21 février 1794. La forêt de Grasla n’est pas qu’une forêt. Elle est un monde, à côté de chez nous.
Les gens ont crié lorsque le nuage est arrivé sur les genêts. Tout d’un coup, la nuit revenait. Le jour était à peine levé. Qu’est-ce qui se passait ? Est-ce que c’était la fin du monde ?
Les petits enfants grelottaient dans les bras de leurs mères. Je venais de lever mon beau-père, Joseph Rézeau, couché sur le plancher de notre charrette à bras.
Quand j’ai demandé sa fille en mariage, il m’a reproché d’avoir attendu trop longtemps. Il a dit d’accord à condition que j’apprenne à lire et écrire.
Je comptais aussi bien que lui. Nous avions passé les soirées du printemps d’avant notre mariage, Marthe et moi, à la table de sa maison, un livre et un papier devant nous. Les doigts chauds de Marthe frémissaient sur mes doigts maladroits d’ouvrier en corrigeant la position de mon pouce et de mon index autour du crayon. Je crois que j’en ai rajouté parfois dans la maladresse pour qu’elle me corrige encore.
Nous avions recopié plusieurs fois, je la connais par cœur, la « Prière pour l’état actuel de notre reine, Marie-Antoinette » :
Ô Dieu, nous te bénissons avec notre roi de ce que tu lui donnes l’espérance d’être père une seconde fois. Ô Dieu, nous joignons nos prières à celles de notre roi en faveur de la reine, son auguste épouse. Veuille, ô Dieu, la protéger puissamment dans l’état où elle est, la préserver de tout danger, conserver précieusement jusqu’à sa maturité le fruit qu’elle porte en son sein et, au moment arrivé pour sa délivrance, la consoler, la soutenir, la fortifier et la rendre victorieuse des douleurs inséparables d’un état toujours critique. Et si tes bontés ne sont pas épuisées envers un royaume que, depuis quatorze siècles, tu as visiblement couvert du bouclier impénétrable de ta protection, accorde aux prières du roi et de la reine, aux vœux de tous les Français, aux désirs de l’Europe entière, que l’enfant qui verra bientôt le jour soit non seulement un héritier présomptif de la plus belle couronne de l’univers, mais encore l’imitateur des vertus de son auguste père et de son amour tendre et constant pour tous ses sujets.
J’étais avec Joseph, mon beau-père, dans l’atelier, quand son accident lui est arrivé. Nous venions de décercler une barrique. À l’approche des vendanges, la cour n’était pas assez grande pour contenir les fûts que les paysans apportaient à réparer. J’ai cru que son soulier avait heurté le pied de la colombe. Il est tombé. La douelle qu’il avait dans les mains a volé. Il ne se relevait pas. Il avait la tête dans la sciure et les copeaux.
— Qu’est-ce qui vous arrive, Joseph ?
J’ai compris que sa lèvre était soulevée par quelque chose d’étrange. Sa gorge faisait un bruit de glaires qui semblaient l’empêcher de respirer. Je lui ai relevé la tête. J’ai appelé Marthe.
Il n’a plus marché depuis. Il pleure quand il parle.
— Ohhhh... ahhhh... jjjee...
On s’est habitués. On a deviné ce que voulaient dire ses bruits, sa façon de bouger son seul bras valide, le gauche.
J’ai reposé mon beau-père sur le plancher de notre charrette à bras. On avait pris soin de le coucher sur une paillasse. Marthe l’avait enveloppé dans des couvertures, la tête sur un oreiller. Elle s’est occupée de son père comme de son troisième enfant. Elle l’a habillé, changé, et il fallait le changer souvent, un homme puissant à gros os, qui roulait les barriques dans la cour de l’atelier comme des quilles.
On avait couché notre petit Jean auprès de son grand-père, et notre Antoinette qui dormait encore. Marthe m’a dit alors que la nuit revenait :
— On dirait que quelqu’un a allumé du feu.
Je n’ai pas compris d’abord.
— Tu ne sens pas ?
À ce moment-là, quelqu’un a crié :
— Ça brûle !
Et j’ai senti, moi aussi.
Les gens se sont mis à hurler. Ç’a été aussitôt la panique. Ils voulaient se sauver. Ils ramassaient leurs affaires. Le garde Malidor les en a empêchés.
— Arrêtez ! Calmez-vous ! La lande ne brûle pas ! Ils ont mis le feu aux villages. Le vent chasse la fumée sur nous. C’est elle que vous sentez. On est à l’abri ici. Pour l’instant vous n’avez rien à craindre près de la forêt !
Ils ont demandé quels villages brûlaient. Il a répondu qu’il ne savait pas.
La forêt de Grasla n’est pas qu’une forêt. Elle est un monde, à côté de chez nous.
Elle s’étale sur la moitié de la paroisse. Le chemin des Brouzils à Chauché la traverse du nord au sud, celui de Saint-Denis à Chavagnes d’est en ouest. Mais les branches se rejoignent au-dessus de ces chemins étroits bordés de chaque côté par la solide muraille verte.
La dernière battue au loup remonte à 1780. Entre les grands chênes et les hêtres poussent des taillis de bouleaux, de houx, d’aubépins, de cerisiers et de prunelliers barrés de ronces impénétrables où les sentiers se perdent. Le garde Malidor n’y va jamais seul. Les femmes s’y rendent en cortège faucher la floche en automne, l’herbe à larges feuilles qu’elles bourrent dans nos paillasses. Mais des hommes et des chiens les accompagnent. Elles ne chantent que lorsqu’elles reviennent avec leurs faucilles et leurs sacs.
La forêt appartient au seigneur de la Rabatelière et au marquis Leclerc de Juigné. Les paysans n’ont pas le droit d’y couper un arbre. Seuls ceux des haies en bordure de leurs champs leur sont autorisés. Leur bail convient qu’ils les émonderont en têtards tous les cinq ans pour se chauffer. Quand le bois manque, ils brûlent des racines de genêts et de choux dans leur cheminée. Le pied de chou en brûlant dégage une entêtante odeur de rance.
Le paysan a donc la haine de tous ces arbres qui le narguent. Malidor a parfois trouvé de beaux chênes abattus gratuitement, par vengeance, mais jamais ceux qui les avaient coupés.
Nous, ce n’est pas pareil. On est tonneliers-menuisiers-charpentiers de père en fils, chez les Rézeau. J’ai souvent arpenté la forêt avec mon beau-père pour y acheter du bois d’œuvre. On choisissait sur pied des chênes qu’on abattait et débitait en merrains aussi beaux que ceux de la forêt de Tronçais.
Les charbonniers ont été les seuls habitants de la forêt. On les a appelés aussi les Lyonnais parce que le voiturier qui en ramenait des contingents prétendait qu’ils venaient de là-bas, de l’autre côté de la France. Ils ne se mélangeaient pas à nous. On ne les voyait pas à la messe. Ils descendaient quelquefois à l’auberge Cantiteau, au bourg, et buvaient dans leur coin, la figure noire. Leurs femmes vivaient à l’Essarterie, le village au bord de la forêt. On disait qu’elles n’étaient pas leurs vraies femmes. Elles faisaient la vie avec eux, les voituriers et les bûcherons de passage, et quelquefois ça tournait mal.
Les charbonnières n’ont plus fumé après le printemps 1793. Les nuages de fumée ont cessé de flotter au-dessus de la forêt. Les voituriers ne prenaient plus le risque de charger le charbon. Les charbonniers sont partis, leurs femmes aussi. Le village de l’Essarterie est devenu un village mort.
Joseph Rézeau a perdu sa femme à la naissance de Marthe et ne s’est pas remarié. Il a pris une nourrice qui est devenue sa bonne et la seconde mère de Marthe. Et moi, son apprenti, j’ai été le fils, avant de devenir le gendre. J’ai été destiné à Marthe quand j’ai commencé à travailler avec lui, à neuf ans. Je l’avais compris. Il fallait que je sois à la hauteur.
À sa naissance nous avons couché notre petit Jean dans le berceau d’ormeau de son arrière-grand-père. Le bois colle à la peau des Rézeau et les gens ont continué de dire la charpenterie Rézeau comme si je n’existais pas. Ça n’était pas pour déplaire à Marthe.
La fumée a fait tousser mon beau-père sur la charrette à bras. On a entendu crépiter sur les genêts. C’étaient les poussières des incendies qui pleuvaient. Le noir était plus noir que la nuit. Le nuage était descendu sur la lande. L’air épais avait le goût de suie. Notre Antoinette, la cadette de Jean, s’est réveillée en pleurant. J’ai allumé notre lanterne à chandelle de résine. On savait que Charette venait se cacher à Grasla quand les Bleus le poursuivaient.
— Si on y allait ? ai-je demandé à Marthe qui avait pris Antoinette.
— Où ça ?
— Dans la forêt.
Marthe m’a lancé un regard inquiet.
— La forêt ?
Antoinette s’est accrochée au cou de sa mère.
— Non, pas la forêt, maman !
J’ai interrogé Joseph à voix basse pour que nos voisins, à côté, n’entendent pas.
— Est-ce que vous reconnaîtriez le sentier des charbonniers avec moi ?
— Euhhh... ohhhh... jjjee... ouuu...
Il a ajouté ce mouvement de la main gauche vers le bas qui voulait dire oui. Il avait plus que moi encore l’expérience de la forêt. Il m’avait réveillé à quatre heures par des nuits à pierre fendre quand j’étais encore un enfant. La bonne nous avait préparé une soupe. On partait avec la hache, la grande scie à deux manches, dans la charrette à bras où il était désormais couché. Je dormais en marchant mais j’ouvrais de grands yeux quand nous entrions dans la forêt. Nos sabots qui frappaient la terre gelée soulevaient des ombres effrayantes. Nous arrivions aux loges des charbonniers qui nous parlaient et nous offraient la goutte parce que, là, ils étaient chez eux. On attaquait le pied du chêne plus d’une heure avant le lever du soleil.
Les yeux de Joseph ont brillé. Il s’est soulevé un peu. Il était content de retourner à Grasla.
J’ai tiré la charrette. Marthe a poussé. On est partis discrètement. Petit Jean se cramponnait à la robe de sa mère.
On a roulé sur les pierres où les voituriers chargeaient le charbon. On est entrés sous les grands chênes.
— Jean-Jacques ! a murmuré Marthe.
Je me suis retourné. On n’avait rien dit mais les voisins avaient dû nous entendre et se passer le mot. Ils s’étaient mis en marche et ils formaient une chenille derrière nous avec leurs tombereaux. Ce n’était plus la folie de la veille. C’était le matin. Ils se taisaient. Ils devaient être nombreux. Je ne savais pas. On n’y voyait pas à plus de dix pas à cause des taillis et de la fumée.
On a continué. Régulièrement j’interrogeais :
— C’est bien par là, Joseph ?
Au début, il était sûr. Il confirmait de la main.
— Ouuu...
La charrette cahotait dans les trous. Et puis ses réponses sont devenues plus vagues.
J’ai cru reconnaître le gros charme du bosquet des grands houx. On est entrés sous un tunnel de frênes et de bouleaux, et on a échoué dans un taillis d’épines noires et de petits chênes en touffes, impénétrable.
On a fait demi-tour. On a remonté tout le cortège qui venait après nous, avec ses vaches, ses chèvres et ses chiens. On s’est excusés. Ils étaient aussi ignorants que nous. Marthe avait des traînées de fumée sur sa figure en sueur. Elle poussait autant qu’elle pouvait et, quand la charrette heurtait une racine ou enfonçait, je l’entendais gémir. Tout le monde était incroyablement silencieux, comme si le désespoir s’était tu. Même les bêtes se taisaient. La fumée avait fait fuir les oiseaux.
Joseph regardait les arbres par en dessous. Il semblait fatigué. On le brouettait. Antoinette, allongée près de lui, serrait le cou de son grand-père, le pouce au bec, l’air grave.
J’ai fini par trouver le passage, le bosquet des grands houx, le fossé du ruisseau qui sort et rentre dans la terre parmi les mousses. On a enfin aperçu l’éclaircie de la coupe des charbonniers qui n’avaient épargné que les grands hêtres. Anselme Malidor nous attendait dans le rond de sorcières d’une ancienne meule. Il était arrivé avant nous, avec quelques autres. Il s’est moqué.
— Par où es-tu passé ? Tu t’es perdu ?
Les charbonniers avaient installé leurs trois loges à proximité de l’ancien étang asséché, couvert de joncs et d’herbe jaunie. Un rai de soleil semblait vouloir percer l’écran de fumée qui pesait. Le plateau de Grasla où la forêt s’étale est relativement plat. Mais à l’endroit où les charbonniers avaient installé leurs loges, la terre s’incline et forme un coteau bien exposé au sud pour profiter des ardeurs du soleil.