Petit James

Février 1794. J’étais caché dans l’ombre verte du grand arbre qui garde toutes ses feuilles en hiver.

Ils m’ont appelé Petit James pour ne pas me confondre avec le Grand : p’pa.

Alexandre, mon frère aîné, m’a surnommé Foxie, comme le fox-terrier d’Anselme, le garde des terres et des forêts du comte, parce que j’avais toujours la truffe en l’air et la morve au nez.

Je n’ai jamais aimé ce nom. Je courais en pleurant jusqu’au bord de l’étang derrière la maison. Je montais jusqu’en haut des plus hautes branches du grand chêne.

— Foxie, fais pas l’andouille !

Je n’étais pas lourd. J’étais le petit dernier de quatre.

— Arrête Petit James ! criait Damien, mon autre frère, qui a toujours été trouillard.

Je sortais mon lance-pierres et des cailloux de ma poche.

Memon m’a appelé Jamet, Jamie, Petit James.

Je ne me suis endormi qu’une fois. Je ne sais pas ce qui m’a réveillé. Mon cœur a sauté. Je ne crois pas que j’aie dormi longtemps.

Je me suis endormi parce que j’étais à bout. J’ai rêvé qu’on était chez nous, à table, dans notre métairie du Grand-Lundi. Rien n’était arrivé. On était comme avant quand on avait tout et qu’on allait, tous les quatre avec p’pa, vendre les bœufs à la foire de Montaigu. Tout le monde était là autour de la table : p’pa, Alexandre, Damien et Sixte, et le grand valet Duval et l’autre, Préchais. Rita appuyait sa tête sur mes jambes sous la table en attendant que je laisse tomber des miettes. Memon a apporté le manger. Elle n’avait pas sa figure triste comme elle l’a eue après. Elle a posé le plat devant p’pa en appuyant sa main sur mon épaule. Elle m’a toujours fait comme ça, sa main lourde sur moi. Elle ne le faisait pas à mes frères. Ils étaient jaloux. Ni à p’pa. J’ai été un petit retardataire. Personne ne m’attendait à venir. Je suis arrivé cinq ans après Sixte qui aurait dû être le sixième parce que, entre Damien et lui, il y en a eu deux autres qui n’ont pas vécu.

La main de memon m’a surpris. Elle était lourde sur mon épaule, trop lourde. J’ai sursauté.

Il faisait froid. Ce que je prenais pour la main de memon, c’était le froid. J’étais tout ankylosé de froid. Et j’avais mal à l’épaule. La fourche de l’arbre où je guettais me rentrait dans le dos.

J’ai bougé. J’avais faim. J’ai sucé de la gelée blanche pour me réveiller. Un matin, j’ai eu un lièvre qui se tenait debout, les oreilles dressées, dans les genêts blancs de gelée. Il ne m’a pas vu. Il dormait debout. J’ai fait tourner mon lance-pierres. Je l’ai eu.

J’ai dormi, c’est vrai. Pas longtemps. Une seule fois.

 

Anselme Malidor nous attribuait les postes, son gros doigt rouge pointé sur nous.

— Toi, aux grandes versennes, toi, au vieux pinier.

On y allait. On obéissait. À moi, il a toujours dit :

— Foxie, tu guetteras à l’yeuse !

Il faisait exprès de m’appeler comme son chien. Il m’envoyait toujours au chêne vert.

L’échelle était mauvaise pour monter au grand arbre à l’orée de la forêt. Je n’avais pas besoin d’échelle. J’ai toujours grimpé comme un singe, sans rien, d’une branche à l’autre. Je n’ai jamais été gros, ni lourd. J’aurais voulu devenir comme Alexandre, ou même Damien ou Sixte. Je suis resté chacro, chat maigre.

— Il faut de tout pour faire un monde, m’a dit memon. Il faut des petits, des grands, des gros, des maigres. Les maigres valent autant que les autres. Ce que tu prends te profite pas, mon pauvre Jamie, mais ça viendra, avec l’âge.

Je n’ai pas aimé qu’elle m’appelle son pauvre.

Elle se fâchait à chaque fois que je partais guetter à l’orée, comme ça. Elle me disait que j’étais comme les autres, comme p’pa et mes frères. Que les hommes sont comme ça, qu’ils aiment la guerre et qu’ils laissent la peine aux femmes.

P’pa, Alexandre et Damien étaient partis avec Charette, Chaigneau et les autres. Ils revenaient sans prévenir, n’importe quand, quelquefois au milieu de la nuit, pour changer de chemise. Ils avaient faim, soif. Ils se couchaient et repartaient le lendemain avec leurs fusils.

Elle disait qu’ils venaient pour se coucher. Memon regrettait de ne pas avoir eu de fille. Elle disait qu’elle aurait voulu que je sois une fille, qu’elle aurait échangé tous ses gars contre une seule fille.

Mais quand p’pa arrivait avec Alexandre et Damien, elle courait. Elle oubliait sa mauvaise jambe et courait en boitant. Elle sortait attiser le feu, sous la marmite. Elle apportait la soupe. Elle s’asseyait sur le tabouret en allongeant sa jambe sur le côté. Elle regardait ses hommes manger.

 

C’est vrai que j’ai été content de guetter dans l’yeuse. Je n’ai jamais eu peur. J’étais le premier, au poste le plus avancé. J’étais caché dans l’ombre verte du grand arbre qui garde toutes ses feuilles en hiver. Je voyais tout. Les Bleus ne me voyaient pas. Je les avais à l’œil sur la lande de Coprais. Ils avaient installé leur camp là-bas, sur le dégarni, sans arbres ni haies pour se protéger des attaques surprises. Je surveillais leurs fumées. J’entendais péter leurs fusils. Je les voyais quelquefois courir au loin, trop loin, comme des fourmis.

J’aurais voulu qu’ils se rapprochent et sonner l’alerte dans ma corne de vache. Je l’ai fait quelquefois. Mais les Bleus, pas fous, ne s’aventuraient pas souvent auprès de la forêt de Grasla.

Je mordais dans mon pain. J’économisais mon oignon que je mangeais peau après peau et mâchais longtemps avant de l’avaler. Ça me réchauffait. Je montais dans l’yeuse, descendais. J’avais des fourmis dans les jambes.

— Si tu vois un Bleu, me répétait memon, cache-toi, Jamet, surtout cache-toi. Il te tirerait comme un pigeon.

— Mais memon, il faudra que je corne.

— Corne. Méfie-toi. Quand tu seras mort, tu ne corneras plus.

Je haussais les épaules :

— Ça c’est vrai !

Elle criait :

— Tu es comme les autres !

Elle me tournait le dos.

— Je croyais que tu m’aimais un peu.

Elle en voulait au roi qui était mort, à la République, au vicaire Chapuis, à Charette, à Chaigneau, à p’pa et même au bon Dieu. Elle n’a plus récité ses prières, le soir, après que Sixte n’est pas revenu. Elle a continué de sortir son chapelet, mais ses lèvres ne bougeaient pas. Elles restaient tout le temps collées.

Elle n’était pas vraiment en colère contre moi. Elle avait la figure comme les bâches mal ficelées qu’ils avaient tendues sur les charrettes. Elle n’a plus jamais été la belle métayère du Grand-Lundi qui venait au bourg entourée de tous ses gars en tenant fièrement p’pa par le bras.

Elle me répétait qu’elle était malheureuse.

— Je suis une malheureuse ! Qu’est-ce qu’on va devenir ?

Je crois qu’elle ne m’a pas empêché de guetter parce qu’elle pensait que, comme ça, je ne partirais pas. Je ne suivrais pas p’pa.