Février 1793. Marquis était notre orgueil, notre richesse.
La pluie tombait sans arrêt depuis quatre jours. La terre était saoule. Les eaux jaunes du ruisseau noyaient les prés dans la vallée. On aurait dit une rivière.
Je plumais une grive au coin du feu lorsque j’ai entendu la voix de père derrière les martèlements de la pluie.
— Marie-Pierre !
Les plumes de la grive s’enflammaient sur les braises avec des pétillements d’étincelles. Une odeur chaude de corne brûlée remplissait la maison.
— Marie !
Il n’employait parfois que mon premier prénom et m’appelait comme mère. J’ai secoué mon tablier au-dessus du feu, couru à travers la cour.
J’ai tiré sur ma tête la capuche de mon manteau de laine en évitant les flaques.
Père était monté sur le talus du chemin qui descend derrière la maison, juste avant la barrière et la grange. Il m’a tendu la bride du cheval.
— Aide-moi !
Son chapeau est tombé. Ses cheveux, collés par la pluie, découvraient un large espace de peau grise sur son front. Je l’ai ramassé. Père avait beaucoup vieilli depuis la mort de mère. Il était presque un vieux maintenant.
Pourquoi avait-il pris par le chemin creux ? Il revenait de la foire. Normalement, en cette saison, on passe par la voyette au-dessus, moins bourbeuse, au bord du champ, de l’autre côté de la haie. Il avait dû traîner dans les cabarets de Montaigu.
Marquis était enfoncé jusqu’au ventre dans la boue jaune du chemin où l’eau ruisselait et il ne pouvait plus s’arracher. Le cheval a tourné ses yeux fous vers moi, tendu son long cou et poussé un hennissement désespéré en essayant, en vain, de décoller ses pieds.
Père avait eu le réflexe de sauter sur le talus au moment où Marquis s’enfonçait. Il avait perdu un sabot. Ses guêtres étaient couvertes de boue. Il avait passé la bride autour de la grosse branche du chêne en berceau au-dessus du chemin.
— Tiens-la !
Les mousses du talus ont giclé leur eau sur mes pieds, quand j’y ai rentré mes sabots. Le bouquet de frégon à boules rouges m’a piqué les mollets.
Père s’est glissé lentement à l’arrière-train du cheval. La pluie traçait des sillons parmi les éclaboussures de boue jaune, sur le front de Marquis.
— Tire, Marie-Pierre, tire !
Il poussait des pieds sur la croupe du cheval.
— Tire !
J’ai tiré, de toute ma force.
— Hue, Marquis ! Hue, Marquis !
Marquis a frissonné, les yeux exorbités, cou tendu. Il n’a pas bougé. Au contraire, il m’a semblé un peu plus enfoncé, après.
Père a eu un de ces regards noirs qui disait : « On n’y arrivera pas. » Il a essuyé ses sourcils d’un revers de main, s’est barbouillé.
— Ne lâche pas ! Je reviens !
Il est parti vers la maison.
La pluie a battu de plus belle. J’ai relevé ma capuche. L’eau m’a coulé dans le dos. J’ai pensé que si ça continuait, elle allait encore monter dans le chemin.
Marquis était notre orgueil, notre richesse.
Père était revenu de la foire de mai, un soir, en tirant par la corde un élégant poulain de trait à la robe rouge du marais. C’était Marquis. C’était bien avant les malheurs, avant les épidémies, la guerre.
Les aubépins étaient en fleur. C’était une folie. On n’était pas sûrs d’avoir les moyens. Mère l’a dit à père. Nous n’avions que notre petite borderie du Petit-Lundi arrentée et le rapport du travail de mère.
— C’est pour vous, marquise..., a dit père à mère, et il l’a saluée comme une princesse.
Elle croisait les bras près de moi, sur le seuil. J’avais six ans.
— C’est une folie ! a-t-elle murmuré.
Mais j’ai compris qu’elle était contente.
— Tu sais comment il s’appelle ?
Le poulain a bondi sur ses jambes fines. Ses sauts de cabri ont secoué père. Nous avons éclaté de rire.
— Marquis !... Comment le trouves-tu, marquise ?
Il a maîtrisé le poulain. Les bras autour de son cou, ses doigts ont joué avec le toupet de crin rouge entre ses oreilles. Il lui a tapoté la joue et j’ai compris que ce n’était pas seulement la joue du cheval qu’il caressait.
Nous n’étions pas riches. Mais nous ne savions pas combien nous étions en paix.
Père est revenu avec la grande gaule de châtaignier qui était dans notre grange.
— On va le sortir de là, père !
J’en étais sûre. J’ai hérité des dons de mère. Elle sentait les choses. Elle détestait la sorcellerie et les histoires de loups-garous, garaches et chasse-galerie. Elle disait que beaucoup de misères et de haines dans les campagnes venaient de là. Elle enlevait les chouettes et les crapauds cloués au-dessus des portes. Elle demandait que cessent les litanies quand elle entrait dans la chambre d’une femme.
Elle m’avait noué, quand même, le scapulaire autour du cou. Elle embrassait le sien quand elle sortait d’une maison après un accouchement difficile.
Je n’avais pas fini de parler à père, quand j’ai entendu des cris et des rires du côté du Grand-Lundi. Père est monté sur la voyette et a adressé des signes avec les bras.
Il les a laissés retomber quand ils ont débouché derrière le moulin. C’était en mars 1793. Ils étaient six, des soldats bleus aux bretelles blanches qui revenaient peut-être, eux aussi, de la foire et chantaient sous la pluie.
Père m’a poussée dans la haie en rentrant près de moi pour se cacher. Ses doigts m’ont fait mal au poignet.
Mais les Bleus l’avaient vu. Mère n’était plus là depuis six mois.
Le grand, large d’épaules, qui marchait devant et devait être le chef, a posé son fusil quand il a vu Marquis. Les autres ont fait comme lui. Il m’a ôté la bride.
— Laisse-nous faire, petite !
Il a tiré sur la sangle. J’ai entendu Marquis gémir.
— Il nous faut une deuxième gaule. À nous six, on va y arriver.
Père n’avait pas bougé de la haie, parmi les épines noires et le frégon. L’eau s’égouttait aux bords de son chapeau. J’ai montré la maison.
— Dans la grange, sur les poutres de la charpente...
Le soldat maigre aux yeux verts a filé vers la maison.
Le blond qui poussait des pieds comme père contre les fesses de Marquis a fait tomber son bicorne dans l’eau. Les autres ont ri. Je n’en revenais pas de sa ressemblance avec lui. Il avait le même visage long, le menton pointu, les mêmes moustaches blondes couleur de blé, qui dégoulinaient de pluie. Il avait le teint rose aussi et, surtout, ces petits plis au bord des yeux qui exprimaient de l’inquiétude. Les autres l’ont appelé Charles.
Le maigre est arrivé avec la seconde perche. Deux soldats ont remonté le chemin pour se placer de l’autre côté.
Les sourcils de père s’arquaient dans la haie, le regard aussi sombre que lorsqu’il avait vu mère à notre retour du champ.
Le chef qui tenait toujours la tête de Marquis a commandé de glisser les gaules sous son ventre. Père s’est tourné vers la maison et le chêne où ils avaient posé les fusils. Il adorait Marquis. Il disait qu’il avait du sang. Il disait aussi qu’il était nerveux comme un demi-sang. Il avait tourné avec lui au bout d’une corde pour le dresser. Il se servait du fouet à courte lanière. Il ne le frappait pas. Mère l’appelait pour le souper.
— Je peux toujours crier ! se fâchait-elle. Essaie, toi !
À la longue, il finissait par hocher la tête.
Quand il se levait, le matin, il filait dans l’écurie et ses premiers mots étaient pour Marquis pendant qu’il pissait.
Charles s’est suspendu à la branche, les bottes sur les fesses de Marquis.
Les perches ont ployé. J’ai croisé les doigts en priant sainte Catherine, sainte Élisabeth et sainte Anne.
Le dos de Marquis s’est relevé lentement. Il a poussé un hennissement aigu au moment où ses jambes se sont arrachées à l’argile avec un claquement de bouche. Son ventre a décollé. Les gaules ont valsé. Et il est parti caracoler plus loin sur le ferme du chemin.
Les Bleus criaient de joie. La fossette creusait la joue de Charles. Il a posé la main sur mon épaule. J’ai ri aussi de voir Marquis s’ébrouer et se frotter contre les épines de la haie pour s’essuyer.
La voix de père a claqué :
— Marie !
Je suis revenue vers lui. Ses yeux répondaient aux miens avec une infinie tristesse comme le soir où nous avions trouvé mère sur le tas de fumier en revenant du champ.
Elle m’a tout appris. Elle voulait même que j’en sache plus qu’elle. Elle était une matrone respectée et on lui confiait les nouveau-nés pour qu’elle les porte baptiser à l’église. Elle m’a donné son pouvoir de chasser le feu et calmer les douleurs avec les mains. Je n’ai pas toujours été une bonne élève. J’aurais dû être plus sensible à ce qui vibrait dans son cœur.
— Faudrait savoir ! a crié le maigre. On sauve ta bourrique et c’est comme ça que tu nous dis merci ?
Il s’est approché de père. Le déluge avait recommencé. Je me suis glissée devant pour le protéger. Il a parlé à mon oreille et j’ai entendu malgré la pluie :
— Assassins !
— Hein ?
— Assassins !
Le maigre ne pouvait pas entendre. Charles l’a tiré en arrière.
— Laisse-les !
Le maigre a secoué l’épaule pour se dégager. Le chef l’a tiré aussi. Le maigre a reculé.
— Voulez-vous vous abriter dans la grange en attendant que ça s’arrête ?
Ça m’est sorti comme ça. Père s’est agité derrière moi et j’ai compris qu’il me disait : « Ça, ma fille, tu n’aurais jamais dû le leur proposer. »
Je suis allée chercher Marquis qui ne voulait pas se laisser attraper. Charles l’a saisi par la bride.
Dans la grange, les soldats ont suspendu leurs vareuses aux clous du portail où elles se sont égouttées. Je suis revenue avec le pichet de vin et le gobelet alors qu’ils se frictionnaient en chemise avec des bouchons de foin. Je suis allée d’abord vers père.
— J’ai pas soif.
Nos six rangs de vigne avaient été achetés avec l’argent gagné par mère à accoucher les riches de la paroisse. Le menuisier, Jean-Jacques Templier, était venu construire contre la grange l’appentis de planches qu’on avait appelé la cave.
— Je tire le vin de ma femme ! disait père en servant à boire à ses amis.
Il en était fier mais humilié un peu aussi. Mère haussait les épaules.
Son regard me répétait, tandis que je versais dans le gobelet du chef : « Tu ne devrais pas faire ça à ta mère ! »
— Merci, petite ! m’a dit le chef en me rendant le gobelet.
La fossette a creusé la joue de Charles. Il avait des éclats jaunes dans les yeux, comme lui.
— Merci, petite !
J’étais aussi grande que lui ! Il m’a regardée par-dessus le gobelet pendant qu’il buvait.
Des petites mares s’étaient formées sous leurs vareuses. Leurs fusils contre le mur s’égouttaient aussi. La nuit arrivait. Avec la pluie, le jour ne s’était jamais vraiment levé. Le gris devenait violet.
— Comment s’appelle ton cheval ? m’a demandé le maigre.
— Marquis.
— Marquis ?
Il s’est tourné vers père.
— Faut le débaptiser et l’appeler Citoyen !
Il a levé son gobelet. Une laide grimace a découvert ses dents.
— À la santé de Citoyen !
Père était fermé à double tour. Les autres soldats fixaient la ligne entre la flaque dehors et le sec de la grange.
Et puis il a dit, la voix étranglée comme un fil prêt à se briser :
— Il s’appelle Marquis.
Le maigre a juré. Il s’est tourné vers les fusils. Le chef et Charles se sont placés devant lui pour l’arrêter. Les autres ont enfilé leurs vareuses, remis leurs bretelles blanches entrecroisées.
Charles m’a regardée quand ils sont sortis sous la pluie. Le maigre a aboyé encore dans la cour, mais je n’ai pas compris ce qu’il disait.
Nous sommes restés, père et moi, contre le tas de foin, jusqu’à ce qu’on n’entende plus que les crépitements des gouttières. Père a vidé le pichet dans la flaque et frotté le gobelet longtemps, sous la gouttière, avec ses doigts bordés de boue.
La pluie ne tombait plus qu’à gouttes très fines. Les nuages étaient descendus avec la nuit et glissaient sur la terre.
Mère avait l’habitude de nous attendre sur le seuil quand nous revenions du champ. Elle n’aimait pas quand nous rentrions tard.
— Je ne suis pas tranquille, avec les événements !
Père haussait les épaules.
— On n’est pas bien loin !
Nous étions dans le champ de la Grue. Il s’est étonné de son absence à notre arrivée, ce soir-là. La porte était grande ouverte et il m’a semblé que quelque chose clochait. J’ai sauté de la charrette et j’ai vu les bancs renversés.
Père est arrivé derrière moi. La soupe était répandue sur la table, les assiettes et le pichet par terre.
J’ai trouvé mère sur le tas de fumier. Père s’est approché et l’a prise dans ses bras.
— Rentre, m’a dit père dans la grange. Tu vas attraper du mal. Tu es toute mouillée.
— Et vous ?
— Je vais m’occuper de Marquis et je viens.
Je me suis rappelé la grive et les petits oiseaux qui m’attendaient au coin du feu.
J’ai traversé la cour et j’ai revu la fossette sur la joue de Charles. Lui les avait plus profondes. Dès qu’elles creusaient ses joues, son visage tout entier souriait.
J’avais l’âge de l’amour. J’étais bien placée pour savoir que ce qu’on appelle l’amour fait souffrir et parfois mourir. La première fois que je suis allée avec mère, j’avais onze ans. Auparavant, j’avais fréquenté la classe de M. Brochard. J’étais la seule fille de paysan à l’école.
J’ai vu le ventre énorme de Jeanne Paireaudeau dans les douleurs. J’ai été effrayée par les cris, l’odeur, les flammes du grand feu dans la cheminée. La vieille Olga, la belle-mère de Jeanne, ricanait :
— Une fois que c’est rentré, dame, il faut que ça sorte !
Mère m’a dit que les premiers rapports peuvent être douloureux pour la femme. Mais elle a ajouté aussitôt que l’amour avec père était l’un des plus beaux cadeaux de sa vie. Je suis une enfant de l’amour. Je lui ai demandé pourquoi ils n’ont pas eu d’autre enfant. Dans les maisons de paysans on sème et on prend les enfants comme ils viennent. Le curé Barreau dit qu’ils sont une bénédiction du bon Dieu. Mère connaissait la recette pour empêcher la graine de germer.
Elle était une chrétienne à gros grains. Beaucoup de femmes et d’hommes lui étaient reconnaissants pour son travail. Mais ses paroles et ses idées ne plaisaient pas au vicaire Chapuis qui n’a pas compris quand je suis partie en stage chez le docteur Callot, le médecin protestant de Mouchamps.
On ne sait pas qui l’a tuée. Père a tout de suite pensé aux Bleus. C’était en octobre 1792. La situation n’était pas envenimée comme elle l’a été après. Le meunier du Grand-Lundi affirme qu’il n’a vu rôder aucun soldat autour de notre maison l’après-midi où elle a été tuée. Une femme sur les chemins jour comme nuit pour des accouchements est une tentation. Belle et en bonne santé comme elle l’était.
Père était convaincu que c’étaient eux. Il n’a pas eu une larme. Il serrait les mains des gens qui défilaient, blanc comme de la cire, sec comme un mur de pierre. Les gens me tendaient la main aussi et me demandaient :
— Alors, c’est toi maintenant qui vas remplacer ta mère ?
J’ai repris la grive et recommencé de plumer tandis que mes cotillons fumaient devant le grand feu.
Le premier coup m’a fait sursauter.
Au deuxième, quelque chose de lourd est tombé en ébranlant le mur du fond de la maison. L’écurie du cheval était par-derrière. La nuit, de mon lit, j’entendais Marquis donner du sabot contre la planche de sa stalle.
Je me suis levée. J’ai attendu, immobile devant la cheminée. L’eau du toit continuait de s’égoutter dehors. Le feu pétillait avec de grands élancements de flammes qui éclairaient le noir de la maison jusqu’à la porte.
Père est entré. Les yeux comme la nuit.
Il s’est assis sur le banc. Il a posé les coudes sur la table, ses épaules se sont affaissées. J’ai repris ma place au coin du feu. J’avais commencé à plumer un merle.
Il a poussé un long soupir, comme un râle.
Je plumais. Je plumais. Père avait piégé ces petits oiseaux avec du grain sous une planche. Les plumes noires volaient. Ça sentait le brûlé. Les plumes grésillaient.
Il n’avait pas eu un gémissement quand il avait soulevé mère sur le tas de fumier. Ni à la maison, ni à l’église, ni au cimetière. Il avait continué ensuite, comme après un orage sec.
Sa poitrine s’est soulevée. J’ai entendu une longue plainte comme celle de Marquis quand ils l’avaient décollé de son trou de vase. Il m’a dit quelque chose que je n’ai pas compris parce que les sanglots le suffoquaient. Il a répété et j’ai deviné :
— Le palonnier !
Et j’ai compris qu’il avait frappé Marquis avec la barre du palonnier. Ses larmes l’étouffaient. J’entendais le bruit sourd du corps de Marquis en train de s’effondrer contre le mur de l’écurie. Les gémissements de père venaient de loin. Ils lui remontaient de profond et lui éclataient dans la gorge avec des hoquets.
— J’ai tué Marquis... Je lui ai écrasé la tête avec le palonnier...
Il me regardait à travers ses larmes comme si c’était un autre qui avait tué Marquis. J’entendais le choc de la barre d’acier qui explosait le crâne du cheval, notre richesse, notre meilleur ami, qui lançait un hennissement joyeux et galopait vers moi à travers le pré en secouant son cou et sa crinière rouge lorsqu’il me voyait. Marquis, résistant et vif comme un cheval de trait demi-sang. Il était avec nous lorsque mère a été assassinée.
Père se frottait la figure en pleurant. Il était encore crotté de boue. Je n’osais pas lui dire de venir près de moi se chauffer au feu.
— Ils l’ont tuée ! C’est eux qui l’ont tuée ! a dit père.
Je plumais. Je plumais. Les plumes noires volaient.