le principe le plus général et le plus fécond des erreurs qui se rencontrent dans les sciences, et principalement dans la Morale, est l’impression que les imaginations vives font sur l’esprit des hommes, qui se conduisent plutôt par machine que par raison12 ». Par l’imagination, la machine, c’est-à-dire le corps, prend possession de l’homme tout entier puisqu’elle perturbe à la fois ses facultés intellectuelles et morales, le travail de sa raison et son comportement éthique. On assiste donc chez Malebranche à une amplification et une dramatisation remarquable de la dénonciation de l’imagination par rapport à ce qui se passe chez Descartes. L’imagination sera à tous égards la marque du péché et l’obstacle essentiel sinon unique à l’autonomie de l’esprit.
Si l’examen de l’imagination est si approfondi chez Malebranche, c’est parce qu’il permet de mener une réflexion globale sur l’homme : « l’homme ne demeure guère longtemps semblable à lui-même : tout le monde a assez de preuves intérieures de son inconstance : on juge tantôt d’une façon et tantôt d’une autre sur le même sujet : en un mot la vie de l’homme ne consiste que dans la circulation du sang et dans une autre circulation de pensées et de désirs ; et il semble qu’on ne puisse guère mieux employer son temps, qu’à rechercher les causes de ces changements qui nous arrivent, et apprendre ainsi à nous connaître nous-mêmes13 ». Se connaître soi-même, c’est étudier des flux (de sang donc d’esprits animaux) dont le fonctionnement de l’imagination est le meilleur reflet. L’affirmation paraît surprenante, mais la physiologie malebranchienne en montre la pertinence.
LA PHYSIOLOGIE MALEBRANCHIENNE
L’imagination comme flux
L’imagination étant un processus corporel, son analyse doit d’abord être physiologique. Mais puisqu’elle agit sur la pensée, elle exige également une psychologie. Le thème de l’imagination permet donc d’aborder une question fondamentale en philosophie mais aussi en médecine : celle des rapports entre l’âme et le corps. Cette question récurrente est particulièrement prégnante chez les cartésiens. Si l’identification de deux substances (étendue et pensée) et la démonstration d’un dualisme entre la matière et l’esprit sont clairement établies chez Descartes, ses analyses concernant leur union (et notamment le rôle de la glande pinéale dans le cerveau) sont moins définitives, comme le reconnaît Malebranche lui-même qui n’est pas convaincu qu’il faille faire de la glande pinéale le siège de l’âme dans le cerveau et donc le point de jonction entre les deux substances. Il se détourne ici sans complexe des hypothèses d’auteurs qu’il admire par ailleurs comme Descartes ou Willis14. Il entend en effet s’écarter de cette problématique organique (recherche d’un organe siège de l’imagination) et fait le choix de renouveler la perspective sur cette question.
C’est précisément au travers de sa réflexion sur l’imagination qu’il réfléchit aux rapports entre le cerveau (substance matérielle) et l’esprit (substance immatérielle). Ensuite, l’intérêt de sa démarche est qu’elle ne vise pas à identifier le lieu possible d’une réunion (et donc d’une communication) entre les deux substances. Il se propose de décrire des flux qui parcourent le corps et troublent l’âme, de montrer comment des images se communiquent d’une substance à l’autre. Sa physiologie n’est pas une topographie et l’imagination n’est donc pas un organe. Le terme clef de son analyse est celui de « communication » et non celui de « localisation ». Mais, fidèle au dualisme cartésien, il nie toute fusion entre le corporel et le spirituel et parle de « correspondance naturelle et mutuelle des pensées de l’âme avec les traces du cerveau15 ». L’âme ne sent pas directement les esprits animaux et les traces qu’ils provoquent dans le cerveau, mais il se trouve que chaque fois que ces traces s’impriment, elle en est informée mécaniquement, du fait de la correspondance entre les mouvements du corps et de l’esprit ménagée par Dieu.
Lorsque Malebranche parle de la force de l’imagination, il parle d’une force physique, celle des esprits animaux qui parcourent en les creusant les fibres du cerveau. Il reprend la conception cartésienne des esprits animaux, telle qu’elle est exposée dans la cinquième partie du Discours de la méthode et selon laquelle ils sont « un vent très subtil » constitué par les plus petites parties du sang qui circulent continuellement des organes du corps au cerveau. Il définit en effet les esprits animaux comme « les parties les plus subtiles et les plus agitées du sang16 ». L’analyse de la circulation sanguine se retrouve donc au centre de l’étude sur l’imagination. Rappelons que la démonstration de cette circulation est récente à l’époque de Malebranche17 et que tous les savants ne l’admettent pas encore. Pour les partisans de la science nouvelle, c’est une découverte fondamentale qui permet de renouveler la recherche en biologie. Et Malebranche tire tout le parti scientifique et philosophique des recherches récentes concernant le mouvement du sang dans l’organisme, puisque celui-ci devient un principe explicatif général dans ses analyses sur les rapports entre le corps et l’esprit.
Dans l’étude de l’imagination, le rapport entre l’âme et le corps se spécifie donc en rapport des esprits animaux avec les fibres du cerveau. Tout dépend de ces rapports : non seulement les types d’imagination, mais en fait plus largement les types de caractères, d’esprits, bref la diversité des hommes. Ainsi, on peut dire que l’imagination s’explique en définitive par la circulation du sang.
Ce que l’on appelle « force d’imagination », expression métaphorique chez Montaigne par exemple, a un sens concret et matériel chez Malebranche : il s’agit de la vigueur du flux des esprits animaux vers le cerveau. La description mobilise deux séries de paramètres précis (correspondant aux esprits animaux d’une part, aux fibres du cerveau de l’autre) qui permettent justement d’expliquer la diversité des imaginations et des caractères. Concernant les esprits animaux, les critères de l’analyse sont leur abondance ou non, leur agitation ou lenteur, leur grosseur ou petitesse. Concernant les fibres du cerveau, ce sont également leur grossièreté ou délicatesse, leur sécheresse ou humidité, leur facilité ou difficulté à se ployer. Lorsque le type de fibres et le type d’esprits sont identifiés, le savant doit étudier leur combinaison pour en déduire la force de l’imagination de l’individu considéré. Cette force dépend toujours en définitive de la vivacité du flux sanguin (dans les organes et notamment dans le cœur et le cerveau). C’est en effet le sang qui transporte les esprits animaux et, selon la violence de sa circulation, les fibres du cerveau sont plus ou moins impressionnées (au sens de quelque chose que l’on imprime) par eux. Ainsi, la puissance de l’imagination dépend fondamentalement de la force du flux sanguin qui se marque par sa rapidité et l’échauffement corporel qu’il produit.
Différents événements peuvent modifier cette rapidité et cet échauffement, comme le vin et la qualité de l’air qui ont la capacité de fluidifier ou d’échauffer le sang et donc d’accélérer sa course. Mais la cause la plus remarquable de ce phénomène est le cœur. C’est l’organe qui impulse les mouvements les plus violents au sang et donc aux esprits animaux qui y sont transportés. Or il est soustrait aux commandements de la volonté, contrairement à d’autres parties du corps, comme le bras qu’on peut lever si on le veut. C’est un organe qui suit sa propre logique, purement corporelle, et sur lequel l’âme n’a pas de prise. Il en est de même, quoique dans une moindre mesure, pour d’autres organes comme le foie, la rate et les viscères. C’est là tout le problème : l’imagination est une puissance largement indépendante du contrôle de l’esprit, puisqu’elle découle de mouvements inconscients et involontaires dans l’individu.
L’analyse des liaisons entre une impression dans le cerveau et sa correspondante dans l’âme permet d’attribuer la force de cette liaison à trois causes principales. Les liaisons les plus fortes sont celles que Dieu instaure dans tous les hommes pour garantir leur survie. Ce sont des associations spontanées telles que l’association entre la vue d’une souffrance et l’idée de douleur ou entre la vue d’une menace et l’idée de crainte. Ces liaisons naturelles sont les plus vives et les plus générales. Les liaisons peuvent ensuite résulter de la concomitance entre une idée et une trace qui fait que deux objets sans rapport sont associés par l’esprit. Enfin, les liaisons fortes s’expliquent par un consensus entre les hommes : ils associent les mêmes traces aux mêmes idées pour se comprendre et se rapprocher (c’est ainsi que peut naître par exemple un langage commun).
En définitive, la force des liaisons entre l’âme et le cerveau dépend essentiellement de celle du sang. On peut préciser l’analyse en distinguant entre des liaisons plus fortes parce qu’elles sont naturelles et d’autres qui normalement le sont un peu moins parce qu’elles sont conventionnelles et acquises. Mais il faut pour cela affiner la description de la formation des traces dans le cerveau suscitées par les esprits animaux pour bien comprendre la diversité des imaginations.
Malebranche souligne que les imaginations ne varient entre elles que « du plus au moins ». Les degrés de force sont donc fondamentalement quantitatifs. Les marques imprimées dans le cerveau par les esprits animaux sont plus ou moins profondes et l’imagination est en conséquence plus ou moins forte. Mais la profondeur des marques dépend de la qualité du cerveau : si c’est celui d’un vieillard, dur et déjà sillonné de multiples traces, des mouvements nouveaux des esprits auront beaucoup de mal à s’imprimer durablement. Si, au contraire, c’est le cerveau mou d’un enfant, le moindre mouvement un peu vif des esprits peut susciter un sillon appuyé.
Ainsi, des traces profondes s’expliquent par plusieurs mécanismes (qui peuvent bien sûr se combiner) : soit par la violence du mouvement des esprits (image choquante) ; soit par la répétition de ce mouvement (habitude) ; soit par la qualité du support des traces (malléabilité du cerveau). Généralement, c’est la répétition qui permet une trace profonde et donc l’impression d’une image forte : le processus est alors quantitatif. Mais, un mouvement unique, s’il est violent et concerne un réceptacle malléable peut également produire une marque indélébile. Et dans ce cas, se mêlent plusieurs types de paramètres comme la violence du mouvement et la texture du cerveau.
Il est enfin un autre élément avancé par l’auteur qui montre que des variations quantitatives produisent en fait des changements que l’on peut dire qualitatifs. Il écrit en effet dans l’Éclaircissement IX de la Recherche que « c’est peut-être que l’imagination a tant de force qu’elle affaiblit la raison, et qu’elle change même la nature. En effet, un homme passionné nous trouble, et change presque toujours la situation naturelle de notre imagination pour la conformer à la sienne18 ». L’influence d’une imagination forte est donc capable de modifier la nature d’une autre imagination. Qui dit nature dit qualité propre à un individu. Mais la puissance des imaginations fortes est telle que cette nature même peut être bouleversée et dénaturée. L’imagination peut donc avoir une telle puissance qu’elle transforme le caractère d’un homme au point que son individualité, sa personnalité, ne sont plus les mêmes. Des variations quantitatives engendrent bien des différences qualitatives.
Une distinction décisive permet d’éclairer cette idée : « il y a deux sortes de traces dans le cerveau. Les unes sont naturelles ou propres à la nature de l’homme, les autres sont acquises. Les naturelles sont très profondes et il est impossible de les effacer tout à fait. Les acquises au contraire se peuvent perdre facilement, parce que d’ordinaire elles ne sont pas si profondes. Or quoique les naturelles et les acquises ne diffèrent que du plus ou du moins, et que souvent les premières aient moins de force que les secondes, puisque l’on accoutume tous les jours des animaux à faire des choses tout à fait contraires à celles auxquelles ils sont portés par ces traces naturelles […], cependant il y a cette différence entre ces traces, que les naturelles ont pour ainsi dire de secrètes alliances avec les autres parties du corps19 ». Ainsi, les traces naturelles, même lorsqu’elles paraissent avoir disparu, demeurent encore dans l’ensemble du corps qui les conserve justement parce qu’elles sont naturelles. En fait, la distinction entre le naturel et l’acquis s’effectuant selon le critère du plus et du moins, elle est relative non pas en soi (le naturel et l’acquis ne se confondent jamais, car le corps ne les accueille pas de la même façon) mais en ce qui concerne le degré de force que chacun de ces deux types de traces peut engendrer. Généralement, les traces naturelles sont plus fortes, mais l’expérience du dressage (ou de l’habitude pour l’homme) prouve bien que des traces acquises peuvent devenir plus puissantes au point de sembler effacer complètement des liaisons pourtant naturelles.
Les blessures de l’imagination
L’imagination est d’autant plus forte que les esprits animaux se déplacent avec rapidité et violence, inscrivant des traces profondes dans les fibres du cerveau. C’est là la puissance de l’imagination : les impressions véhiculées par ces esprits creusent, strient le cerveau qui conserve ainsi durablement la marque de ces images. C’est de cette manière d’ailleurs que naît le caractère de chacun : ces canaux de plus en plus larges forment des voies de passage aisées pour les esprits, qui ont mécaniquement tendance à emprunter toujours les mêmes voies. Les impressions nouvelles empruntent donc des sillons déjà tracés et sont comprises par les idées qui correspondent à ces sillons anciens. Leur originalité n’est pas identifiée. Il est ainsi difficile d’intéresser un vieillard à des images nouvelles. C’est bien pour cette raison aussi que l’éducation est si importante pour canaliser l’imagination20. Car c’est dans les cerveaux mous des enfants que l’on peut tracer de bonnes ou de mauvaises routes dans lesquelles s’engouffreront spontanément les impressions ultérieures. D’où la mise en exergue du rôle des mères et des nourrices dans l’étude de l’imagination. Or ces sillons creusés dans un cerveau lisse et fragile se révèlent parfois constituer de véritables blessures qu’on lui inflige. La puissance de l’image véhiculée doit ici se définir comme une violence physique aiguë.
Malebranche propose ainsi une explication de la monstruosité21 comme conséquence de la puissance de l’imagination et plus précisément de la transmission dans le cerveau délicat du fœtus de certaines impressions fortes de la mère qui le porte. Celle-ci peut être choquée par une image particulièrement vive, mais son cerveau étant déjà formé et endurci, cette image ne s’imprime pas durablement en elle. En revanche, la communication (naturelle du point de vue physiologique) entre son cerveau et celui de son enfant fait qu’il reçoit de plein fouet cette image frappante. Mais son cerveau tout neuf n’est pas capable de résister à cette impression et elle forme un sillon qui peut l’affecter de manière définitive. Malebranche donne plusieurs exemples de ce mécanisme de transmission imaginative : une femme assiste au supplice d’un condamné roué de coups en place publique. L’image la frappe mais son cerveau solide résiste à la violence des esprits (elle ne perd pas la raison). L’enfant qu’elle porte, au contraire, est blessé de toutes parts par les esprits animaux qu’elle lui transmet et naît avec les membres rompus et tordus, comme s’il avait lui-même été battu sur tout le corps. Les envies et les désirs de la mère peuvent donc être source d’extrême souffrance (le terme revient à plusieurs reprises dans l’explication de l’auteur avec celui de douleur) chez l’enfant à naître. Malebranche explicite ici au moyen de son analyse physiologique reposant sur les théories scientifiques les plus récentes des croyances populaires ancestrales. Il prend ainsi l’exemple des femmes enceintes qui désirent ardemment tel ou tel fruit et accouchent ensuite d’un nourrisson en forme de poire, de pomme ou de grappe de raisin ! La force de l’imagination dans ce mécanisme de transmission des impressions de cerveau à cerveau revêt donc une violence inouïe, puisque dans la plupart des cas, note l’auteur, il en résulte la mort de l’enfant ainsi irradié par l’imagination de sa mère.
Pourtant ce mécanisme de communication lors de la grossesse est instauré par Dieu pour aider l’homme dans sa vie future en l’informant, dès avant sa naissance, de données fondamentales qui seront nécessaires à sa survie. Comment se fait-il alors qu’on aboutisse à l’effet inverse, c’est-à-dire à la monstruosité ou à la mort ? C’est là que l’on retrouve la distinction essentielle entre traces naturelles et acquises et le paradoxe selon lequel une trace acquise, par définition moins profonde qu’une trace naturelle, peut se substituer à elle au point que la trace naturelle semble avoir disparu. Malebranche éclaire ce paradoxe en mobilisant justement l’image de la blessure qui permet de comprendre les différents pouvoirs de l’imagination. Les traces acquises fortes (dont les exemples précédents sont des illustrations) sont comme des blessures. Elles peuvent être extrêmement violentes, dommageables mais en général, si le patient ne meurt pas, la blessure cicatrise peu à peu. Malebranche donne ici un exemple frappant : si une incision plus grande que la bouche est faite à côté d’elle dans la joue, cette trace acquise, plus forte que la trace naturelle, paraît plus importante qu’elle. Cependant, elle n’en va pas moins se reboucher peu à peu tandis que la trace naturelle demeure. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la « secrète alliance » des traces naturelles avec le reste du corps dont on parlait tout à l’heure. Le corps a ses propres mécanismes de régulation qui visent à assurer le fonctionnement normal de l’organisme et à le reconstituer quand il est blessé. Le pouvoir de l’imagination doit ici être réinterprété : s’il porte sur une trace acquise, sa violence peut certes être traumatisante, mais le corps qui veut survivre tente de la surmonter. Les traces blessantes transmises lors de la gestation se referment d’ordinaire, aussitôt que les enfants sont sortis du sein de leur mère. Alors en effet, la cause qui formait ces traces, et qui les entretenait, n’existe plus. « La constitution naturelle de tout le corps contribue à leur destruction »22. En fait, la blessure ne cicatrise pas quand non seulement le cerveau mais l’ensemble du corps sont atteints, comme dans l’exemple de l’enfant aux os rompus. Mais Malebranche constate parallèlement dans l’Éclaircissement IX que les blessures cérébrales sont plus difficiles à guérir que les blessures corporelles. Ainsi s’expliquent les cas où la trace acquise semble se substituer à la trace naturelle, ce qui montre un déplacement plutôt qu’une limite à la puissance de l’imagination : « il est très difficile de fermer exactement les traces du cerveau, parce qu’elles sont exposées aux cours des esprits, et qu’elles ne peuvent ordinairement se guérir ou se rejoindre, que lorsque le cerveau en ayant reçu d’autres plus profondes et qui leur sont opposées, il se fait une forte et continuelle révulsion dans les esprits23 ». Le cerveau cicatrise plus difficilement que le corps. Il ne dispose pas des mêmes solidarités organiques qui sont autant de forces de réparation de la partie blessée. Il faut donc recourir à une stratégie de diversion pour éviter que les traces ne s’approfondissent en aiguillant différemment les esprits animaux.
Bonne et mauvaise imagination
Il existe une ambiguïté de départ dans la présentation que fait Malebranche de l’imagination. C’est l’âme qui est dite avoir une puissance de former des images, mais cette puissance peut dépendre soit de l’âme seule, soit du corps (imagination active/imagination passive). C’est seulement dans le premier cas qu’elle est dirigée par la volonté, et l’âme n’est alors pas soumise aux images incontrôlées déversées dans le cerveau par les esprits animaux. Malebranche s’intéresse peu à ce cas, puisqu’il entend mettre en garde contre les excès d’une imagination déréglée. Mais il faut retenir qu’en soi, la faculté de former des images n’est pas forcément mauvaise. Selon lui, à la suite de Descartes, il existe un pouvoir positif de l’imagination (auxiliaire privilégié de l’entendement, notamment dans le raisonnement mathématique). Dans la douzième des Règles pour la direction de l’esprit, Descartes affirme en effet « que l’entendement seul, il est vrai, a le pouvoir de percevoir la vérité ; il doit pourtant se faire aider par l’imagination, les sens et la mémoire, afin de ne rien négliger de ce qui fait partie de nos ressources ». L’imagination est particulièrement propice à conserver et manier des figures : elle est comme une cire et « cette fantaisie est une véritable partie du corps, qui a une grandeur suffisante pour que ses diverses régions puissent se couvrir de plusieurs figures distinctes les unes des autres ». La règle XIV explore les cas où le « secours de l’imagination » peut être utile dans la recherche du vrai. Et l’imagination se révèle particulièrement nécessaire dans les travaux géométriques car elle figure parfaitement l’étendue. Malebranche reprend à son compte les constats cartésiens. Dans un chapitre intitulé « De l’usage de l’imagination pour conserver l’attention de l’esprit, et de l’utilité de la géométrie », il explique les « secours » qu’elle peut apporter, rendant l’esprit attentif et aidant « merveilleusement à apercevoir clairement et distinctement les objets de sorte qu’il est presque toujours avantageux de s’en servir »24. Science des rapports et des grandeurs mobilisant des figures, la géométrie a besoin de l’imagination. Le pouvoir imaginatif n’est donc pas nécessairement connoté négativement. Il y a un usage intellectuel remarquable et explicite de cette faculté dans la science de type cartésien, qui montre sa fécondité.
Cette volonté d’exhaustivité dans l’étude des pouvoirs de l’imagination se traduit donc par de remarquables nuances de jugement. Si cette puissance est généralement mauvaise car trompeuse, le livre II affirme cependant qu’elle est indispensable et naturelle. Elle est naturelle au sens où elle est nécessaire à la condition actuelle de l’homme, c’est-à-dire celle de l’homme déchu. Malebranche explique même que c’est par bonté que Dieu ménage les mécanismes imaginatifs qui permettent à l’homme de survivre et de s’insérer socialement.
L’analyse de l’imagination révèle une pluralité de pouvoirs tout à fait étonnante. La communication des images entre cerveaux permet de résoudre des problèmes à la fois biologiques, sociologiques et théologiques. Elle a lieu soit lors de la grossesse, soit par une disposition innée à la liaison ou à l’imitation qui imprègne les fibres du cerveau, disposition ménagée par Dieu.
Tout d’abord, la communication lors de la gestation explique que la génération soit invariablement intraspécifique, qu’elle s’effectue à l’intérieur d’une même espèce. D’un mouton naît toujours un mouton et non une poule, d’un être humain, toujours un être humain. La mère transmet à son fœtus les caractéristiques principales de son espèce. De plus, elle lui communique certains réflexes qui font qu’il sait, dès avant la naissance, ce qui lui est favorable et ce qui lui est hostile dans son futur environnement. Il s’agit bien là d’une puissance de l’imagination, car c’est par une transmission d’images que se réalise cette sorte d’éducation prénatale. Les recherches biologiques sur la formation et le développement du fœtus commencent à se renouveler à l’époque de Malebranche. On tente de se détacher des modèles antiques, mais les mécanismes de la conception et de la gestation sont encore très méconnus. Descartes a lancé quelques hypothèses sans avoir le loisir de les développer. Malebranche poursuit cette étude. Deux théories s’affrontent : celle qui affirme le préformisme (c’est-à-dire que tous les embryons d’une même espèce sont déjà presque formés à l’état minuscule dans le premier exemplaire de chaque espèce) et celle qui privilégie l’épigenèse (c’est-à-dire que l’embryon se développe par différenciation successive de parties nouvelles). Malebranche se rallie à la première. Les germes de toute une espèce sont emboîtés les uns dans les autres, mais ils ne contiennent que les caractéristiques principales de l’espèce. La communication imaginative des cerveaux entre la femelle et son petit permet de compléter ses informations (c’est-à-dire au sens strict ce qui donne forme au petit). La théorie de l’imagination permet donc d’avancer deux thèses biologiques importantes en expliquant deux faits : la reproduction intraspécifique et certains réflexes apparemment instinctifs favorables à la survie.
Ensuite, la théorie de l’imagination permet de comprendre la sociabilité humaine. Il y a dans le cerveau des dispositions naturelles qui poussent à la compassion et à l’imitation. Dans l’état postlapsaire, ces dispositions sont en fait issues de l’amour-propre (on ramène l’autre à soi, on lui porte intérêt pour son propre avantage), mais leurs résultats sont assurément positifs. La compassion ou sympathie porte en effet à partager et ressentir le malheur d’autrui par un processus d’identification. Elle est donc un sentiment primaire qui rapproche les hommes et les prédispose à se lier les uns aux autres. L’imitation permet de s’insérer dans un groupe en y étant reconnu comme un membre à part entière. Elle achève cette liaison qui fait de l’homme un être naturellement social. Là aussi, on voit que le rôle de l’imagination est positif : grâce à elle, il n’y a pas de guerre de tous contre tous, les hommes désirant naturellement s’associer les uns aux autres et former des groupes sociaux.
Sollicités à l’excès, ces mécanismes naturels et protecteurs peuvent cependant aller à l’encontre de l’effet recherché. Il faut garder à l’esprit que la puissance de l’imagination change totalement de sens selon son degré de force et les objets qu’elle investit. Ainsi, le mécanisme d’imitation qui rend possible les sociétés et une relative harmonie dans leur fonctionnement car elle établit des rapports de respect et de dépendance, s’il est trop fortement sollicité par une imagination vive, devient préjudiciable. Car alors, c’est la seule autorité hiérarchique qui explique l’imitation et la soumission. D’où ces courtisans qui miment comme des singes les attitudes de leur chef pour le flatter et qui sont explicitement comparés aux enfants imitant leurs parents. Ici, l’imitation ne joue plus son rôle de régulateur social. Elle engendre une mascarade, une société totalement artificielle sans aucun rapport sincère entre ses membres. C’est en moraliste que Malebranche dénonce le dévoiement de cette disposition naturelle et utile. La critique du courtisan et des absurdités comiques de l’étiquette (c’est-à-dire des règles du cérémonial en usage dans une cour) dans les cercles du pouvoir est un topos littéraire illustré aussi bien par La Fontaine, La Rochefoucauld ou La Bruyère. Mais Malebranche l’explicite philosophiquement en dévoilant sa cause, le dérèglement de l’imagination imitative. Ainsi faut-il bien distinguer entre l’usage normal de ces liens imaginatifs et leur usage pathologique. Le premier rapproche les hommes sans dénaturer leur personnalité, le second les divise en la falsifiant. Car dans ce second cas, l’imitation vise à s’identifier à un petit groupe et à se distinguer des autres. C’est pour cette raison que Malebranche insiste sur la diversité des attitudes imitatives selon les classes sociales, les âges, les études ou les professions.
Enfin, la théorie de l’imagination sert également de principe explicatif pour un sujet théologiquement délicat, celui de la transmission du péché originel25. La doctrine augustinienne l’ayant emporté dans la tradition chrétienne, chaque être humain est dit naître pécheur, avant même d’avoir personnellement commis des péchés. Comme Descartes concernant l’eucharistie, Malebranche cherche une assise philosophique concrète à cette affirmation. Il la trouve dans la puissance de l’imagination. Les hommes gardent encore aujourd’hui dans leur cerveau des traces et des impressions de leurs premiers parents, impressions qui portent à aimer les biens sensibles et à se détourner de Dieu comme l’ont fait Adam et Ève. L’analyse théologique malebranchienne est strictement adossée à ses découvertes sur l’imagination. Les vocabulaires physiologique et théologique sont parfaitement articulés : « nous devons naître avec la concupiscence, si la concupiscence n’est que l’effort naturel, que les traces du cerveau font sur l’esprit pour l’attacher aux choses sensibles, et nous devons naître dans le péché originel, si le péché originel n’est autre chose que le règne de la concupiscence, et que ses efforts sont comme victorieux et comme maîtres de l’esprit et du cœur de l’enfant26 ».
Mais ne peut-on objecter que cette hypothèse s’oppose aux affirmations mêmes de l’auteur selon lesquelles les traces acquises cicatrisent peu à peu et s’effacent, même lorsqu’elles sont fortes ? Le péché n’est pas dans la nature de l’homme, Adam n’était pas obligé de fauter. Malebranche répond en ajoutant un nouveau degré d’analyse des puissances de l’imagination. Le péché originel est présenté comme une trace durable acquise du cerveau. Acquise car elle n’appartient effectivement pas à la nature première de l’homme, durable car elle est parvenue à se transmettre au fil du temps, cette trace étant entretenue par chaque génération. Chaque image qui réveille les idées des choses sensibles imprime un peu plus encore cet état de corruption dans les créatures. Si bien que contrairement à la plupart des traces acquises, celle du premier péché s’accentue de plus en plus au lieu de s’effacer progressivement. Ceci est tout à fait conforme aux principes physiologiques expliquant le fonctionnement de l’imagination : la trace acquise est durable dès lors qu’elle est entretenue.
En définitive, la puissance de l’imagination est telle qu’elle est capable d’effets contraires aussi forts les uns que les autres : elle peut réguler ou dérégler l’âme entière, produire le bien ou le mal selon l’usage qui en est fait. Il faut ajouter à ces découvertes un dernier constat essentiel : il serait erroné de croire que la bonne imagination est l’imagination faible et la mauvaise, la forte. L’analyse est plus nuancée que cela. Certes, l’intensité de la force est un critère décisif concernant une puissance qui vient du corps, mais elle n’est pas le seul critère à retenir. Il doit être articulé à celui d’orientation de la force. Une imagination forte, entièrement guidée par la volonté, fait un individu raisonnable qui utilise efficacement sa faculté de produire des images pour survivre, pour former des idées claires et distinctes et pour vivre harmonieusement avec ses semblables. D’où cette mise au point intéressante : « ce n’est pas un défaut que d’avoir le cerveau propre pour imaginer fortement des choses, et recevoir des images très distinctes et très vives des objets les moins considérables ; pourvu que l’âme demeure toujours la maîtresse de l’imagination, que ces images s’impriment par ses ordres, et qu’elles s’effacent quand il lui plaît : c’est au contraire l’origine de la finesse et de la force de l’esprit27 ». La faculté de produire des images n’est pas mauvaise en soi, mais comme elle trouve son origine dans le corps et que ce corps a été corrompu par le péché originel, on comprend qu’elle sert le plus souvent le mal, parce qu’elle est maintenant grandement déréglée.
L’imagination comme contagion
La force ne suffit pas à rendre l’imagination communicative. Un fort délire peut être trop personnel et ne pas trouver d’écho en autrui. Pour qu’une imagination déréglée ait de l’influence sur les autres, il faut donc à la fois qu’elle soit forte et contagieuse. Le vocabulaire de la contagion est constant dans le texte. Il se trouve chez certains autres auteurs qui inspirent Malebranche comme Jean-Pierre Camus28, avec lequel il dialogue implicitement dans tout le chapitre sur Montaigne. Camus utilise parallèlement, tout comme Malebranche, le registre sémantique de la folie pour parler de l’imagination forte, c’est-à-dire un registre à la fois médical et négatif. Plus précisément, il y a deux types d’imagination forte. Le premier s’explique par l’impression involontaire des esprits animaux. Dans ce cas, l’individu est littéralement submergé par des images qu’il ne contrôle pas. Il n’est absolument plus maître de lui-même : on est dans la folie au sens plein du terme. Ce cas n’est pas développé, car il relève de la médecine stricto sensu et le fou caractérisé reste isolé des autres qui ne cherchent pas à l’imiter. Il est plus intéressant de décrypter comment des hommes apparemment sains d’esprit parviennent à contaminer les autres par leurs fantaisies, sans pour autant passer pour dérangés. L’imagination est en effet une maladie mentale d’autant plus dangereuse qu’elle est transmissible, et passe souvent inaperçue. Le choix du terme de contagion accentue évidemment le jugement critique au regard d’autres termes déjà notés comme ceux de circulation ou de transmission. On trouve également le terme d’« infection »29 qui invite de la même façon à faire de l’imagination une pathologie contre laquelle il faut se prémunir.
La contagion a plusieurs causes. D’abord, la propagation des images fortes est aisée lorsqu’elle s’effectue dans un cerveau mou. N’oublions pas que l’explication est toujours fondamentalement physiologique dans tous ces chapitres sur l’imagination. C’est donc la texture du cerveau qu’il faut étudier pour comprendre comment s’opère cette contagion. Soulignons le caractère tout à fait novateur à l’époque de cette étude sur le cerveau. Les différents types d’imagination correspondent à différents types de cerveau, selon une gradation qui va du plus délicat au plus endurci, de l’enfant au vieillard, en passant par la femme et l’homme adulte. Et dans cette texture du cerveau, ce qu’il faut principalement considérer, c’est la finesse des fibres qui le composent. Plus ces fibres sont délicates, plus elles sont réceptives aux mouvements sensibles. C’est ainsi que les femmes déploient plus que les hommes des réactions à des sensations peu perceptibles ou sont capables de grands sentiments. Il faut en fait combiner l’analyse de la texture du cerveau et celle du type d’esprits animaux pour définir les spécificités de telle ou telle imagination. À cet égard, il n’existe pas de déterminisme strict, qu’il soit sexuel ou générationnel. On peut simplement identifier des tendances générales qui montrent que la contagion s’effectue mieux chez une femme que chez un homme, chez un enfant que chez un vieillard. Ainsi, toutes les femmes ne sont pas esclaves de leur imagination, mais on appellera « esprit efféminé » le type de caractère provenant de fibres trop délicates dans le cerveau, lequel sent les petites choses en omettant parfois les plus importantes.
Dans le cas du cerveau le plus impressionnable, le cerveau enfantin, le philosophe est soumis à une difficulté théorique : d’une part, il semble que dans ce cas, la raison n’a que peu de prise. L’enfant est soumis à des influences trop puissantes (mère, nourrice, père, précepteur) pour n’être pas marqué par les impressions des autres. Et l’on se souvient que chez Descartes, la construction de l’autonomie de l’esprit ne commence qu’à l’âge adulte. D’autre part, la théorie de Malebranche étant fondamentalement physiologique, les premières traces profondes sont décisives dans la formation de la personnalité, malgré les possibilités de cicatrisation déjà évoquées. Les profonds sillons que forme l’habitude doivent détourner des désirs sensibles dès le plus jeune âge, justement quand le cerveau est encore malléable. Ainsi, l’âge adulte est celui qui est le plus protégé contre la contagion imaginative, à condition que les impressions de l’enfance n’aient pas été trop fortes.
Toute réforme de l’esprit, tout combat contre les forces contagieuses de l’imagination est en fait une rééducation des fibres du cerveau : les préjugés et les désirs sensibles sont autant de raideurs qu’il faut assouplir. Malebranche affirme qu’il faut « plier quelque partie de notre cerveau30 » pour orienter différemment le flux des esprits animaux. Il s’agit d’une véritable gymnastique du cerveau et par ricochet de l’esprit, qui suppose des mouvements et des inflexions afin que les esprits animaux n’empruntent pas toujours les mêmes traces. Cette gymnastique est décrite en termes d’exercice et de méditation. Le cerveau reste sain quand il s’entraîne à produire ses propres images. Elles deviennent alors les idées propres de l’esprit qui les examine avec soin. Il évite ainsi d’être contaminé par l’imagination des autres et de se creuser des mêmes sillons, qui sont autant de préjugés. L’imagination déréglée est décrite comme une monomanie. Toutes les images empruntant les mêmes canaux, leur spécificité, leur nouveauté n’est pas perçue. C’est ce qui se passe quand on rapproche la lune d’un visage humain ou lorsqu’on comprend tout au travers d’un auteur. Cette monomanie engendre ce que l’auteur appelle des idées mixtes et impures. Mixtes, c’est-à-dire mêlées d’impressions déjà connues ; impures, car elles ne sont pas formées clairement et distinctement, c’est-à-dire comprises en elles-mêmes. Tout le système du cerveau est donc infecté, puisqu’il est parcouru de traces profondes qui sont entretenues par les flux d’esprits et qui restent toujours entrouvertes, sans possibilité de se refermer. L’imagination délirante est ainsi toujours de l’ordre de l’obsession (c’est pour cette raison que l’on peut parler de monomanie). Elle se manifeste par une fixation sur certaines images et un désintérêt pour d’autres. Ainsi, la personne d’étude est obsédée par les auteurs anciens, le commentateur par tel penseur, le théologien par les croix, le superstitieux par les sorcières, etc.
La contagion explicite donc précisément le phénomène d’imitation. Elle est le soubassement physiologique d’un fait social universel. Pour Malebranche, le niveau d’analyse des moralistes ne saurait suffire. Car derrière les mœurs viennent toujours des dispositions corporelles précises. Il ne s’attarde pas sur la première cause de contagion (l’admiration qu’on voudrait que les autres nous portent, dérivation de l’amour-propre), mais il entend se consacrer aux causes physiologiques du phénomène.
Les deux exemples les plus délirants (c’est-à-dire proches de l’imagination forte au sens premier de ce qui rend fou), l’imitation des sorciers et celle des loups, montrent parfaitement les mécanismes de la contagion. Laissons de côté les loups-garous parce qu’ils relèvent le plus souvent d’un délire personnel peu communicable aux autres. Attardons-nous sur le cas des sorciers qui illustre exemplairement comment une fantaisie peut se transmettre d’homme à homme. Il faut d’abord un environnement culturel et social favorable à la croyance en ce genre de superstition. Il faut ensuite que « l’imaginatif » soit respecté (un père racontant des histoires de sabbat à sa famille) et éloquent pour rendre le récit très sensible aux auditeurs. Le vin peut encore venir échauffer les esprits animaux qui vont s’agiter plus vivement à la considération de ces images. L’histoire est plusieurs fois répétée, formant des sillons dans les cerveaux de ceux qui écoutent. La curiosité et le recours à certaines « drogues » finissent de persuader de la réalité des réunions de sorcières imaginées en fait seulement en dormant. Le terme de vision est ici mobilisé, car il appartient à la fois au registre sémantique de l’imagination et du rêve. La contagion procède par accroissement de la puissance imaginative, puisque tous ceux qui ont entendu et rêvé l’histoire s’échangent leurs impressions et « se fortifient de cette sorte les traces de leur vision31 ». Tout passe ici par la parole et la persuasion, point fondamental dans l’analyse de l’imagination. Dans son utilisation naturelle et positive, l’imagination participe à la création d’un langage commun aux hommes. Mais dans son usage dévoyé et négatif aussi, elle a cette puissance de transmettre ses délires par la parole. La question de savoir si les sorciers sont des créatures diaboliques ou seulement des malades mentaux a donné lieu à des débats importants, comme celui qui oppose Jean Bodin (partisan d’une lecture diabolique du phénomène) et Jean Wier (plus nuancé dans ses analyses qui font la part belle à la pathologie mentale)32. Malebranche se range aux côtés du second, prenant ainsi ouvertement parti contre les procès en sorcellerie. Il est amusant de souligner qu’il reprend par là un argument que l’on trouve chez Montaigne qui considère la sorcellerie comme un dérèglement de l’esprit33. Le choix malebranchien a plusieurs raisons. D’abord, son étude des imaginations fortes contagieuses a révélé la manière purement physiologique dont se forme ce type de délire. Ensuite, de tels procès ne font qu’entretenir le délire collectif en l’accréditant et maintiennent donc un terreau socioculturel favorable à cette superstition. Les libertins comme Cyrano de Bergerac, quant à eux, dénoncent ces persécutions en se référant plus généralement au bon sens et à la raison34.
La force de l’imagination qui intéresse Malebranche est donc la force contagieuse. Elle rend parfaitement compte des maladies imaginatives les plus diverses qui ont toutes les mêmes fondements physiologiques. Avec le péché, l’imagination est bien devenue pathologique dans la plupart des cas, en même temps qu’elle croissait en puissance aux dépens de l’esprit.
GALERIE DES IMAGINATIFS
Airs et esprits
Le fondement physiologique des analyses malebranchiennes explique la présence de ces exemples de délire imaginatif. Mais ce qui intéresse l’auteur au premier chef, ce sont les imaginations fortes et contagieuses que l’on n’identifie justement pas comme délirantes, alors qu’elles le sont. Malebranche propose donc une galerie de portraits dans la veine des moralistes, où se croisent ceux qui dupent et ceux qui sont dupés par la force de l’imagination. Pour résumer l’infinie diversité des hommes et de leurs fantaisies, il choisit de présenter des types. On a déjà vu les différences de caractère entre hommes, femmes et vieillards selon la texture de leur cerveau. On peut également distinguer selon les occupations socio-professionnelles (gens ordinaires, intellectuels, nobles), qui instituent des rapports d’autorité et de subordination variés. Dans les relations sociales, l’apparence joue le rôle de l’image trompeuse, car il existe une corrélation entre l’état des fibres du cerveau et la physionomie, notamment celle du visage. Pouvoir des images, l’imagination produit des airs, des manières de se comporter qui peuvent impressionner. La gravité, la fierté, la brutalité, la modestie, la simplicité sont autant d’attitudes qui suscitent des images fortes chez le spectateur-auditeur.
Ces différentes physionomies s’expliquent physiologiquement, mais elles nécessitent également une interprétation morale et théologique. La notion d’estime, en effet, désigne ici l’amour-propre (variante dévoyée de l’amour de soi qui est, lui, naturel). Or il s’agit du concept essentiel dans les analyses morales de l’homme chez les théologiens, moralistes et philosophes classiques. L’air dévoile non seulement le type d’imagination auquel on a affaire, mais aussi l’étendue de la corruption de l’individu selon que cet air exprime plus ou moins d’amour-propre. Malebranche, dans la veine de Pascal, étend cette réflexion morale aux rapports sociaux à dimension politique, ironisant sur la déférence des inférieurs à l’égard des Grands, c’est-à-dire des nobles. L’image de puissance et de richesse que ces derniers dégagent explique cette soumission aveugle. Chaque fois que de telles images fortes rencontrent la sensibilité de celui qui les contemple, ce qui est en jeu, c’est l’autonomie de l’esprit. Succomber à une imagination forte, c’est renoncer à être soi-même et se laisser guider par l’esprit d’un autre, situation la plus pitoyable qui soit pour un philosophe cartésien.
Ce détour par l’amour-propre et la typologie des airs révèle des enjeux philosophiques et théologiques importants. La soumission bornée à l’autorité et à la prestance des Grands peut, par exemple, aboutir à changer de religion pour les imiter (comme en Angleterre et en Allemagne), au risque de se damner, tant la puissance des imaginations (celle de celui qui influence et celle de celui qui le suit) l’emporte sur la raison. La typologie des airs et des esprits cache une préoccupation théologique majeure, celle du salut. Suivre les fantaisies de son prince peut être ridicule et futile (lorsqu’on se met à boîter comme lui par exemple), mais cela peut aussi être criminel et suicidaire (lorsqu’on se damne en changeant de foi). L’opposition, dans le texte, entre l’air de piété et l’air de libertinage rend bien compte de cette dimension religieuse des analyses malebranchiennes. Ces deux airs opposés, celui du dévot et celui de l’athée, sont mis sur le même plan, car ils sont tous deux feints et donc préjudiciables à une croyance sincère. Même s’il est précisé qu’il existe une différence de préjudice entre le premier et le second (qui est plus dangereux), l’enjeu est identique et fondamental : la sincérité de la foi.
Il y a en effet différents types d’esprits : les esprits ordinaires, les petits esprits, les esprits efféminés, les esprits superficiels, les beaux esprits, les esprits visionnaires, les esprits attentifs, les esprits fins (les deux derniers étant les seuls qui soient connotés positivement). Mais il y a surtout les esprits forts. C’est contre eux et la contagion de leur imagination qu’il faut absolument lutter. Sous cette dénomination en vogue à l’époque, on range des penseurs très différents qui ont en commun une grande liberté d’esprit à l’égard des vérités officielles les mieux établies, notamment religieuses. C’est en raison de cette liberté qu’on les nomme libertins, en un sens qui est donc théorique et philosophique et non eu égard à leurs mœurs supposées, comme c’est souvent le cas au siècle suivant. Du point de vue théologique, ils peuvent être déistes, athées ou fidéistes35. Du point de vue philosophique, ils peuvent se réclamer des atomistes, des épicuriens, des stoïciens, des sceptiques ou de Machiavel. Dans tous les cas, ils considèrent la religion n’est pas un sujet tabou qui serait soustrait à l’examen philosophique (même si c’est pour aboutir à une position fidéiste). On peut voir dans le Dom Juan de Molière une figure emblématique de cet esprit fort. Le développement de cette libre pensée, notamment depuis le XVIe siècle, est la hantise des philosophes chrétiens. Lorsque Descartes présente son doute radical et la reconstruction systématique de la vérité qui le suit, il s’agit notamment de répondre à l’indécision des sceptiques et de vaincre les arguments libertins sur la relativité du vrai. Malebranche poursuit ce combat en dénonçant l’imagination des esprits forts. La pensée libertine constitue un danger philosophique extrême, car elle utilise la raison contre la raison. Les libertins en font en effet un usage approfondi, mais pour remettre en cause les vérités apparemment les mieux établies. Ils sont très cultivés et férus de pensée antique. Ils peuvent donc également se cacher dans le texte derrière la dénonciation des érudits et autres personnes d’étude36 qui ont l’imagination obsédée par tout ce qui est antique. La critique de Montaigne peut d’ailleurs se lire comme un autre élément de ce combat, car il est à bien des égards l’inspirateur de ces libertins érudits du XVIIe siècle comme La Mothe le Vayer ou Cyrano de Bergerac. D’une culture immense, l’auteur des Essais se réfère en effet constamment aux auteurs antiques, professe un relativisme général auquel n’échappe pas la religion (derrière un fidéisme qui peut paraître de façade).
L’imagination des « intellectuels »
Cette perspective théologique qui permet de mettre en exergue la figure de l’esprit fort explique l’importance accordée dans ce livre II aux « intellectuels », même si le terme est anachronique. On ne peut en effet qu’être frappé par la place qu’occupe la critique des gens d’étude, des commentateurs et des auteurs eux-mêmes dans cette galerie d’imaginations déréglées, sans parler des trois écrivains précisément examinés dans des chapitres séparés. Deux raisons expliquent cette présence massive.
La première est explicitement donnée par Malebranche lui-même : les savants et les gens de lettres sont les seuls à être censés rechercher la vérité. Leur échec total, soumis qu’ils sont tous à une imagination non réglée, est donc très grave pour la philosophie. Si eux aussi sont soumis à l’imagination, cela signifie que l’humanité doit renoncer à toute quête de la vérité.
La seconde raison est plus ou moins implicite dans l’ensemble des chapitres sur les intellectuels. Parmi ces personnes d’étude se cachent les esprits forts que leur fantaisie et leur goût pour les opinions extravagantes poussent à critiquer la religion et la philosophie rationaliste. D’une certaine façon d’ailleurs, le choix des trois auteurs nommément dénoncés est significatif. Ils représentent en effet chacun un type de pensée opposée à la philosophie malebranchienne. Sénèque illustre la vanité stoïcienne opposée à l’humilité chrétienne, or le néo-stoïcisme est en vogue au XVIIe siècle. Le sage stoïcien, insensible aux maux et aux plaisirs, prétend à une indépendance absolue. Cela s’oppose évidemment à la vision chrétienne de l’homme, qui doit à chaque instant ressentir sa misère et sa dépendance totale à l’égard de Dieu. Tertullien est lui un auteur catholique, mais il est très éloigné du rationalisme chrétien cher à Malebranche, car il considère que foi et raison sont irréconciliables. L’auteur de La Recherche de la vérité veut au contraire s’appuyer sur la raison pour défendre la religion. Au travers de la figure de Tertullien, tous les courants religieux privilégiant le sentiment ou la foi aveugle sont visés. Montaigne, enfin, représente l’ensemble des esprits forts et des libertins contre lesquels luttent Descartes et Malebranche. Ce dernier y ajoute le manque d’humilité révélant un amour-propre démesuré chez celui qui ne fait que parler de lui sur des centaines de pages. Soulignons que cette critique de Montaigne est presque devenue un topos littéraire à l’époque de Malebranche. Plusieurs textes importants discutent la force de son imagination : J.-P. Camus dans Les Diversités, Pascal dans l’Entretien avec Sacy sur la philosophie37 et dans les Pensées, Arnauld et Nicole dans la Logique de Port-Royal. La campagne de dénonciation du relativisme possiblement « athéiste » (comme on dit à l’époque) de Montaigne aboutit d’ailleurs à la mise à l’Index des Essais en 1676. Mais la perspective de Malebranche est nouvelle : il ne s’agit pas seulement de souligner et dénoncer la force de l’imagination montanienne, mais aussi d’analyser la transmission de cette force à ses lecteurs. Ce qui intéresse Malebranche, c’est de demeurer dans sa problématique de la contagion. L’étude de ce lien entre imagination de l’auteur et de son lecteur, entre le créateur et le récepteur est nouvelle. La liaison entre l’imagination et la peinture ou la parole a déjà été faite. Mais cette réflexion sur la lecture est originale. On comprend que l’éloquence d’un orateur emporte la conviction, comme l’ont montré les analyses platoniciennes. Mais comment un texte écrit, des pages froides (Malebranche parle dans l’Éclaircissement IX de « paroles mortes ») peuvent échauffer à ce point l’imagination d’un lecteur ? Cette question rappelle le questionnement de l’auteur dans tous ces chapitres : comprendre pourquoi et comment ceux qui ont en charge l’amour de la sagesse et de la vérité trompent ceux qui les suivent au lieu de les guider. C’est ici que l’ampleur de la puissance de l’imagination se dévoile : des caractères imprimés sont capables de modifier le cours des esprits animaux et de marquer durablement le cerveau. On ne trouve pas dans l’acte de lecture ce rapport immédiat de sensibilité à sensibilité comme dans la contemplation d’un visage ou l’audition d’un discours enflammé. Et pourtant, la communication imaginative fonctionne et échauffe le sang, d’une manière parfois plus durable. On voit que cette dénonciation de l’écriture issue d’imaginations fortes se présente comme un éloge involontaire des auteurs qui en sont capables ! Car pour critiquer le pouvoir de leur imagination, il faut bien mettre en valeur la puissance de leur style et de leurs propos. Le lecteur en revanche n’est qu’un pauvre être dépossédé de son esprit à force de se mouler dans celui de l’auteur. S’opposent ici l’attention et la préoccupation. Ces deux états intellectuels contraires sont longuement commentés chez Descartes, car l’absence de préoccupation est la condition de la mise en place de la méthode qui s’appuie dès lors sur l’attention de l’esprit. Malebranche reprend la même idée. Encore une fois, puisque l’esprit est borné, il faut bien savoir l’occuper, ce qui suppose qu’il ne soit pas préoccupé. Or on sait à quel point les images produites par la fantaisie envahissent le cerveau et se transforment en idées impures préjudiciables au véritable travail intellectuel.
Est-ce à dire que l’imagination doit être proscrite du processus de création littéraire et philosophique ? Est-ce même pensable ?
L’imagination créatrice en un sens positif occupe une place congrue dans un livre qui dénonce avant tout les erreurs de l’imagination. Cependant, la contagion des imaginations des auteurs aux lecteurs en témoigne indirectement. Même lorsqu’il critique pied à pied Sénèque, Tertullien et Montaigne, Malebranche rend hommage, au détour d’une ligne, à la force de leur écriture. Il sait bien d’ailleurs que toute création artistique réussie s’adresse essentiellement aux sens, comme le montre ce commentaire sur la musique dans l’Éclaircissement IX : « les airs que l’on compose par la force de l’imagination, [sont] plus beaux et plus agréables aux sens, que ceux que l’on compose par des règles38 ». Peut-être faut-il faire passer une ligne de démarcation entre l’écriture artistique et l’écriture philosophique, la première s’adressant aux sens, la seconde à la raison, Sénèque, Tertullien et Montaigne étant dénoncés parce qu’ils s’adressent aux sens tout en se prétendant philosophes.
Le texte s’attelle à cette question et traite aussi du processus créatif en philosophie, dans le chapitre sur les inventeurs de systèmes. Il existe une ambiguïté de départ : celle de la distinction entre imaginer et innover. Si imaginer en philosophie, c’est nécessairement s’éloigner de la vérité, ce n’est pas forcément le cas quand on innove. Se déploie ici une réflexion nuancée sur le neuf et l’ancien, selon les domaines considérés. En matière théologique, l’innovation est criminelle car les vérités de la religion sont définitives. Elles ne sont pas susceptibles de changement ou d’aménagement car il s’agit de vérités dogmatiques, c’est-à-dire indiscutables. En matière philosophique en revanche, c’est le respect absolu de la tradition qui est condamnable. Il correspond à une sclérose de l’esprit et empêche de comprendre les évolutions du monde. On voit qu’ici l’Oratorien défend l’immuabilité de la foi et le philosophe la pensée nouvelle de Descartes ! En philosophie, une imagination créatrice peut donc se déployer, à condition qu’elle ne soit que l’adjuvant de la raison. Si la plupart des inventeurs sont des imaginatifs incapables de servir la vérité, il n’en demeure pas moins que l’innovation étant une marque d’autonomie de l’esprit, c’est par elle que passe le progrès philosophique. Le chapitre sur les inventeurs de nouveaux systèmes est donc moins critique qu’il n’y paraît : quelques-uns d’entre eux ont effectivement de l’étendue et de la pénétration d’esprit, une absence de préjugés et une hauteur de vue qui leur permet d’élaborer un système philosophique qui ne soit pas le fruit d’une imagination déréglée. Il y a comme un autoportrait implicite derrière cette description ! Finalement il n’y a pas de condamnation univoque de l’ancien et de valorisation univoque du nouveau ou réciproquement. Les imaginatifs peuvent aimer l’ancien comme le neuf ; les vrais spéculatifs également. Tout dépend du domaine que l’on étudie et des facultés mises en jeu pour l’explorer.
Ce qui est sûr, c’est que Malebranche a fait preuve d’innovation dans l’élaboration de sa théorie de l’imagination. Elle recèle des traces des conceptions médicales antiques (notamment de la tradition galénique des humeurs), elle est influencée par la morale stoïcienne (l’imagination comme faculté qui retire toute maîtrise de soi), elle pioche parfois dans les arguments des libertins (analyse rationnelle de certains faits apparemment maléfiques), elle se nourrit des acquis de Descartes (rôle des esprits animaux et circonscription des bons usages de l’imagination), elle emprunte parfois même aux récits populaires (les envies des femmes enceintes), mais tout cela est ressaisi en une synthèse originale, appuyé sur un fondement philosophique nouveau : une étude physiologique précise qui ramène définitivement l’imagination du côté de la science et ses puissances du côté de l’analyse rationnelle. Dès lors, il est possible au philosophe qui a su en mesurer le pouvoir de maîtriser son imagination.
Marie-Frédérique PELLEGRIN
1 Aristote, De l’âme, III, 3-4, 428b-429a.
2 Manuel, II, 29.
3 La redécouverte des stoïciens, importante au XVIe siècle (avec Juste Lipse, Charron, Montaigne ou G. du Vair), se poursuit au XVIIe siècle. Cette influence se trouve chez beaucoup d’auteurs, La Mothe le Vayer, Guez de Balzac ou même Descartes.
4 Voir le texte de Pascal en annexe, p. 182.
5 Recherche de la vérité, II, I, V, § 1.
6 « Toute cette science que l’on pourrait peut-être croire la plus soumise à notre imagination, parce qu’elle ne considère que les grandeurs, les figures et les mouvements, n’est nullement fondée sur ces fantômes, mais seulement sur les notions claires et distinctes de notre esprit », Lettre de Descartes à Mersenne, juillet 1641.
7 Recherche de la vérité, II, I, I, § I.
8 Métaphysique, Δ, 12, 1019a15 et sq.
9 Cette expression se trouve en réalité dans deux titres de Descartes : d’une part pour cet ouvrage inachevé, La Recherche de la vérité par la lumière naturelle ; d’autre part pour les Règles pour la direction de l’esprit dont le titre complet est Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherche de la vérité.
10 Mémoire de d’Allemans, dans Recherche de la vérité, éd. de A. Robinet, Paris, Vrin, 1962, introduction, t. I, p. XXIIII.
11 Recherche de la vérité, III, I, I, § 1.
12 Recherche de la vérité, Éclaircissement IX.
13 Recherche de la vérité, II, I, I, § II.
14 Thomas Willis est un physicien et anatomiste anglais. Il écrit deux ouvrages importants dans l’histoire de la physiologie : De fermentatione (1660) et De cerebri anatome, cui accessit nervorum descriptio et usus (1664).
15 Recherche de la vérité, II, I, V, § I.
16 Recherche de la vérité, II, I, II, § II.
17 Elle est le fait de W. Harvey (1578-1657) que l’on appelle parfois le Copernic de la médecine.
18 Recherche de la vérité, Éclaircissement IX.
19 Recherche de la vérité, II, I, VII, § VI.
20 Après Platon, la question de l’éducation est souvent délaissée par les philosophes, hormis dans la pensée humaniste du XVIe siècle. Les enjeux philosophiques de cette question sont de nouveau mis en avant dans la seconde moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle (de Fénelon à Rousseau en passant par Locke). Chez Malebranche, cette attention à l’éducation s’explique par la prégnance de la physiologie dans son anthropologie : beaucoup de choses sont jouées à la fin de l’adolescence, car le cerveau et donc l’esprit à sa suite sont déjà très marqués d’influences et d’habitudes diverses, voir p. 95 et sq.
21 Par rapport à la norme d’une espèce, la monstruosité est un écart biologique si important qu’il remet en cause la viabilité et l’identité de l’être considéré. Longtemps analysé comme un signe divin à interpréter, le monstre est de plus en plus étudié d’un point de vue avant tout médical au XVIIe siècle.
22 Recherche de la vérité, II, I, VII, § VI.
23 Recherche de la vérité, Éclaircissement IX.
24 Recherche de la vérité, VI, I, IV.
25 Augustin propose en effet une interprétation « maximaliste » des paroles de Paul : « la mort a passé sur tous les hommes, parce que tous ont péché » (Romains, V, 12). Cela signifierait que tous les hommes héritent de cette première faute. L’humanité entière est coupable du péché d’Adam et Ève. C’est d’ailleurs ce même Augustin qui crée l’expression « péché originel » ; on parle avant lui de « péché des premiers parents ».
26 Recherche de la vérité, II, I, VII, § V.
27 Recherche de la vérité, II, III, I, § IV.
28 Jean-Pierre Camus (1582-1652) fut secrétaire de François de Sales. C’est un prélat réformateur et un grand penseur de la spiritualité.
29 Recherche de la vérité, II, II, VI.
30 Recherche de la vérité, II, II, I, § II.
31 Recherche de la vérité, II, III, VI, § I.
32 Voir le texte en annexe, p. 179.
33 « Combien plus naturel que notre entendement soit emporté de sa place par la volubilité de notre esprit détraqué, qu’un de nous soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger ? », Montaigne, Essais, III, 11.
34 Voir le texte en annexe, p. 195.
35 Est déiste celui qui croit en une entité supérieure divine, mais ne correspondant pas à celles des religions révélées. Est fidéiste celui qui oppose totalement les vérités de foi et les vérités de raison.
36 Les commentateurs contemporains parlent d’ailleurs souvent de « libertins érudits » pour les désigner (voir, dans la bibliographie, les ouvrages de R. Pintard et F. Charles-Daubert).
37 Ce petit opuscule rédigé par un témoin assistant à la discussion entre Sacy et Pascal est particulièrement intéressant au regard des trois chapitres de Malebranche, puisque Pascal y compare et critique tour à tour Épictète et Montaigne, le stoïcien et le sceptique.
38 Recherche de la vérité, VI, I, IV.