Jean-Jacques Templier

Mars 1794. J’ai monté Petit Jean à l’échelle et c’est lui qui a cloué la croix au-dessus de la loge-église.

Les loges des charbonniers étaient des huttes sommaires à deux pans en brande de bruyère et de genêts. Nous les avons améliorées. Les charbonniers ne vivaient pas dans leurs loges. Ils y mettaient à l’abri leurs affaires et se contentaient d’y dormir.

Nous avons construit des loges à quatre murs de brande avec un toit à deux pans.

J’ai toujours eu la passion cabanière. J’ai adoré construire des cabanes avec mon père quand j’étais petit. Il ajoutait des cabanons à nos cabanons, pour les poules, les lapins, le cochon. Il m’a monté avec lui, un jour, sur le toit de l’appentis de planches qu’il construisait. Il m’a confié un marteau et j’ai cloué avec lui. Il m’avait porté dans ses bras pour grimper à l’échelle et m’avait recommandé de ne rien dire à ma mère. Je n’avais pas encore l’âge de raison puisqu’il est mort l’année de mes six ans.

On dit que je ne suis pas devenu grand parce que j’étais, comme lui, de la petite espèce. Je crois que c’est plutôt parce que j’ai travaillé de bonne heure. Comme mon père, comme ma mère aussi, qui était adroite couturière, je n’ai jamais été embarrassé de mes mains. À neuf ans, j’ai commencé comme apprenti chez Joseph Rézeau et je n’ai plus beaucoup grandi après. J’ai porté des lourds madriers. J’ai roulé des fûts. J’ai pris des biceps et des épaules. J’étais aussi fort que les autres, mais j’ai eu du mal à pousser.

Joseph Rézeau m’a vu à l’ouvrage un jour que ma mère cousait chez lui. Il m’avait embauché à cirer le cerisier neuf d’une armoire dans son atelier. Ça nous ferait quelques sous de plus. Mon père s’en était allé depuis quelque temps. J’avais frotté le chiffon molletonné et j’étais content de faire rougir et briller le bois clair avec la cire.

— Est-ce qu’il aimerait devenir menuisier, ce petit homme ? a demandé Joseph Rézeau à ma mère en entrant chez lui.

— S’il est d’accord, je veux bien.

Je voulais bien aussi. C’était une chance et un honneur. Rentrer chez maître Joseph qui allait me prendre avec lui, me former, m’apprendre, qui était l’héritier de générations de tonneliers-menuisiers et n’avait pas de fils.

J’avais huit ans. J’ai attendu encore un an parce que j’étais trop jeune. J’ai rêvé de porter le grand tablier de toile bleue et le gros crayon de menuisier derrière l’oreille. Joseph n’a pas toujours été tendre avec moi. La première fois que j’ai décerclé une barrique, le feuillard m’a ripé sur le pouce. L’ongle a sauté. Marthe Rézeau était fillette encore. Elle tremblait pendant que la bonne me ficelait une poupée sur le pouce pour arrêter l’hémorragie.

 

On a construit des loges rectangulaires de trois mètres sur quatre. Auguste Robin, le forgeron de la Grolle, en a été l’architecte avec moi. Il a forgé les clous et les liens pour les charpentes. On a coupé de longues perches de sept ans dans la gîte de châtaigniers. J’ai demandé aux gars d’enfoncer les piquets profond. C’était dur. Heureusement la terre n’était pas encore gelée. Le froid et la neige ne sont venus qu’après. On ne savait pas combien de temps on allait rester. Il fallait construire pour durer.

Les premiers jours, on n’a été que quelques-uns, une centaine. On était entre nous. Et puis ça s’est dit. Les Bleus continuaient à brûler et à tuer. Les gens sont arrivés de partout, Saint-Georges, Saint-Denis, la Rabatelière, la Copechagnière. On a ajouté des loges aux loges jusqu’en bas de la coupe des charbonniers.

On s’est ameulonnés les uns contre les autres. Le refuge est devenu un village, presque un bourg. Certaines loges ont même été construites trop serrées. On faisait le feu devant la porte sous une potence à trois pieds où on suspendait les marmites. J’ai toujours eu peur du feu. Même verte, la brande échauffée aurait brûlé comme de la paille.

On a construit sans arrêt jusqu’aux gelées. Je dégauchissais les perches des charpentes pour qu’elles s’emboîtent. Les autres roulaient des charretées de genêts qu’ils croisaient en couche épaisse et étanche sur les toits et les côtés.

La santé de Joseph Rézeau s’est améliorée à vivre avec nous dans la loge. Il ne s’est pas mis à marcher. L’air de Grasla lui a fait du bien. Il souffrait comme un lion en cage chez lui entre ses quatre murs, même dorloté par Marthe. Au village des loges, il entendait tout. Il était au courant de tout. Il s’est remis à parler. Il n’a pas tenu des conversations mais il a réussi à articuler.

— Ohhh... nooon... ouuiii... euuhhh... Maaarrthe...

Il a ri, vraiment ri, pas une grimace, quand je lui ai dit qu’il était fait en cœur de chêne.

— Hhhiii... diiot... oohhh... coonn... ttiiit... hom...

Il m’a toujours appelé petit homme quand il était de bonne humeur.

J’ai cloué des châlits de petits rondins pour que nos paillasses ne reposent pas sur la terre froide. La nôtre était au fond de la loge. Celle du beau-père et des enfants de chaque côté. Ma place était près de la venelle froide, à toucher la brande. Marthe se couchait en chien de fusil. Elle poussait ses fesses contre moi.

— Rapproche-toi. Il y a encore de la place. Réchauffe-moi.

Je la réchauffais. Elle me laissait faire. Elle riait tout bas.

J’ai toujours été un peu l’étranger chez Joseph Rézeau. Même marié, j’étais chez mon maître, dans sa maison, son atelier, chez sa fille. Même après que nous avons eu Jean puis Antoinette.

Les enfants dormaient. Joseph Rézeau ? Euuuhh... Marthe, fine mouche, me soufflait :

— Tu es chez toi. Tu ne l’as jamais autant été.

Je lui étais reconnaissant de m’encourager comme ça.

Elle avait comblé les trous dans la brande des murs avec de la mousse. Les femmes et les enfants en ramassaient de pleins paniers qu’ils déterraient sous les feuilles. J’étais allé chercher une nuit mes scies, mes rabots, mes couteaux à deux manches, dans notre atelier au bourg. J’avais ramené nos édredons de plumes. Auguste Robin avait emporté son enclume, ses pinces et ses marteaux.

Ce qui était dangereux le jour, on le faisait la nuit. Les Bleus ne se risquaient pas la nuit dans nos chemins.

Les laboureurs ont chargé leurs charrues dans leurs tombereaux, certains soirs de bonne lune. Ils ont labouré toute la nuit. Je les ai vus revenir dans la forêt au lever du jour, crottés, trempés, à bout, hommes, femmes, enfants. Les enfants dormaient contre la charrue dans le tombereau. Les bœufs aussi baissaient la tête.

 

J’ai monté Petit Jean à l’échelle et c’est lui qui a cloué la croix au-dessus de la loge-église. Auguste Robin en a eu l’idée.

— Si on faisait une loge pour le bon Dieu ?

J’ai été surpris. Auguste fréquentait surtout l’église pour ce qui venait ensuite, à l’auberge Cantiteau. C’était au début quand on n’était encore que quelques-uns. Il y avait un replat à mi-pente qui formait comme une place. On a construit l’église au bord. Pas plus grande que nos loges mais ouverte sur un côté face à la place où on a installé des bancs sur des billots. J’ai posé le plateau de chêne de la table d’autel sur des bûches. Le curé Barreau est venu célébrer la messe. Les sœurs Thériot ont apporté les vases sacrés et la croix d’argent qu’elles avaient sauvés.

Le début d’après-midi était doux, gris. Il faisait bon sous les hêtres. J’avais roulé Joseph avec nous sur la charrette à bras. Le vieux curé a parlé de ses refuges clandestins et de la misère de notre pays. Il risquait sa vie tous les jours, déguisé en paysan pour circuler. Il disait que mourir ne lui faisait pas peur mais souffrir... Il ne savait pas s’il supporterait la souffrance. Il nous regardait comme s’il avait retrouvé ses enfants perdus.

Il a répété : « Aimez-vous les uns les autres. » Comme s’il avait compris qu’il ne serait pas toujours facile de nous entendre. Les frères Billaud avaient apporté leurs violons. On a chanté. Quand on s’est agenouillés à la fin pour la bénédiction, je ne sais pas pourquoi, on a éclaté en sanglots, bêtement, presque tous. Les hommes aussi. Les femmes peut-être ont été les premières.

Ça ne nous a pas empêchés de danser après. Les Billaud n’ont pas lâché leurs violons. Marthe avait coiffé son bonnet de dentelle pour la messe. Philémon, l’aîné des frères, lançait des « Hi ! » et des « Ho ! » en attaquant des airs qui faisaient remuer les pieds. Marthe gardait son bras baissé pour empêcher son jupon de s’envoler. On s’arrêtait à peine pour souffler et, dès que les frères relançaient, elle me tirait la manche :

— Allez !

On a bu, bien trop bu. J’ai moins bu que d’autres parce que j’ai beaucoup dansé. Je crois que Marthe ne m’a pas lâché à cause de ça. Auguste Robin est resté piqué auprès du barricot d’eau-de-vie. À partir de la troisième tournée il a renversé une partie de son verre. Il le levait pour la bonne cause, puisque c’était en l’honneur de la loge-église. Il agitait ses poings rouges gros comme ses marteaux de forgeron. On aurait dit qu’il se battait contre un adversaire. On l’entendait de toute la place. Il s’est appuyé sur moi quand je l’ai raccompagné dans sa loge. Il m’a parlé des sans-culottes, des bourgeois des villes et des malheureux sauvages des campagnes comme nous. Je n’en revenais pas qu’en titubant comme il le faisait il raisonne avec un esprit aussi droit.

C’était huit jours avant la tuerie du grand chemin. Sans la neige, les Bleus ne se seraient pas risqués si près de Grasla.

 

Je n’ai pas été un bon soldat. Je n’ai pas suivi Chaigneau et James quand ils sont partis avec les bénédictions du grand vicaire. Le beau-père infirme a été un bon prétexte et l’obligation d’aider Marthe aussi. Je n’ai pas aimé leurs cris, leur excitation, leurs sacrés-cœurs sur la poitrine qui faisaient de belles cibles. Peut-être parce que j’étais devenu artisan. J’aurais été paysan, j’aurais sans doute marché.

Je n’ai pas tiré sur les Bleus quand on les a pris à revers dans les genêts. Je n’ai jamais tué un homme. Je n’ai pas été parmi les premiers sur les lieux. La fusillade n’a pas traîné. On était du monde. Il aurait fallu, je l’aurais fait. Je n’aurais pas hésité à nous défendre.

Je pensais au travail qui m’attendait pour le lendemain. J’aurais des cercueils à clouer. Je pensais aux planches. Anselme a eu un petit sourire quand je lui ai rendu mes cartouches intactes.

— Merci, soldat de vaisselle !

Ça m’était égal. Je m’en foutais. Il se prenait pour un général, sur son cheval.

Je me suis occupé de celui qu’on oubliait. Il n’était pas descendu de son yeuse. Personne ne l’avait remplacé. Anselme ne s’en souciait pas. C’était pourtant lui qui l’avait envoyé là-haut. Petit James avait tout vu. Il voyait qu’on emportait son frère, que son père restait avec les morts sur la neige noire du chemin.

Je me suis approché de l’yeuse. Le froid commençait à cogner avec la nuit qui était là.

— Petit James ! Petit James ! Je sais que tu es là.

Il n’a pas répondu. Il ne s’était pas envolé, la neige était intacte au pied de l’yeuse.

— C’est moi, Jean-Jacques. Tu m’entends ? Descends ! Tu veux que je monte ?

J’ai enfoncé jusqu’aux genoux dans la neige en congère autour de l’arbre.

— Tu veux que je monte ?

J’ai monté les premiers barreaux de l’échelle. J’ai élevé la voix.

— Putain, Jamet...

Je l’ai aperçu parmi les branches, les pieds enveloppés de chiffons. La lune creusait au ciel comme un trou dans la glace.

— Descends. Tu n’as plus à guetter, avec tout le monde qu’il y a.

Il m’a écouté. Il est descendu lentement en reniflant.

— Je n’ai pas dormi !

— Pourquoi tu dis ça ?

— Ils ont profité de la neige.

— Oui.

Il grelottait de froid et d’horreur, le nez violacé, le visage presque à hauteur du mien.

— Tu es gelé. On devrait t’avoir déjà remplacé.

Il pleurait. Je le voyais mal.

— Calme-toi. Tu as fait ton travail. Tu nous as appelés.

On a descendu dans la neige. Il m’a laissé le serrer tremblant dans mes bras comme un enfant. J’ai senti comme il était maigre et grand. Il a gémi dans mes cheveux :

— Qu’est-ce qu’il a Alexandre ?

— Hein ?

— Mon frère ?

— Ils vont le soigner.

On a rejoint son père sur le chemin où ils chargeaient les morts sur des brancards de fortune, faits de paletots enfilés dans des canons de fusils. Il a sangloté :

— P’pa !