Août 1792. J’avais encore, contre mon épaule, la chaleur de l’épaule de Marie-Pierre. Sa tête avait glissé quelques secondes de mon côté quand elle s’était endormie.
C’est mon père qui m’a envoyé chez son cousin, à Mouchamps. Il désespérait de moi. Il avait tout fait pour bien m’élever.
Il m’a tenu cloîtré dans le petit bureau près du sien dont la fenêtre étroite plongeait sur le puits sombre de la rue des Petites-Écuries. J’ai détesté le cuir fendillé des deux chaises et la table de travail en bois noir, les encriers, plumes et crayons. J’ai arrosé d’encre les trois tableaux de navires à l’échelle sur une mer libre, fixés au mur derrière leurs vitrines, qui m’étaient comme une insulte. Et j’ai été mis au pain sec.
Mon père avait promis à ma mère de se charger de mon éducation avant que la fièvre ne l’emporte. J’ai cru que ce serment le retenait de se remarier et l’obligeait à abandonner toute activité de commerce. En réalité il était heureux de jouir des livres de sa bibliothèque pendant que je transpirais sur César et Homère et mâchouillais mon anglais dans le sinistre cabinet. Lui écrivait à Pavie, son libraire, lisait le Mercure, se plongeait dans des livres d’apiculture et de théologie catholique et réformée.
Je ne l’ai jamais vu autrement qu’en habit noir, perruque et souliers, comme tous les bons protestants de la ville. Il a publié chez Mesnier un recueil de prières intitulé Sagesse. Il dirigeait le culte dominical de la petite société d’une quarantaine de fidèles qui se réunissait chez Ruchaud.
J’aurais voulu qu’il me parle et me soutienne. J’avais envie de lui dire : « Aidez-moi ! Aidez-moi ! Vos mots ne m’aident pas ! »
Je regardais le treillis de veinules éclatées sur son nez trop fort, sa bouche sévère aux commissures tombantes. Je guettais le moment où il me libérerait de ma chaise défoncée et me désignerait la porte pour la récréation.
Je m’élançais dans le couloir, m’engouffrais sous le linteau cintré de la tour, grimpais quatre à quatre les marches du colimaçon, débouchais haletant et ébloui sur la terrasse comme un mirador ouvert sur le port, les rues de La Rochelle et la mer par-delà la tour de la Chaîne.
J’aspirais à pleins poumons l’air iodé, tendais mes joues aux gifles brutales de l’air humide du ponant. Je reniflais, troublé, les relents chauds montés des quais et des rues les jours de grand soleil. J’épiais avec envie l’agitation des passants qui s’engouffraient sous la voûte de la Grosse Horloge.
J’ai rêvé d’aventures l’œil rivé au télescope Dixey anglais extensible en laiton doré que mon père m’avait procuré. Il doit l’avoir regretté ensuite. J’épiais le troupeau serré des goélettes au bord des quais. J’enviais les jeunes mousses grimpés aux mâts des bricks et suivais les manœuvres des hommes d’équipage qui ajustaient les vergues et les toiles. L’objectif réglé sur les bateaux qui arrivaient du large, je criais :
— Voiles carrées, grandes, avec tout dehors, par le travers, à tribord !
J’aurais aimé être marin. Mon père m’a interdit ce métier d’aventure parce qu’il craignait pour mon âme les tempêtes dont les pires ne sont pas celles qui vous envoient par-dessus bord.
Je sais qu’il lui déplaisait de retrouver en moi le tempérament agité et entreprenant de mon grand-père Rivière. C’est pourtant au commerce des vins, des eaux-de-vie de Cognac et du trafic colonial que la famille est redevable. Le grand-père devenu armateur s’était installé dans cette maison avec tour face au port pour surveiller la mer et les mouvements dans La Rochelle. Son influence était devenue grande à la chambre de commerce. Les Rivière étaient protestants, mais comme les cognacs en partance pour l’Europe et l’Amérique et les cannes à sucre des Antilles enrichissaient la ville après les désastres de la guerre religieuse, ils étaient admis parmi l’élite.
Ainsi, mon père avait pu épouser la fille d’un banquier, protestante aussi. J’ai été baptisé deux fois, à l’église d’abord pour l’état civil, puis au Désert. Les ressources de la famille ont permis à mon père d’abandonner le commerce quand il a été veuf et de se consacrer aux joies de l’esprit, tout en réactivant le flambeau d’un calvinisme qui s’embourgeoisait dans la facilité. Il a été un fervent partisan du ministre protestant Necker et il a espéré qu’avec lui s’imposerait enfin le despotisme éclairé dont le pays avait besoin. Il m’a fait lire l’Émile de Jean-Jacques Rousseau.
Je suis parti chez ma tante Élisabeth, sa sœur, qui avait épousé un armateur de Nantes. J’ai découvert chez elle une vie de famille épanouie et un protestantisme qui avait abandonné le noir ou le gris pour des robes bleues, des corsages ajustés et des peignes d’argent dans les cheveux. Le bureau de tante Élisabeth faisait face à celui de son mari et elle y écrivait, mieux que lui en anglais, à ses correspondants américains de Baltimore ou de Philadelphie.
J’ai fréquenté les plafonds enfumés des bouges à matelots, quai de la Fosse, où on buvait sur des tonneaux, et j’y ai connu les yeux sombres de Lola. La sueur collait ses cheveux noirs dans le brouillard de la fumée de tabac quand elle dansait sur un air de guitare. Elle m’a bien voulu pour être son petit Français et m’a murmuré des mots gitans quand nous étions ensemble.
Elle m’a laissé pour un capitaine corsaire qui avait reçu sa part d’une cargaison de poudre, de tabac et de riz enlevée au large de Gibraltar. Elle ne voulait pas mourir de faim lorsqu’elle serait ridée et vieille.
Le manque de ses cheveux et l’odeur de tabac m’ont rendu malade. Et à mon retour de Nantes, alors que j’essayais d’oublier Lola sur la sciure des cabarets de La Rochelle, mon père a écrit à son cousin, le médecin Callot, pour me recommander à lui.
Je n’étais pas guéri de Lola quand je suis parti pour Mouchamps, le 24 août 1792. J’ai retenu la date parce que c’est celle de ma fête. C’était surtout celle du deux cent vingtième anniversaire du grand massacre des protestants.
J’ai mis deux jours à rejoindre Mouchamps sur un cheval vicieux qui a tenté de me démonter pendant tout le voyage. Je me suis perdu après la plaine dans un bocage fourré de bois où des chemins se croisent, parfois cinq, six, et se confondent. J’ai payé cher, trois livres, un souper et une nuit dans un mauvais lit d’une auberge envahie de souris qui ont couru jusqu’au lever du jour sur les poutres de la charpente.
J’ai failli faire demi-tour. Mais j’imaginais l’accueil de mon père qui ne tuerait pas le veau gras pour le retour du fils prodigue à La Rochelle.
Je suis resté cloîtré dans ma chambre pendant une semaine chez les Callot. Les mouvements dans les couloirs de la grande maison et sur les pavés de la cour, les roulements de voitures, les claquements de portes, les appels des servantes me rejoignaient comme la rumeur d’une vie qui ne me concernait pas. Il faisait chaud. Ma fenêtre était ouverte. Joseph Callot a eu la délicatesse de ne rien exiger de moi d’abord.
Et puis un soir, alors que j’étais descendu souper, la soupe était grasse, il y avait du perdreau avec de la crème de patates (le cousin voyait dans la pomme de terre le remède miracle contre la misère), il s’est tourné vers moi :
— Viendrais-tu avec nous demain ? J’irai visiter des malades au Boupère. Mon boguet est léger mais nous devrions tout de même y tenir à trois. Nous partirons au lever du jour.
Il a frappé à ma porte à cinq heures pour me réveiller. Le jour se levait.
Les ressorts du boguet ont en effet fléchi quand nous nous sommes assis et nous étions un peu serrés. La jeune fille aux cheveux remontés en chignon sous un petit bonnet paysan l’accompagnait. Je l’avais à peine remarquée la veille à table. J’avais entendu le cousin Joseph l’appeler Marie-Pierre. Je ne me souvenais même pas qu’on m’avait dit que sa mère était matrone dans son village. Je l’avais trouvée un peu raide à table, son fichu sagement ramené sur son corsage. J’avais remarqué ses beaux yeux.
Nous avons pris par ces chemins profonds aux talus plantés de chênes qui montent et descendent à travers le bocage comme dans un labyrinthe. Joseph Callot conduisait d’une main. Le bras gentiment pendant, il effleurait les fougères du bord du chemin. Marie-Pierre était entre nous. La jument marchait sur de la terre souple et la poussière volait.
Il avait plu, un peu, avant mon départ de La Rochelle. Mais l’été avait rallumé de plus belle ses feux de fin de saison. Il n’y avait pas de rosée même sous les chênes. Les oiseaux semblaient déjà fatigués de chanter. Et lorsque nous avons débouché dans les élancements de lumière du plateau, le cousin Callot a commandé, d’un simple « Ho ! », à sa jument de s’arrêter.
Il a ôté son frac gris qu’il a plié dans le coffre du boguet. Je l’ai imité. Il a demandé à Marie-Pierre si elle avait soif. Il a sorti du coffre une de ces citrouilles évidées, que les paysans nomment coi, qui garde l’eau très fraîche. On était à peine partis. Elle a rougi un peu.
— Oui.
Elle a bu adroitement à la régalade, a voulu rendre la gourde au cousin Joseph qui a dit :
— À lui.
Elle me l’a donnée avec un demi-sourire gêné. Ses yeux bleu-violet étaient vraiment très lumineux. Je n’ai pas été aussi adroit qu’elle. L’eau a giclé sur ma chemise. Les poils de ma moustache qui m’encombraient la bouche me gênaient.
— Vous avez une minute ? nous a demandé Joseph.
Il a filé devant nous dans la chaintre du champ et nous a appelés quand il est arrivé sous le grand chêne.
— Venez voir...
Il a écarté les feuilles des petits chênes juste éclos des glands de l’année et nous a montré un nid de cèpes.
— La lune est bonne. Ce chêne est formidable. Nous ne passerons pas par là au retour.
Il a ouvert son couteau. Nous avons rapporté à pleines mains les grosses et petites têtes noires et dures des cèpes aux pieds ocre qui sentaient le musc de la terre.
Ils sont entrés dans une pauvre maison. Joseph m’a invité à les accompagner, mais je suis resté dans le boguet. La maison de pierres rousses écrasée de soleil se confondait avec la terre de la cour. Une truie a glapi en sortant de son toit contre le mur de la maison. Elle a poussé la planche de son enclos, les oreilles dressées, et marché vers la mare presque à sec couverte de plumes de canard. Le ruisseau de purin s’écoulait à travers la terre pelée de la cour. Et j’ai senti la pisse, l’odeur de pisse exaltée par le soleil.
La jument a piétiné et secoué son bridon, dérangée par les nuages de mouches. La cheminée crachait des volutes de fumée noire malgré la porte et la fenêtre ouvertes. Un cri strident de femme a retenti, un hurlement de douleur.
Le cousin Joseph et Marie-Pierre sont sortis avec leurs sacoches de cuir et ils avaient le même visage au regard tourné vers l’intérieur. Ils se parlaient à voix basse et, sans savoir pourquoi, j’ai été jaloux.
Ils ont enjambé le ruisseau de purin du même pas sans le voir, se sont assis à côté de moi en silence. La truie a grogné, à l’ombre du pommier qui avait laissé tomber des pommes véreuses au bord de son enclos.
— Qu’est-ce qu’elle a ? ai-je demandé.
Le cousin Joseph a rajusté son tricorne en me regardant comme s’il découvrait ma présence. Il a le physique d’un paysan sain et fort à gros os, la figure rougeaude, recuite par le grand air de ses voyages incessants.
D’un coup de rênes, il a commandé à la jument de partir.
— Elle est mal..., a-t-il murmuré, dents serrées.
Et à Marie-Pierre, alors que nous sortions de la cour et que l’ombre du chemin creux devenait rafraîchissante :
— C’est un cancer. Le laudanum ne pourra pas grand-chose contre la douleur. Ils disent que c’est un mauvais mal. Je reviendrai avec toi. Tu lui imposeras encore les mains. On dirait que ça l’a calmée.
La bouche de Marie-Pierre a frissonné. Elle n’a rien répondu. Sans savoir pourquoi, j’ai éprouvé un nouveau pincement de jalousie. Le cousin Callot n’a plus laissé pendre son bras hors du boguet.
Nous sommes descendus aux Ardiats, une maison de maître avec pigeonnier, où on nous a servi une entrée de pieds de cochon et le gigot d’un mouton géant avec une purée de fèves. Nous avons vidé la cruche d’un vin blanc frais et agréablement acide qu’ils appellent la folle. L’après-midi Joseph a purgé le père qui souffrait de fièvre récurrente. L’administration anticipée de quinquina préviendrait, espérait-il, cette fièvre qui épuisait le maître des Ardiats et lui faisait passer de mauvaises nuits.
Le père a paru calmé par les soins du médecin. Ils ont parlé des vendanges, des coupes de bois et du marasme des foires aux bœufs suite aux difficultés du pouvoir. J’ai compris que le cousin Callot n’était pas seulement consulté pour les corps. On avait grande confiance en ses jugements, dans cette maison catholique. On évitait les sujets qui fâchent et on lui était reconnaissant de ses lumières.
On a vidé un autre pot de vin en regardant les ailes immobiles des moulins sur les collines. J’en ai compté vingt-quatre. Notre hôte nous a dit qu’il y en avait autant sur les rivières et qu’ils étaient aussi inactifs par manque d’eau.
Nous avons poussé vers ces collines lorsqu’on est venu chercher Joseph Callot pour un enfant. Si bien que nous sommes rentrés à Mouchamps à la nuit tombée. La chaleur avait envahi le couvert des chemins. La jument, fatiguée, rechignait dans les montées. Joseph l’encourageait avec ses rênes. Les étoiles brasillaient au-dessus de nous lorsque la voûte s’ouvrait.
Ma voisine s’est assoupie quelques instants.
Quand je me suis couché, fourbu comme si j’avais moi-même tiré le boguet, je me suis aperçu que j’avais oublié Lola pendant l’après-midi. La folle des Ardiats y était peut-être pour quelque chose.
J’avais encore, contre mon épaule, la chaleur de l’épaule de Marie-Pierre. Sa tête avait glissé quelques secondes de mon côté quand elle s’était endormie. J’avais senti le crin de ses cheveux, son bonnet. Quelques secondes. Elle avait vivement relevé la tête.
J’ai sombré dans le sommeil en revoyant ses sourcils rapprochés sur ses yeux bleus lorsque le cousin parlait et ses mains aux doigts fins qui passaient le feu.