Marie-Pierre

Mars 1794. J’ai reconnu sa moustache blonde, son nez, l’esquisse de favoris au bord de ses joues, j’ai redressé le catogan de ses cheveux. C’était lui.

Les hommes ont allumé un grand feu devant les roulottes d’hôpital. Il y a eu du monde une bonne partie de la nuit à se relayer pour prendre des nouvelles et commenter ce qui s’était passé. Les flammes montaient droit. Le froid à glace figeait le vent. La neige gelée craquait sous les sabots.

Le docteur Jean Blé est arrivé vite, à cheval, seul, alors que nous avions installé les blessés côte à côte dans l’hôpital. Il m’a tendu son manteau, son tricorne, ses gants de cuir.

— J’ai cru que je n’arriverais jamais. Mon cheval n’est pas chaussé pour la neige. Où sont-ils ?

Il parlait vite, le geste et la démarche vifs. Il arrivait comme ça, dans la nuit, sans protection, avec sa sacoche.

Petit Blé. Mère lui a toujours donné ce petit nom affectueux en souvenir du temps où il était enfant. Il avait bien grandi. Elle disait qu’alors il avait un joli visage de fille. Sa mère le coiffait avec des boucles.

Il y avait entre les Blé et elle plus que de l’estime, de la reconnaissance.

Mère a gagné l’amitié de la famille Blé en ressuscitant leur fille Jeanne, la sœur de Jean, quinze ans, paralysée, qui n’avait pas bougé de son lit depuis ses treize ans. Elle s’est arrêtée, un soir, chez eux et a demandé à voir la jeune fille. Le père, médecin aussi, avait essayé en vain ses traitements sur elle. Ses collègues l’avaient auscultée. Mère est entrée dans la chambre de la malade, s’est assise sur le lit, lui a touché les cheveux.

— Lève-toi, paresseuse !

Et Jeanne lui a obéi. Elle a repoussé lentement draps et couvertures et s’est levée, en chemise, pieds nus sur le parquet. La femme de Blé est tombée à genoux. La servante Fulgence s’est évanouie.

— J’en étais sûre, a dit mère. Tu refusais de marcher !

Elle aussi était émue. Elle tenait par le bras la paralysée titubante de n’avoir pas marché depuis si longtemps. Elle avait les larmes aux yeux.

Ce n’était pas un miracle. Mère avait deviné que la paralysée jouait, et se jouait peut-être, la comédie depuis plus de deux ans. Elle s’était placée devant elle et, par la force de ses yeux, l’avait décidée à marcher. Elle était comme ça. Elle avait l’œil et elle perçait les secrets des gens. Elle en a dérangé comme ça plus d’un.

Jean Blé a sorti ses lunettes cerclées de fer, s’est penché rapidement sur les blessés et a examiné leurs yeux. Il a succédé à son père et bousculé ses vieilles méthodes. Il a été nommé médecin des épidémies et correspondant de la Société royale de médecine. Les deux blessés se sont tus quand il est entré dans la roulotte-hôpital. Il s’est attardé sur Pierre Avril dont le souffle a recommencé à racler le silence. Il a commandé de le transporter dans l’autre chariot sur la table à gouttières.

— Tu vas m’aider, Marie-Pierre.

 

J’ai fait apporter de l’eau chaude et des linges. Il a aligné davier, pinces, scalpel et ciseaux sur la tablette. Nous l’avions déjà assisté pour des soins aux blessés de l’armée de Charette, mais Sabine était avec moi.

Il m’a dit en lavant la poitrine d’Avril que son collègue Blanchet de Bazoges avait été arrêté parce qu’il avait soigné des Brigands blessés. Le général Huché l’avait invité à manger à sa table et fait fusiller. Il a ri.

— Tout le monde sait que je ne soigne pas les Brigands !

Il s’est adressé au blessé qui a tourné des yeux effrayés lorsqu’il s’est approché avec les ciseaux pour couper le reste de sa chemise.

— N’aie pas peur !

Il lui a essuyé la bouche et la bulle sanglante qui s’y gonflait.

— On va retirer la balle.

Avril s’est agité.

— Oui, on va te faire un peu mal.

Il a voulu de la lumière, beaucoup de lumière. J’ai approché les lanternes à bougies.

— Il faudrait du monde pour le tenir.

J’ai demandé de l’aide autour du feu. La mère de Pierre Avril était là. Elle a pris mes mains dans les siennes.

— Qu’est-ce qu’il va lui faire ? Est-ce qu’il va le sauver ?

L’oncle et un cousin de Pierre se sont proposés. Ils ont monté derrière moi dans le chariot.

— Tu veux le toucher ? m’a demandé Jean Blé.

J’ai imposé mes mains qui passent le feu sur l’épaule, la poitrine, le cou, le visage, les yeux suppliants de Pierre Avril comme si j’avais le pouvoir de le sauver.

Le docteur a fait signe à l’oncle et au cousin de lui bloquer les épaules et les jambes. Le blessé a perdu connaissance lorsque la tige du tire-balle s’est enfoncée dans la plaie. Il a poussé un râle profond et s’est détendu.

Jean Blé ne tremblait pas. Ses doigts tournaient la poignée qui dévisse et ouvre la griffe à l’extrémité de la tige.

— Je l’ai ! Je crois que je la tiens.

Il l’a resserrée sur la balle. Une crispation nerveuse lui abaissait le sourcil. Il a remonté le chemin lentement, lentement. Une goutte de sueur a coulé sur le verre de sa lunette. Et il a brandi à l’extrémité des pincettes une masse oblongue, noirâtre, sanguinolente, qui a tinté en tombant dans l’assiette.

Il s’est détourné pour essuyer ses lunettes et cacher le tremblement qui, maintenant, agitait sa main.

— Je crois que tu as bien fait de t’évanouir, mon ami, a-t-il dit en soulevant les paupières vitreuses de Pierre qui dormait toujours.

Nous lui avons appliqué sur la plaie un emplâtre d’une macération de pétales de lys et avons enveloppé sa poitrine d’un bandage de linges serrés.

 

Alexandre a réclamé à boire.

— Attends un peu, lui a dit le docteur.

Il avait de la fièvre, s’agitait, parlait beaucoup en délirant. Il restait fixé sur son frère Sixte tué à la bataille de Luçon. Il voulait que Jean Blé l’écoute.

— On l’a laissé là-bas, disait-il. On ne l’a pas ramené... On allait traverser le pont. Tout le monde se sauvait... On n’était pas commandés... Tu ne m’écoutes pas !

— Si, lui répondait Jean Blé en l’examinant. Calme-toi !

Ce devait être la première fois qu’Alexandre tutoyait le docteur. Sauf peut-être quand ils étaient enfants. Jean Blé n’avait que deux ou trois ans de plus qu’Alexandre.

— Le pont n’était pas assez large. La rivière était profonde... On a sauté dans l’eau tous les trois, p’pa, Sixte et moi. De l’autre côté, Sixte n’a plus été avec nous... « Sixte ? Où est Sixte ? Tu as vu Sixte ? » On ne pouvait pas revenir en arrière... Les hussards nous tiraient déjà dessus depuis l’autre rive. On a promis à memon d’aller le chercher... Tu crois que je pourrai encore aller le chercher ? Tu ne me réponds pas !

— Oui, tu pourras, si tu ne t’agites pas comme ça. C’est l’os de ton bassin qui a pris. Il va falloir que tu sois sage et que tu acceptes de ne pas bouger si tu veux recoller les morceaux. Tu peux remuer les doigts de pied ? Remue les doigts de pied !

Il lui demandait la même chose que moi sur le chemin. La paralysie des jambes d’Alexandre était inquiétante.

— Damien, je voudrais Damien...

— J’irai le chercher, ai-je dit.

Il ne délirait pas complètement. Son regard fuyait le mien et, quand il le rencontrait, il me semblait brûler encore de colère contre moi. Même voisins, nous ne nous étions plus vraiment parlé après mon retour de Mouchamps, chez les Callot. Quand nous nous apercevions au loin, nous déviions notre chemin.

J’avais réussi à l’éviter pendant un mois, le dimanche à la messe, et il n’avait pas mis longtemps à comprendre qu’entre nous ça ne se ferait pas. Et puis, un jour, il a poussé sans frapper la porte de notre maison.

— Où est-elle ? Je veux lui parler !

Heureusement, j’étais partie avec père. Mère le lui a dit.

C’était quelques semaines avant qu’on la tue. Il a cru que je me cachais. Il a voulu aller voir dans la chambre. Mère m’a dit après qu’il devait avoir bu. Elle s’est plantée devant la porte pour lui barrer le chemin.

— Est-ce que tu m’accuserais d’être une menteuse ?

Il avait beau être plus fort qu’elle, elle l’avait sorti du ventre de sa mère. Il a cogné du poing sur la table.

— Qui c’est ce type ? Un parpaillot ? Je le trouverai !

— Quel type ? Qui est-ce qui t’a dit ça ?

Il est parti. Il a levé encore le poing dans la cour.

— Je le trouverai !

Après, mère est morte. Chaigneau a embarqué Alexandre dans l’armée de Charette avec son père et ses frères. Ils sont allés se battre à Luçon, Nantes et ailleurs. Ils ont chanté avec le grand vicaire :

 

Je mets ma confiance,

Vierge, en votre secours.

Servez-moi de défense,

Prenez soin de mes jours.

 

Il a réclamé encore à boire. Jean Blé m’a demandé de lui préparer une décoction de pavot.

— Ça le calmera, a-t-il murmuré.

J’aurais voulu tourner la page sur nos histoires. Nous étions toujours à courir entre le Grand-Lundi et le Petit-Lundi pour jouer ensemble, lorsque nous étions enfants, mais la rage était encore dans ses yeux.

J’ai glissé ma main sous sa tête brûlante pour la relever. Ses cheveux en baguettes étaient poissés de sueur tiède. Mes doigts ont tremblé très fort au contact de sa peau. Il a avalé à longs traits, repris son souffle, toussé, s’est fait mal.

Jean Blé s’est assis sur le tabouret au bord du lit et m’a tendu le bol pour que je le remplisse. J’ai hésité.

— C’est du pavot...

— Oui.

— Préférez-vous que j’aille vous chercher une soupe ?

Il a secoué la tête, enlevé ses lunettes, fermé les yeux, s’est passé la main sur la figure comme pour en effacer la fatigue. Il était tard déjà. Je ne croyais pas qu’il pouvait se fatiguer.

Il a vidé son bol, repris son tricorne. Sa veste de velours était râpée. La guerre, notre guerre, ne l’enrichissait pas, lui non plus. Il a posé sa main sur celle d’Alexandre. Du bout des doigts, il a effleuré ses paupières.

— Dors. Je vais aller dormir moi aussi. Je reviendrai demain. Où vas-tu dormir, toi ? m’a-t-il demandé.

Je l’ai accompagné à son cheval qui soufflait de la fumée dans la lumière du grand feu. Il a flatté son encolure de sa main gantée de cuir.

— La neige, c’est rien, mais c’est le verglas.

Il s’est enlevé sur la selle et, incliné vers moi pour que les autres autour du feu n’entendent pas :

— Je crois que même ta mère, si elle était là, aurait du mal à le faire marcher.

 

Je suis allée prendre des braises au feu où ils jetaient des branches de genêt. J’ai rempli les chaufferettes que j’ai portées dans les roulottes. Ils parlaient des guides des Bleus, ces Vendéens qui servaient de chiens à leurs soldats. Ils soupçonnaient un valet de la Vergne d’être le traître qui avait donné les nôtres.

Je n’ai pas eu le temps de m’asseoir sur le tabouret. Ils m’ont appelée du dehors.

— Marie-Pierre ! Marie-Pierre !

J’ai reconnu, au milieu d’eux, le jeune Benoît Arnaud. Il n’a pas eu besoin de me donner beaucoup d’explications. J’ai pensé : « Mon Dieu, quelle nuit ! » Je suis allée chercher ma trousse d’accoucheuse. Je pensais que sa mère en avait encore pour quelques jours avant d’arriver à son terme. Le bébé a pleuré avant d’être complètement sorti. Il était lourd et bien formé.

Les douleurs avaient pris Benoîte Arnaud alors qu’on lui ramenait le corps de son homme. Ils l’avaient couché sur le châlit du fond de la loge. Et pendant qu’elle poussait, qu’on s’occupait de l’enfant qui naissait dans la loge éclairée par la mauvaise chandelle de résine, le vieux père est resté sans bouger sous son grand feutre, près du corps de son fils mort.

Jean Blé m’avait raconté l’histoire de ce paysan qui accusait les vers de terre de faire des dégâts dans ses salades et ses poireaux. À cause d’eux les taupes proliféraient et labouraient son jardin. À chaque fois qu’il en trouvait un, il s’acharnait, le coupait en deux, en trois. Il n’avait pas compris qu’un ver coupé se régénère. Chaque morceau en donne un nouveau. Et il s’étonnait de trouver toujours davantage de vers de terre et de galeries de taupes dans son jardin.

— C’est la même chose avec les peuples. On peut tuer les hommes, on peut brûler, violer, piller, sauf à tous les exterminer, il s’en lèvera d’autres. Au contraire, à chaque nouvelle victime deux ou trois autres se lèvent et prennent sa place.

Comme pour les autres, j’ai noté dans mon carnet la naissance du petit Eugène Arnaud.

J’ai à peine dormi sur le matin. Père aurait voulu que je vienne me reposer dans notre loge. J’ai somnolé un peu, sur le tabouret de la roulotte, la tête dans mes bras croisés sur la table.

Je sais que j’ai somnolé parce qu’il m’est apparu soudain, incliné vers le canon de la pompe. Ses cheveux clairs tirés vers l’arrière dégageaient son large front. J’étais à Mouchamps depuis quinze jours. Je n’attendais rien. Je ne savais pas qu’il allait venir. Je ne le connaissais pas.

Il portait des bottes souples, un frac vert pomme sur un gilet clair. Une esquisse de favoris, couleur de sable, moussait au bord de ses joues. Il me semblait que la lumière du soleil, qui était belle, presque blanche, jaillissait de lui.

Je le regardais. Je profitais. Je savais que ça n’allait pas durer, qu’il allait cesser de boire et se relever.

J’ai sursauté, ouvert les yeux. Le courant d’air froid qui entrait par la porte ouverte m’avait réveillée.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Je somnolais encore. Je ne savais pas si j’étais encore dans mon rêve. Le jour tardait mais l’éclat de la neige indiquait la fin de la nuit. Avec l’aube, le froid serrait plus dur.

— Ferme la porte.

Il a hésité. Les braises étaient froides dans les chaufferettes.

— Entre ou sors. Qu’est-ce que tu veux ?

C’était Petit James. Encore qu’on n’avait plus de raison de l’appeler ainsi. Il était long et épais comme une hampe de drapeau. Je croyais qu’il venait voir son frère.

— Alexandre est dans l’autre roulotte, il doit dormir encore.

Il n’a pas bougé. Il a regardé à peine le blessé qui râlait bouche ouverte. Il avait la figure gelée dans le châle noir de sa mère. J’avais appris que c’était lui qui était de guet pendant l’attaque des Bleus.

— Qu’est-ce que tu as ? D’où tu viens ? Tu n’as pas dormi ?

Il a secoué son grand cou d’échassier. Des larmes roulaient dans ses yeux.

— J’en ai trouvé un..., m’a-t-il dit de sa voix de basse impressionnante pour un garçon de quatorze ans.

— Quoi ?

— Un Bleu.

— Hein ?

— Pas mort.

— Tu es sûr ?

— Oui.

— Où ?

Il a montré avec sa main, par-derrière. Il n’avait pas complètement refermé. J’ai frissonné. J’avais ma pèlerine sur moi. J’ai grimacé.

— Tu veux que j’aille avec toi ?

Je n’avais pas envie d’y aller. J’étais fatiguée. Je n’avais pas envie d’y retourner, pour un Bleu. Il n’a pas répondu. J’ai soupiré. Il a demandé quand même, et sa voix grave a vibré :

— Alexandre ?

— Laisse-le se reposer.

 

On a laissé le rond de cendres déserté du grand feu où des braises rougeoyaient encore. La forêt était transie. La neige gelée craquait sous les sabots. Le village des loges se réveillait mal après une nuit de cauchemars. Les hommes et les femmes grommelaient des bonjours en attisant les feux sous leurs marmites sur les seuils. Les poules frigorifiées se blottissaient contre les clôtures de leurs poulaillers. Les fumées qui ne s’élevaient pas traînaient à ras de loges.

En même temps c’était beau, ce commencement de jour blême, ce silence, ces grands arbres drapés, chaque pas qui craque et les pieds gros de neige.

Petit James marchait comme son père et Alexandre, à longues enjambées, buste en avant. Il manquait encore d’étoffe, bien sûr, mais il était comme eux, bien fendu, avec des échasses qui devaient arriver aux épaules des rase-mottes.

— Comment l’as-tu trouvé ?

Il a tourné ses gros yeux fatigués, éblouis de neige.

— Je l’ai trouvé...

— Tu as veillé ton père ?

Il n’a pas répondu.

— Avec ta mère et Damien ?

Il s’est frotté la bouche avec sa mitaine.

— Ils t’ont laissé partir ?

J’ai entendu comme un sanglot. On avait remonté tout le village. On marchait dans les piétinements verglacés des allers et retours de la veille au soir. Les petits chênes et les taillis du bord du chemin étaient gonflés de neige. Sans savoir pourquoi, je n’étais pas tranquille. Un Bleu. S’il avait dit vrai, je sentais que ça n’allait pas être simple.

— Tu l’as trouvé ce matin ? Tu es allé à l’orée ce matin ?

Il a hoché la tête.

— Tu n’en as parlé à personne ?

— Qu’à toi.

Des pattes d’oiseaux étaient imprimées sur la neige, des empreintes de bêtes sauvages.

— Pourquoi tu y es allé ? Qu’est-ce que tu voulais ?

— Voir.

— Voir quoi ?

— Si on me voyait.

Il s’est tourné, a tourné vers moi ses grands yeux cernés.

— Raymond Blanchet guette maintenant dans l’yeuse. J’ai été sous les genêts.

— Où se cachaient les Bleus ?

— Oui.

— Et il t’a vu ?

— Non.

— Et tu as vu le Bleu ?

— Je l’ai entendu.

 

On est arrivés à l’orée. Le jour s’écartait devant la forêt. La lumière montait le long des grands troncs, avec des éclats rosés. Petit James a mis son doigt sur ses lèvres en se glissant prudemment sous les genêts. Il s’est arrêté, a levé sa mitaine. Je n’ai entendu d’abord que le silence de la neige et le bruit de nos souffles.

Et puis, comme il m’a dit, une plainte, comme d’une petite bête. Il s’est penché. J’ai aperçu une vareuse bleue, des revers rouges.

Je me suis accroupie. La neige était tachée de sang. J’ai dit à Petit James de m’aider à le retirer, doucement, tout doucement, de dessous les broussailles. Et tandis qu’on le ramenait vers nous sur la neige, que les épines griffaient sa vareuse, le cœur m’a sauté dans la gorge. Je me suis demandé si je n’étais pas encore dans mon rêve.

J’ai interrogé Petit James.

— Tu es bien là ?

Il s’est approché.

— Oui.

Je me suis retenue de crier. La gorge me faisait mal. J’ai ôté mon gant, cherché son pouls qui battait lentement sous sa gorge, trop lentement.

Il était blanc comme de la cire, gris sur la neige, froid, trop froid. J’ai reconnu sa moustache blonde, son nez, l’esquisse de favoris au bord de ses joues, j’ai redressé le catogan de ses cheveux raidis de sang.

C’était lui.

— Tu le connais ? a demandé Petit James.

J’ai fouillé dans ma sacoche. Je fouillais, je fouillais sans savoir ce que je cherchais. J’ai essuyé son cou avec de la neige. Je n’osais pas encore regarder dans quel état était sa nuque par-derrière.

— Il est vivant, a dit Petit James.

— Oui.

Il a trouvé un shako sous les genêts, a ôté son feutre, coiffé le shako.

— Laisse ça ! me suis-je emportée. Tu ne vois pas qu’il faut aller chercher de l’aide ? On ne pourra pas le transporter tous les deux !

Ma colère l’a surpris. On entendait maintenant les voix des hommes au loin du côté de l’Essarterie.

— Va les chercher, ai-je demandé, le ton plus doux.

Je les avais entendus autour du feu dire qu’ils viendraient ramasser les corps des Bleus. Ils avaient prévu de les rassembler le long de la haie sur du bois en velaïe, rangé pour faire des fagots. Ils les enrocheraient quand la neige aurait fondu et la terre dégelé.

Petit James est parti. Il a crié pour les appeler.

 

J’aurais voulu lui parler, lui dire. J’ai été prise d’une quinte de toux. Les larmes me sont venues.

— Pourquoi ? lui ai-je demandé. Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?

Il était allongé à plat dos. Je l’ai soulevé un peu pour regarder sa nuque. La balle lui était entrée par le cou.

Je les ai entendus s’approcher dans la neige. J’ai essayé d’essuyer mes yeux, mon nez avec mes doigts. Le jour filtrait de plus en plus rose entre les genêts.

Le shako avait une plaque avec un numéro.

— Vingt-cinq, c’est votre numéro ?