Marie-Pierre

Mars 1794. Le grand chapeau du Grand James avait roulé dans la neige et le sang.

J’ai compris tout de suite quand j’ai entendu la voix des cornes. Elles ne se parlaient pas comme d’habitude. Elles avaient perdu la tête.

Je revenais de la fontaine, loin des loges, à la coupe de la pierre blanche. Les charbonniers y ont aménagé un bassin dans un filon de quartz blanc où donne l’œil de la source. La pression soulève la surface au milieu en un puissant nœud d’eau. Sabine, la rousse, l’a prétendue inépuisable. Plus on allait y puiser au contraire, plus elle donnerait.

Le rond du bassin fumait au milieu de la neige. Un gars de la Monerie m’a dépassée en courant. Il a glissé, s’est rattrapé dans les bruyères, a juré. Les trompes cornaient toujours. Il est reparti.

J’ai porté nos seaux jusqu’à notre loge. Père était déjà parti avec son fusil. Sabine est venue chez nous. Elle attendait que son meunier de mari rentre changer de chemise avec Chaigneau et les autres.

— Vas-y, toi. Je viendrai si tu as besoin.

C’était la première fois qu’elle refusait d’aller de l’avant avec moi. Elle était inquiète. Elle avait toujours couru pour m’accompagner depuis qu’on était dans la forêt. Toutes les femmes étaient sorties. Elles écoutaient sur leur seuil, de l’ombre dans les yeux. On entendait mal. La neige étouffait les bruits. On entendait quand même les claquements sourds de la fusillade.

— Ça serait peut-être prudent de faire apporter des civières, ai-je dit à Sabine.

Elle a hoché la tête. Ses yeux verts comme l’herbe me suppliaient : « Ne perds pas de temps ! Dépêche-toi ! » J’avais pris la sacoche de mère, comme pour un accouchement.

J’étais naturellement devenue responsable de l’hôpital parce que j’avais appris un peu chez Callot. Malidor était venu me chercher dans notre loge. Il se considérait désormais comme notre chef parce qu’il était garde de la forêt.

— On a besoin de toi. Tu sauras t’occuper des hommes ?

— J’essaierai.

— Elle saura ! a dit Sabine qui était là et n’avait pas peur de lui. Si tu veux, Marie-Pierre, je viendrai t’aider.

Ils ont été presque élevés ensemble. Ils sont de la même année. Elle m’a dit qu’il était le plus froussard de la bande. Même grand. Il traversait la route et se sauvait quand il la voyait. Il avait peur d’elle parce qu’elle était rousse. Et elle qui, dès douze ans, avait tout, partout, plus qu’il ne fallait, secouait sa robe :

— Attention, Anselme ! Je vais te manger !

Il est devenu un coq quand il a prêté le serment de garde. La casquette sur la tête comme un prince, il était du côté des maîtres. Il s’est tressé une bombe de piqueux en osier. Il circulait à cheval dans le bourg.

— S’occuper des hommes n’est pas pareil que de s’occuper des femmes, a dit Anselme.

— Tu crois que ça lui fait peur ? lui a répondu Sabine. Elle sait comment c’est fait, un homme !

— Elle ?

Père était là. Il a toussé.

— Marie fera son devoir, Anselme.

Malidor a levé une paupière sournoise.

— Tu ne les convertiras pas en parpaillots, Marie-Pierre, hein ?

Père a regardé Malidor et, en détournant les yeux, il a dit :

— Non !

 

Les deux roulottes vertes de l’hôpital de campagne ont été enlevées aux Bleus. Charette nous a fait cadeau de ces prises de guerre quelques jours après notre installation dans la forêt. Ils les ont installées au bas du dévers près de la fosse noire, à l’extrémité de l’éclaircie des charbonniers, là où reprend la forêt des grands chênes. Deux chariots, avec six paillasses, douze couvertures, six traversins, trois bons draps, trois usés, un couple de civières et une table à gouttières.

Ils nous ont ramené un blessé à la clavicule tranchée par un sabre, un autre à la jambe broyée par une décharge à bout portant. Un jeune gars de Chavagnes aux deux mains en charpie pleurait comme un enfant en suppliant de lui sauver au moins quelques doigts.

J’ai couru un peu sur la neige pilée par les pas des hommes qui étaient allés se battre. Je n’avais pas besoin de chercher mon chemin. Les clous de mes sabots cramponnaient bien la glace. Je ne savais pas ce que j’allais trouver. Je n’entendais plus tirer. La forêt était belle sous la neige. Le sous-bois était tout pareil. Il n’y avait plus de broussailles. J’ai vu que j’approchais de l’orée parce que le jour était plus clair. La nuit tardait.

Je les ai entendus crier derrière le talus. Ils s’appelaient. Ils parlaient fort.

Le pré de l’Essarterie m’a paru rétréci. La neige gonflait ses haies. Les Bleus y étaient couchés sur le dos, le ventre. D’autres étaient comme assis, adossés à un bourrelet de neige. Les nôtres circulaient autour. J’ai pensé à mère sur le fumier. Elle était comme eux, comme une marionnette à qui on aurait coupé les fils.

— Marie-Pierre !

Malidor m’avait vue. Père, à côté de lui, m’adressait de grands signes. Le garde a poussé son cheval gris jusqu’à moi.

— On a besoin de toi. Viens par là.

Il m’a précédée là où la neige était moins épaisse. Il était raide sur sa selle. On aurait dit qu’il portait un corset de fer. Son cheval n’était pas sûr dans la neige.

Quelques-uns des nôtres avaient commencé à déshabiller les Bleus. Ils enfilaient leurs vareuses qui les boudinaient par-dessus leurs paletots. Ils se harnachaient de leurs gibernes, retiraient leurs bottes et leurs souliers en ricanant.

Mes sabots étaient trempés. J’aurais bien eu besoin de guêtres ou de bottes moi aussi.

J’ai compris qu’il m’emmenait vers nos blessés. Leurs corps étaient renversés comme des quilles sur le chemin ! Tant de corps ! Tout ce sang !

— Est-ce que Neau, l’homme de Sabine... ?

Malidor ne m’a pas répondu. Les hommes s’écartaient devant son cheval. Le sang avait ruisselé sur la neige. Quand père lavait ses barriques pour les vendanges, le ruisseau qui traversait notre cour avait la même couleur.

— Est-ce que le meunier Neau... ?

Père a hoché la tête.

Ils m’ont montré un homme qui gémissait. Je me suis accroupie sur le jus rouge. Je le connaissais de vue, celui-là.

— Comment t’appelles-tu ?

— Pierre...

Oui, Pierre, Pierre Avril... Je l’avais croisé dans le village des loges parmi les conscrits de la Copechagnière. Il était excité. Il parlait fort. Il a ouvert de grands yeux quand j’ai déboutonné son gilet.

— N’aie pas peur.

J’ai essuyé le sang qui suintait de sa bouche.

— Tu as mal ?

J’ai entrouvert sa chemise collante et déjà poisseuse d’un sang qui noircissait. Il avait pris la balle dans la poitrine, à droite heureusement, peut-être.

— Tu es vivant. Tu vas t’en sortir.

Il a essayé de me répondre. Une bulle rosée s’est gonflée au bord de sa bouche. Il s’est mis à trembler.

— Tu as froid ?

Il a refermé sur la mienne sa main froide gonflée d’engelures, comme s’il s’accrochait à une branche au-dessus du précipice.

J’ai détaché mes doigts, les ai promenés sur son front mouillé, sa poitrine. La main qui passe le feu.

— Calme... calme-toi... Vous avez envoyé chercher le docteur Blé ?

— Oui.

Il s’est calmé. Un peu.

 

L’autre, à côté, était Alexandre. Je l’avais repéré en arrivant.

On nous voyait déjà mariés avant mon départ chez Callot. À mon retour, il n’en avait plus été question. Il était de nos plus proches voisins. Nous étions en bas au Petit-Lundi, lui en haut au Grand-Lundi, Sabine Neau plus haut encore au moulin du Grand-Lundi.

Il était couché à plat dos, le regard au ciel, ne disait rien, ne gémissait pas. Mais le pire était au fond de ses yeux.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Alexandre ?

J’avais aimé qu’il soit le plus grand de tous les grands gars de la paroisse. Il était notre aîné. Il avait cinq ans de plus que moi.

J’ai eu de la pudeur à le toucher, lui. J’ai compris qu’il en avait aussi quand j’ai écarté les pans de sa peau de mouton. J’ai défait sa ceinture de flanelle, ouvert sa chemise.

— J’y vais doucement. Je ne te fais pas mal ? Tu peux me répondre, Alexandre...

Je me rendais compte à quel point il était épais et fort. Je lui ai touché le bout des doigts.

— Tu peux bouger les mains ?

Soudain il a levé les bras en grognant et planté ses doigts sur mes épaules. Il a serré les poings à me faire mal. Je me suis forcée à sourire.

— Ça va. C’est bien.

J’ai reconnu ses larges mains. J’avais enjambé des échaliers devant lui et ses frères, quand nous jouions ensemble, et il me poussait au derrière.

Je l’avais toujours trouvé le plus grand, le plus beau. J’étais fière d’être sa promise dans nos jeux d’enfants. Il était de plus l’aîné de la belle métairie du Grand-Lundi. Le Grand James, son père, élevait les plus beaux bœufs du pays qu’il engraissait pour les vendre jusqu’à huit cents livres la paire.

— Pourquoi tu t’en vas ? m’avait interpellée Alexandre, à la sortie de la messe, le dimanche avant mon départ chez Callot. Tu n’as rien à faire là-bas.

Il me considérait déjà à lui. Mère était contente de m’éloigner. Elle m’avait conseillé de patienter.

— Attends, tu es jeune. Rien n’est décidé. C’est vous qui vous êtes mis ça dans la tête. Il n’y a pas qu’Alexandre sur la terre. C’est vrai qu’il est grand et qu’il n’est pas déplaisant. Sa mère est une femme méritante. Tu verras quand tu reviendras. 

Il avait encore un pied dans un sabot. J’ai débouclé ses guêtres.

— Et les jambes ? Tu peux remuer les jambes ?

— Il les a bougées, tout à l’heure ! m’a dit Damien en pleurs, à genoux comme moi près de son frère. Il tirait sur les Bleus comme nous !

— Bouge le pied !

J’y voyais mal. La nuit était vraiment là maintenant. Un cercle s’était formé autour de nous et nous faisait de l’ombre. La blessure d’Alexandre était vilaine au niveau du bassin.

— Écartez-vous ! Écartez-vous ! a commandé Malidor.

Comme on y voyait mal, je tenais les jambes d’Alexandre. Je n’ai senti bouger ni ses jambes ni ses pieds. Les femmes sont arrivées avec les civières. Sabine s’était décidée à en être. Elle m’a regardée en face malgré la pénombre. Je savais ce que ses yeux voulaient. Elle avait déjà repéré Damien et les deux autres rescapés de la colonne.

J’ai soutenu son regard. Elle a regardé Damien qui pleurait, son bonnet de peau de mouton à la main.

— Il n’y a qu’eux deux ?

— Oui.

Elle a passé le bras autour du cou de Damien.

— Où est le mien ?

Elle était laide maintenant, le visage dur et osseux. Damien a montré un peu plus loin. Elle y est allée. Elle a chancelé, s’est agenouillée, l’a touché. Elle s’est signée.

Elle s’est relevée toute seule, est revenue. Elle a encore entouré le cou de Damien avec son bras.

— Tu n’imaginais pas que ça finirait comme ça ?

Sa voix vibrait de colère et de tendresse. Elle s’est tournée vers moi.

— On les emmène, tous les deux ?

— Oui.

— Blé va venir ?

— Oui.

Le médecin Blé avait été un des rares à ne pas quitter sa maison du bourg. Il avait refusé de suivre ses parents qui fuyaient se réfugier à Nantes. Il avait affiché sur le mur à côté de sa porte : « Je promets secours à tous les gens qui me requerraient, quels qu’ils soient, et gratis pro deo aux malheureux blessés. » Il était jeune, avec des petits yeux de myope à lunettes. Il était déjà venu pour soigner à notre hôpital quand on l’avait appelé.

 

Père a pris Damien sous le bras. Le cadet d’Alexandre n’était pas de la même espèce que son frère ou son père. Il était plus court, moins glorieux, plus sensible. Il avait l’air complètement perdu. Son autre frère, Sixte, n’était déjà pas revenu de la sanglante bataille de Luçon.

Il a sangloté, la figure rouge :

— Le chapeau de p’pa !

— Quoi, mon vieux ? lui a demandé père.

— Ils marchent sur le chapeau de p’pa !

Le grand chapeau du Grand James avait roulé dans la neige et le sang.

— Oui, mon vieux, on va le ramasser.

Le jour n’était plus qu’une lueur laiteuse et caillée qui frissonnait au fond du ciel d’hiver et scintillait sur les arbres enneigés. J’ai ramené sur ma poitrine les pans de ma pèlerine. J’ai demandé en suivant les civières que les hommes portaient :

— Vous êtes sûrs qu’il n’y a personne d’autre ?

— Oui.

— Chaigneau ?

— Ils l’ont eu. Il y a longtemps qu’ils le voulaient.

— Le vicaire Chapuis ?

— Il n’est pas là. Il ne revenait pas avec eux. Ils ont été trahis. Les Bleus les attendaient. Ils ne pouvaient pas ne pas savoir...

Malidor avait commandé de quérir un tombereau pour ramener nos morts. J’ai éprouvé un curieux élan de plaisir en croisant l’un des nôtres qui brandissait les trophées de deux culottes de Bleus. Et j’ai compris que mon plaisir était de haine.

Je n’avais pas envie d’aller sur le découvert de l’Essarterie voir si des Bleus qu’ils dépouillaient vivaient encore. Ils nous en avaient trop fait. Peut-être y avait-il parmi eux les assassins qui avaient mis le feu à la Basionnière quand nous avions fui dans la forêt, trois semaines plus tôt. Marie Bourigaud, Louis, son homme, leurs enfants, la belle-mère, le beau-père avaient brûlé dans l’incendie de leur trou de maison. Ils avaient eu tort de rester chez eux.

On avait trouvé dans le four la petite pisseuse et son frérot d’un an que sa mère tenait dans ses bras le matin de l’accouchement. Ils étaient l’un contre l’autre, comme deux petits pains calcinés. Les Bleus les y avaient enfermés. Ils y avaient bourré des fagots et y avaient mis le feu.