Petit James

Mars 1794. J’ai vu mon grand frère, Alexandre, couché à côté de p’pa. Il était vivant. Il bougeait.

— Tu n’auras pas peur, Foxie ? m’a demandé Anselme Malidor, le garde-chasse. Parce qu’il va neiger. Il neige déjà...

Je savais qu’il disait ça pour me provoquer. Quelques hommes, revenus la veille à notre village des loges, avaient annoncé le retour de p’pa et de mes frères dans la journée. Je n’ai pas répondu. Les autres ont ricané. Je me suis retenu de jurer.

Memon a rempli mes sabots de floche chaude. Elle m’a entouré la tête et le cou de son grand châle noir molletonné, a enfoncé mon chapeau par-dessus. Le chapeau avait du mal à rentrer.

— Garde le châle ! Tu auras froid, là-haut !

Elle ne riait pas de mes grimaces. Mais ses gestes étaient plus légers. Je voyais qu’elle était déjà dans l’attente de l’arrivée de p’pa, Alexandre et Damien. Pour la première fois, elle me laissait partir guetter sans grogner.

— C’est moi qui les verrai le premier ! ai-je dit.

Elle a haussé les épaules, soupiré, en grommelant pour la forme.

La neige ne tenait pas encore quand je suis monté dans l’yeuse. Le gars qui guettait avant moi m’a montré le ciel.

— Bon courage !

Il s’est sauvé. C’était le matin. Les flocons sont devenus très vite plus serrés, plus gros, et tout a été blanc, partout.

Les feuilles de l’yeuse ont été couvertes. Je me suis blotti entre les branches. Je dégageais sans cesse des trous parmi les feuilles pour y voir. Mais je voyais mal. Les flocons tourbillonnaient et volaient jusqu’à moi en rideau épais. J’avais peur de rater p’pa.

Il a neigé longtemps, jusqu’au milieu de l’après-midi. J’ai d’abord cru que c’était le soir parce que le ciel était si sombre. Et puis le jour est revenu. Le vent a tombé. Un rayon de soleil jaune a glissé dans un éclat de ciel bleu.

Tout était enveloppé. La campagne était enveloppée. La réverbération me faisait mal aux yeux. Est-ce qu’ils étaient passés sans que je les voie quand la neige tombait si fort ?

J’ai mangé la galette et la patate de memon. La neige avait goût de pain d’ange. Je ne voyais plus le campement des Bleus à Coprais. Aucune de leurs fumées. La neige avait effacé toutes les erreurs.

Mes mitaines étaient mouillées. Je ne sentais plus mes doigts. La corne se balançait sur ma vareuse. Je me réjouissais d’avance de la porter à ma bouche et de corner quand je les verrais, pour prévenir. Ils avaient été retardés par la neige. Impossible que je les aie ratés. De penser que peut-être ils arriveraient après ma relève me rendait furieux.

La neige étouffait tous les bruits. Un corbeau a plongé vers mon yeuse. Ses pattes ont griffé la neige qui a dégringolé en poussière. J’ai agité les bras.

— Va-t’en ! Va-t’en, sale bête !

Il s’est envolé avec des croassements coléreux.

Le jour a baissé. La lumière montait de la terre. Et j’ai vu leur petite troupe dans les miroitements bleutés du soir. Ils étaient loin, ils arrivaient sur le grand chemin de la forêt. Je les ai comptés. Seize. Ils étaient seize. Ils n’avançaient pas vite, en rangs par deux ou trois, les uns derrière les autres. Ils enfonçaient dans la neige.

P’pa et Alexandre marchaient ensemble au deuxième rang, le fusil sur l’épaule. Leurs peaux de mouton faisaient jaune sur la neige. Damien était plus en arrière, au cinquième ou sixième rang. Je n’ai pas corné. J’ai attendu qu’ils arrivent aux genêts.

Il n’y avait plus de genêts. La neige les avait noyés. Elle écrasait leurs têtes et la lande ondulait en petites mottes comme des bonshommes de neige.

P’pa a levé le nez au ciel. J’ai eu envie de l’appeler. J’imaginais son clignement dans la réverbération comme s’il me voyait. J’ai pris la corne.

 

C’est là qu’ils ont tiré.

Tout d’un coup, c’est parti de partout, par salves, en feu de file. Je n’ai pas compris. D’où ça venait ? Qui leur tirait dessus ?

— P’pa !

J’ai corné. Alerte ! Alerte !

— P’pa !

Je n’ai plus vu p’pa.

Les coups partaient des genêts. Les tireurs étaient dans les genêts.

Alerte ! Alerte !

J’ai aperçu un dos bleu glisser sur la neige au bord du talus de lisière. Je n’avais rien vu, avant. Comment était-il arrivé là ?

J’ai corné.

Ils étaient tombés au milieu du grand chemin. P’pa était au milieu du chemin. La neige rougissait autour.

— Memon !

Les Bleus avaient dû venir quand il neigeait si fort et qu’on ne voyait rien. Peut-être qu’ils étaient arrivés avant, pendant la nuit ? Je n’avais pas dormi. Pas une seconde. J’attendais p’pa. Je guettais leur retour.

Ils n’étaient pas tous morts. Ils répondaient aux tirs des Bleus. Pas tous. Je ne voyais pas Alexandre. Où était la peau de chèvre de Damien ?

L’air sentait la poudre. Je voyais bien les Bleus qui ne se cachaient plus désormais et rampaient dans la neige pour s’approcher encore. Je les voyais prendre leurs cartouches dans leurs gibernes, mordre le papier, introduire la poudre et la balle, bourrer avec la baguette.

Je les voyais. Je les voyais. Je cornais. Je pleurais. J’avais la morve au nez.

J’entendais les balles siffler. Elles soulevaient de petites gerbes dans la neige. Ils auraient pu me viser, mais ils ne devaient pas m’avoir repéré avec le bruit de la fusillade.

 

J’ai vu mon grand frère, Alexandre, couché à côté de p’pa. Il était vivant. Il bougeait. Il s’abritait derrière p’pa au milieu du chemin. Je l’ai vu charger son fusil sur la neige rouge. Il a tiré.

J’ai entendu roiller. Un des nôtres ou un Bleu criait. Il avait mal. Il appelait sa mère. Les Bleus ont tiré une salve. Les balles ont frappé les morts sur le chemin. Ils tuaient les morts. Ils retuaient les morts. Les petits nuages de neige rouge volaient.

Pourquoi les autres n’arrivaient pas ? Pourquoi ils n’arrivaient pas ? Qu’est-ce qu’ils foutaient dans la forêt ? Je cornais encore. Je cornais. Est-ce qu’ils n’avaient pas compris ? C’était vrai que le village était loin dans la forêt.

 

Et puis j’ai vu un premier Bleu détaler.

Il s’est mis à courir, à quatre pattes d’abord et puis debout vers le découvert de l’Essarterie. Les balles soulevaient de nouvelles gerbes dans la neige autour de lui. Sa veste bleue, ses revers rouges faisaient une belle cible. Il n’allait pas vite. Il enfonçait dans la neige jusqu’aux mollets. Il a glissé. Il a pris une balle. Il a essayé de courir encore. Il a lâché son fusil. Il n’a plus couru.

Les autres ont voulu s’échapper aussi par l’Essarterie. Ils étaient pris en tenaille. D’un côté, les nôtres qui arrivaient de la forêt, de l’autre, les rescapés du chemin qui les attendaient. Ils sont sortis les uns après les autres de l’abri des genêts. Ils étaient une vingtaine. Ils essayaient de courir dans tous les sens, comme des lapins chassés de leur terrier. Ils n’allaient pas loin.

Deux ont jeté leurs fusils en glissant sur la neige au bord du talus. Ils ont levé les bras en l’air. Ils criaient en même temps comme pour demander grâce :

— Les Brigands ! Les Brigands !

Les fusils sont partis. Ils n’auraient pas dû nous appeler les Brigands.

J’étais dans l’yeuse. Je ne cornais plus. Les fusils s’étaient tus. La nuit n’en finissait pas d’arriver. La neige l’empêchait. Le ciel avait déjà allumé quelques étoiles et une demi-lune très pâle encore. Le découvert de l’Essarterie était garni de taches bleues. Bleues et rouges. Le rouge avec le soir n’était plus franchement rouge. Rouge brun. Pareil sur le grand chemin.

C’était ma faute. J’avais mal gardé. J’avais été un mauvais chien. Je n’avais rien entendu, rien vu.

— Memon ! P’pa !