Avril 1794. On allait les mettre tous ensemble, dans le même trou, puisqu’ils étaient morts ensemble.
La pluie a succédé à la neige après une longue semaine de froid à glace. La terre a ramolli et est devenue comme une éponge. Les sentiers de la forêt où tout le monde passait se sont couverts de boue. On enfonçait jusqu’aux chevilles, là où les charrettes et les bêtes passaient.
On a détourné les chemins pour éviter les fondrières et on en a formé d’autres. On s’est encroûté les sabots, les guêtres, les culottes, parfois les cheveux. On transportait la bouillasse jusque dans les loges. Marthe se plaignait. Elle ne suffisait pas à balayer. Plus que du froid encore, elle souffrait de la boue. Elle criait quand l’eau arrivait à filtrer par une gouttière du toit.
Il m’a semblé, certains mauvais jours, que la loge flottait. C’était quand il pleuvait très fort et il a plu souvent très fort après la neige. Je me cramponnais à la panne d’entrait du toit. Je riais pour rassurer Marthe qui se lamentait et disait qu’on s’enlisait. Je lui assurais qu’il n’y avait aucun risque. On était en hauteur à flanc de coteau.
Louis et Antoinette avaient le tour des ongles bordé de boue. Leurs nez coulaient. On était dans la loge sur une barque qui tangue.
— Ohhhh... Jeaan-Jaaacques... ! gémissait le beau-père qui allait plus mal.
On portait des vieux sacs sur les épaules en guise de capuchon. Je coiffais mon chapeau par-dessus mais l’eau finissait par passer à travers.
On ne pouvait même pas faire de feu, dehors. Je profitais des rares éclaircies. J’avais rentré du bois au sec dans la loge, qui prenait de la place mais permettait d’allumer le bois humide du dehors. Marthe avait trouvé la sarbacane de sureau abandonnée par les charbonniers pour souffler sur le feu. Elle remplissait des terrines de braises et en bassinait les lits.
Les enfants avaient la tête mangée de poux. J’ai coupé leurs cheveux avec mon rasoir. Les poux pétillaient quand les cheveux brûlaient dans la chaufferette.
— Ils ont raison, les Bleus..., m’a dit Marthe en regardant les petites têtes nues.
— Ils ont raison de quoi ?
— On est des Brigands. Ils ont fait de nous des Brigands.
Le redoux a apporté les douleurs de ventre, les angines, les bronchites. Ça toussait partout dans le village. Et les plus fragiles, des enfants, des vieux, sont morts.
J’ai souffert de l’autre affreuse maladie commune à tout le village, la gale. J’ai été saisi d’une fièvre brûlante. J’avais les mains enflées et je ne pouvais plus travailler. Marie-Pierre m’a donné un onguent de sel de nitre qui m’a soulagé.
On s’est occupés d’enterrer les tués de l’embuscade sitôt le dégel. On n’a pas voulu les garder à Grasla avec nous. Il fallait qu’ils reposent avec tous nos défunts dans notre cimetière du bourg, à l’ombre de la vieille église.
Le curé Barreau est venu. Il a d’abord dit une messe dans notre village des loges. Il pleuvait déjà. On avait aligné mes boîtes de bois blanc dehors devant la loge-église. Nous, on se serrait un peu partout, pour trouver un abri sous les débordements de toits.
— Je vois tout en marron, m’a soufflé Marthe en essuyant la pluie de ses paupières avec son doigt.
Le curé est sorti avec son bénitier et son goupillon. Il s’est arrêté devant chaque cercueil, sans se presser, sans s’occuper de l’averse qui battait sur son chapeau. Il ne lui reste plus qu’une couronne de longs cheveux gris sur les tempes et la nuque. L’eau bénite s’est mélangée à l’eau du ciel et ainsi chaque boîte s’est trouvée d’un bout à l’autre sanctifiée.
Il était décidé qu’on les conduirait au bourg, la nuit venue. Nous sommes partis devant, dans l’après-midi, creuser la fosse. Les conditions étaient favorables. Ce n’était pas vraiment l’éclaircie. Le vent était tombé. La forêt était enveloppée de brume. On ne voyait plus un arbre. Le temps était devenu tout blanc. Les Bleus ne se risqueraient pas à sortir.
La terre du cimetière au bourg n’est pas profonde. L’ardille affleure, un schiste dur, une sorte de granit pourri qui s’effrite mais résiste.
On était une vingtaine avec nos pioches et nos pelles. On s’est relayés. On allait les mettre tous ensemble, dans le même trou, puisqu’ils étaient morts ensemble. Il fallait une grande fosse de vingt pieds sur six et de six bons pieds de profondeur, pour recevoir les six cercueils. Ceux des autres paroisses enterraient leurs morts dans leurs cimetières.
L’eau a remonté très vite et on n’a pas été surpris. Les sabots s’engluaient. Deux gars ont raclé l’eau avec des seaux. Les morceaux d’ardille se décollaient mal. On les prenait par en dessous, du pointu de la pioche, et ils cédaient avec un bruit de ventouse.
Le brouillard ne s’est pas levé de la soirée. La nuit est venue de bonne heure. Et quand elle a été bien installée on a entendu des roulements de charrettes sur la terre mouillée et les pierres du chemin. Des pas d’hommes et de bêtes.
C’étaient les morts qui arrivaient avec leurs familles. On a dégagé rapidement le bord de la fosse parce qu’on leur avait dit qu’on serait prêts. On a allumé davantage de lanternes à bougies qui ont éclairé les croix du cimetière.
Le grand vicaire Chapuis était, cette fois, avec eux. Il n’était pas habillé en prêtre. Il avait le chapeau à gros bords rabattu sur les yeux, la grande cape de laine boutonnée jusqu’au menton. Il s’est planté devant les bières au bord du trou et il a appelé chaque mort par son nom. Et puis il leur a parlé.
— Mes amis, vous n’êtes pas morts pour rien. Vous avez choisi le martyre. Vous vous êtes battus pour défendre votre foi et celle de vos familles. Dieu est fier de vous. Vous avez porté dignement jusqu’au sacrifice de votre vie le Sacré-Cœur sur vos poitrines. Et vos enfants, et les enfants de vos enfants se souviendront à jamais de votre combat pour la liberté. Vous resterez vivants dans nos cœurs. Vous vivez maintenant au ciel. Et nous, ici-bas, nous allons continuer la lutte contre les diables qui vous ont tués...
Il impressionnait dans sa longue cape de berger. C’était beau, ce qu’il disait. Ç’a encore mis des larmes dans les yeux. Mais ça faisait peur.
On était fatigués. On n’était plus au temps où les gars s’en allaient en chantant derrière les bannières avec leurs faux retournées. Chaigneau, qui marchait devant, était maintenant couché ici dans un cercueil. On avait eu trop de morts. Trop de tout. On avait envie que ça s’arrête. Ils avaient brûlé nos maisons. On vivait dans la forêt.
Le vicaire a joint les mains pour réciter avec nous des prières et il est parti escorté par trois gars de Charette qui l’attendaient avec leurs fusils.
Sabine Neau s’est avancée avec ses sept enfants. Les lanternes éclairaient vaguement et les morts commençaient à sentir dans cette nuit sans vent écrasée entre l’humidité du ciel et celle de la terre.
Elle a renvoyé soudain la capuche de sa pèlerine en arrière. Son bonnet a glissé et dégagé la flamme de ses cheveux roux qui ont fait comme un bûcher autour de sa figure pâle. Elle s’est agenouillée devant le cercueil de son meunier de mari et tous ses enfants ont fait comme elle, dans la boue, sauf le petit au cou de sa grande sœur. Elle a parlé aussi fort que le vicaire, mais c’était la voix d’une femme en colère.
— Qu’est-ce que nous allons devenir, hein ? Tu les vois tes enfants ? Ils nous ont suivis jusque-là. Et maintenant ? Comment je vais les nourrir ? Qui est-ce qui fera tourner le moulin ? Il n’y a plus de moulin. Ils l’ont brûlé. Je vais les envoyer chiner ? Ils vont mendier leur pain ? S’ils vivent...
Elle s’est arrêtée. On a cru qu’elle avait fini. On se taisait. Elle nous regardait mais ne nous voyait pas. Et puis elle a recommencé.
— Ça devait arriver. Tu n’as pas pensé à nous. Tu as écouté le vicaire. Tu t’es laissé entraîner. Tu faisais le fier. Tu t’en foutais, tu gagnais le paradis, il le disait ! Tu y es au paradis. Et nous ? Tu vois tes drôles ? Tu es au paradis et nous, on est en enfer !
Elle a crié ces derniers mots. Elle ne pleurait pas. Elle était en colère. Marthe a voulu s’approcher. Mais la femme du Grand James s’est dégagée des bras de Petit James et Damien, ses enfants, en boitillant.
Elle l’a prise sous le bras, relevée, sans rien dire. Elle boitait bas, la figure grise, et on n’a plus su laquelle supportait l’autre. Elles sont parties comme ça.
Et on ne les a plus vues dans le brouillard et la nuit.
On a descendu les cercueils dans la fosse après que toutes les familles ont été parties. Et c’est là que ça s’est passé. Je savais que ça allait arriver.
Ambroise Chacun, le sacristain, a commencé. Je n’ai pas été surpris que ce soit lui.
— Je ne suis pas d’accord avec ce qu’a dit la grande Sabine. C’est grave, a-t-il murmuré.
On pelletait. Les nuages traînaient toujours au ras du sol. Auguste Robin, le forgeron, avait apporté des crocs, des fourches aux pions retournés, qui permettent de tirer plus facilement la terre.
On a continué de gratter un moment.
— Pourquoi ? a demandé Auguste.
— Tu as entendu comment elle a traité le vicaire ? a répondu Ambroise Chacun.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle s’est moquée de lui.
— Il n’y a pas que ça..., a ajouté Anselme Malidor.
J’aurais dû me taire. Je savais qu’ils exagéraient parce que Sabine avait dit tout haut des choses que les gens pensaient tout bas. Je n’aimais pas qu’ils disent du mal d’elle.
— On n’a pas à aimer ou ne pas aimer ce que dit une femme devant le cercueil de son homme, ai-je murmuré en tirant mon croc.
— Tu la défends ! a glapi Ambroise.
— Je ne la défends pas. Je dis que ça ne nous regarde pas !
— Ce qui nous regarde, a dit Anselme, c’est qu’elle a parlé contre nous.
J’ai tiré la terre.
— Elle a parlé contre son homme.
— Elle a parlé contre les morts.
— Elle a parlé pour ses enfants.
Je me suis arrêté. Il avait sa pelle. Un blanc de nuage a glissé dans le noir, devant la lumière de la lanterne. Il a la figure étroite, Malidor, les traits anguleux, les épaules larges.
Je savais ce qu’ils avaient fait la nuit d’après l’embuscade, lui, Chacun et quelques autres. Ils avaient frappé à la loge du métayer de la Vergne pour l’interroger sur son grand valet, guide des Bleus. La discussion s’était envenimée. Et ils avaient pris le métayer à la gorge, l’avaient traîné dans la neige, sous les yeux de sa femme et de ses enfants, parce que la colonne bleue conduite par son ancien valet avait épargné la Vergne et était allée mettre le feu ailleurs.
Auguste et les autres continuaient de ratisser la terre sur les cercueils qui allaient être recouverts.
— Est-ce qu’on peut condamner une mère de sept enfants qui déparle après avoir perdu son homme ?
— Si tu ne la condamnes pas, a ricané Ambroise, c’est que tu es d’accord avec elle !
Il a reculé d’un pas, comme s’il avait peur que je me jette sur lui. Je me suis retenu de le faire.
— Ça lui fait une belle jambe, à Sabine, d’être la femme d’un héros mort !
Anselme a craché sur la terre à mes pieds.
— Et toi tu es vivant !
— Et toi ?
— Si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous !
— Je ne suis contre personne. Je dis que ces femmes nous demandent de vivre. Il faudra qu’un jour ou l’autre ça s’arrête.
— Moi, je pense qu’il y en a un qu’on garde et qu’on soigne, alors qu’on n’a rien pour nous soigner, nous...
— Qui ?
— Tu sais de qui je parle.
— Il fallait le jeter au tas avec les autres sur le bois en velaïe, a lancé Ambroise.
Ils savaient que j’avais pris le parti de Petit James et Marie-Pierre qui avaient trouvé le Bleu. Que Sabine le soignait avec Marie-Pierre à l’hôpital et qu’elles ne faisaient pas l’unanimité. J’ai compris qu’ils étaient assez malins pour ranger tout le monde de leur côté avec l’histoire du Bleu. L’angoisse de quelque chose de sale m’a poigné.
— Ce n’est pas fini, vos conneries ? a beuglé Auguste. Vous n’allez pas vous battre sur la fosse des morts ! Vous n’avez pas honte ?
Malidor a craché. Il m’a regardé par en dessous la visière de sa bombe. Il s’était proclamé le chef de notre village des loges. On ne lui avait rien demandé. Mais Grasla était le territoire dont il avait la garde. Charette avait officialisé sa responsabilité en lui remettant la ceinture blanche de capitaine du village.
On n’avait laissé que deux lanternes allumées. On a mis du temps encore à boucher la fosse. On a fait un tumulus régulier, bien propre, les côtés en pente lissés à la pelle comme un carré de jardin.
J’avais préparé une grande croix de bois qu’on a plantée sur la tombe.