Août 1792. Je savais qu’elle n’ignorait rien des corps et de leurs délires, elle dont les mains aidaient les femmes dans la douleur.
Le roulement du boguet sur les pavés de la cour m’a réveillé, le lendemain de notre première tournée de visites avec le cousin Joseph. J’ai bondi du lit, couru à la fenêtre. Le jour n’était encore qu’une buée grise. Ils avaient allumé la lanterne.
J’ai attrapé mes vêtements sur la chaise. J’allais leur crier de m’attendre. Le matin était déjà chaud. Les chiens se sont mis à aboyer dans le chenil. Je les ai vus passer devant le porche, assis l’un près de l’autre, Marie-Pierre et le cousin Joseph. Le boguet léger dansait sur les pavés. La voix du cousin retenait la jument.
Je me suis retrouvé petit garçon prisonnier sur la terrasse de notre maison, face au port et à l’enivrement de l’air de la mer, mon père exaspéré auprès de moi dans son habit noir me menaçant de châtiment pour mes péchés.
Les mots se sont étranglés dans ma gorge. Je ne les ai pas appelés. Ils ne m’avaient pas attendu. J’avais le front et la poitrine moites. Les rênes ont claqué. Un fer de la jument a tinté. J’ai laissé tomber mes vêtements sur le plancher.
Le jour s’élançait de tous les côtés. Ce n’était pas qu’ils ne m’avaient pas attendu, c’était que je ne m’étais pas réveillé. On devait se lever comme la veille à cinq heures. J’avais dit à Joseph qu’il n’avait pas besoin de m’appeler.
Le cousin avait eu raison de me laisser face à mes responsabilités. J’avais trop l’habitude de me lever à une heure où les autres ont déjà fait la moitié de leur travail. J’ai revu encore le visage courroucé de mon père, les deux traits verticaux entre ses sourcils face à ma médiocrité et l’étendue de ma paresse.
Le clignotement de la lanterne du boguet a disparu au tournant de l’allée. C’était comme si s’éteignaient au loin les lampions d’une fête qui allait se dérouler sans moi.
J’ai guetté leur retour dans l’après-midi. Ils ne sont pas rentrés très tard et Joseph Callot a pu diriger le culte domestique, comme il en a l’habitude quand ses malades ne le retiennent pas. Je me suis joint au rassemblement pour la prière, ce soir-là.
Les longs exercices routiniers de lecture du Vieux et du Nouveau Testament m’ont toujours paru ennuyeux. Mais le cousin ne s’est pas borné à reprendre les formules toutes prêtes du Livre. Il a adapté les textes aux circonstances et recommandé à nos prières les malades qu’il avait soignés.
La mort de deux d’entre eux l’avait particulièrement affecté. La cousine Madeleine, sa femme, était incommodée. Et ma fièvre était revenue. La chaleur suffocante, selon lui, en était la cause. Marie-Pierre et lui avaient cuit sur les chemins malgré la capote du boguet. La toile mouillée qu’ils avaient mise sur la tête de la jument pour la protéger des mouches avait séché en quelques minutes.
Il m’avait fait prendre deux grains d’émétique et j’ai rendu beaucoup de bile. Il a fait ouvrir portes et fenêtres et s’est fâché contre les femmes qui avaient allumé un feu d’enfer dans la cuisine.
Nous étions rassemblés dans le salon-bibliothèque face à un christ squelettique, blanc comme un os, sur sa croix de bois noir. C’est au milieu des livres qu’ils célèbrent le culte. Ils s’y serrent à trente ou quarante, le dimanche, quand la liturgie a lieu chez le médecin. Le cousin Joseph avait invité, comme d’habitude, les personnels catholiques de la maison à se joindre à eux pour la prière. Et Marie-Pierre était là.
Il a essuyé plusieurs fois son front en sueur pendant qu’il priait, rouge, hébété de chaleur. Marie-Pierre était rouge aussi. La nuit arrivait dans de grands élancements d’éclairs de chaleur. Nous sommes passés à table et nous avons picoré des grappes de chasselas. Les grains étaient confits. La treille, exposée au sud, haletait, les feuilles pendantes comme du papier.
Jeanne, la cuisinière, nous a apporté une grande jatte d’une soupe de pain de boulanger trempé dans du vin coupé d’eau, la trempine gardée fraîche dans un seau au fond du puits, et je faisais comme le cousin, j’ajoutais du vin et saupoudrais mon bol de cassonade, lorsque des piétinements et des éclats de voix ont retenti dans la cour.
— C’est Clotilde, madame..., a dit Jeanne.
Clotilde, la jeune servante. Je l’avais entendue chanter et rire dans l’après-midi. Elle portait haut son ventre rond de dix-sept ans. L’accouchement devait attendre encore mais le soleil, toujours lui, n’y était peut-être pas étranger. Le cousin s’est levé.
— S’il vous plaît, monsieur..., a dit Marie-Pierre.
— Ah oui, c’est vrai. Elle préférerait être accouchée par une femme, a soupiré le cousin en haussant les épaules.
Elle a souri.
— Je vous accompagne tout de même, a dit le cousin. J’attendrai dehors. Si vous aviez besoin...
Déjà debout, Marie-Pierre est partie chercher son sac de cuir, son bien le plus précieux. Elle est revenue. Son regard de bleuet brillait à la lumière de la lampe. Elle était prête.
— On y va à pied, a dit Joseph.
Le hameau de Clotilde, les Roches, est sur le coteau d’en face. On descend dans la vallée, traverse la rivière, remonte.
— Je peux vous accompagner ? ai-je demandé.
C’était une manière de rattraper mon rendez-vous manqué du matin. Ma fièvre était tombée. La tante Madeleine a eu l’air surpris. J’avais tout d’un coup une impatiente envie de marcher.
— Viens, m’a dit le cousin, tu as raison. Ça te fera du bien.
Il m’a confié la lanterne et nous avons descendu le chemin tournant vers la vallée. Nous aurions pu nous passer de lumière. Les éclairs se succédaient et illuminaient soudain la campagne comme en plein jour. Le cousin a parlé de la Constitution civile du clergé qu’il avait accueillie d’abord avec enthousiasme. C’était, pour les protestants, une manière de s’affranchir de la persécution et une revanche. Mais quand il voyait les troubles causés par l’obligation faite aux prêtres de prêter serment à la République, après les avoir privés de leurs biens, il se demandait si ce n’était pas une erreur.
— Avez-vous lu Voltaire, Marie-Pierre ?
— Oh non, monsieur !
— Vous devriez. C’est un modèle de talent et de courage dans la lutte contre le fanatisme, malgré son irreligion.
Nous avons traversé le pont de bois sur la rivière. Marie-Pierre a pris de l’avance sur nous dans la montée et j’ai senti que Joseph la laissait aller à son affaire. Elle a passé sous le chêne illuminé par les éclairs et est entrée dans la maison des Roches. On a entendu un cri de femme. J’ai reconnu la voix de Clotilde et j’ai été troublé par sa plainte qui semblait ne s’arrêter jamais.
On a rejoint les hommes rassemblés dans la scierie autour d’un pichet de vin posé sur une bille de bois. Ils ont soulevé leurs chapeaux avec un silence gêné. Le cousin a porté la main à son tricorne.
— Boirez-vous avec nous, docteur ? a demandé un petit homme sombre.
C’était le père de Clotilde.
— Volontiers. Il fait chaud à monter chez vous.
La soif de Joseph a ramené des sourires. Le vin était aigre et tiède. On était en août, le meilleur viendrait avec le vin nouveau. Mais Joseph n’a pas fait la grimace. Il a interpellé le jeune homme maigre qui se tenait en arrière du groupe.
— Alors, c’est toi le coupable de ce qui arrive à cette brave Clotilde ?
Le jeune mari a piétiné la sciure, la tête dans les épaules. Les autres ont ri. La couverture qui masquait l’entrée derrière la porte ouverte de la maison a bougé. Une femme en bonnet est sortie avec une bassine d’eau chaude qu’elle a vidée dans la cour. La terre s’est mise à fumer. Marie-Pierre est sortie à son tour. Le cousin est allé lui parler. Il est revenu. Il s’est contenté de dire :
— Ça se passe bien. Marie-Pierre est une fille capable.
Ç’a été long. Les éclairs toujours, les cris, la scierie avec ses planches et ses scies. Enfin on a entendu les pleurs d’un nouveau-né. Les hommes ont ri. La grosse femme au bonnet qui avait jeté l’eau a ouvert la porte et crié vers nous :
— Un garçon !
Le jeune mari a accepté le verre tendu par son beau-père. On a dû reboire, nous aussi. Le vin était aussi vinaigre que la première fois. Le cousin Callot a dit qu’il partait tôt en visite, le lendemain. Il voulait rentrer. J’ai proposé d’attendre que Marie-Pierre ait fini ses soins.
— Je peux partir devant, alors ?
J’ai accompagné le cousin, quelques pas dans la cour. Les langues jaunes des éclairs n’illuminaient plus que le fond du ciel. On voyait mieux le fourmillement très serré des étoiles.
Nous avons marché longtemps en silence, Marie-Pierre et moi. Les grenouilles chantaient dans les mares de la rivière aux trois quarts à sec. La cloche de l’église de Mouchamps a sonné une heure. J’imaginais que Marie-Pierre avait encore plein les oreilles et les yeux de ce qui s’était passé avec la jeune Clotilde.
Nous sommes entrés dans l’ombre du pinier à l’entrée de la cour du cousin. Il avait eu chaud toute la journée. Et maintenant, dans la fraîcheur de cette nuit, il exhalait ses parfums. Marie-Pierre a ralenti et les a respirés avec un soupir qui ressemblait à un gémissement de plaisir.
— Je suis fatiguée. Je crois que je n’accompagnerai pas le docteur, demain matin.
Nous nous sommes assis un moment à la table de la bibliothèque, l’après-midi du lendemain. Les volets des trois fenêtres étaient tirés en tuile. Un rai de soleil blanc filtrait sur le parquet. Elle a bien voulu que je lui tire des rayonnages un livre de Voltaire. Elle était attentive à ce que je lui disais. Elle portait une robe grise ordinaire sans manches sur un chemisier blanc. Pour la première fois, j’ai remercié mon père de m’avoir enchaîné pour des heures d’étude.
J’ai gardé de ces moments dans la bibliothèque – car ils se sont renouvelés – le souvenir d’un éblouissement blanc. La bibliothèque donnait sur le verger, les ruches, la prairie en contrebas, les vaches, la rivière. Mais de la rivière, dans l’aveuglement des après-midi, on ne voyait qu’un vague élancement de lumière crue.
Les bêtes meuglaient dans les prés. Le cousin autorisait ses métayers à couper des branches de chêne pour leur donner un peu de vert à brouter. Ç’a duré tout le temps de mon séjour, le feu, l’étouffement, l’aveuglement des midis. Et la canicule a été la cause de nombreux déplacements du docteur.
Marie-Pierre lisait Rousseau, Voltaire, Diderot, dont elle emportait les œuvres dans sa chambre. J’aurais aimé lire sur son visage les effets de sa lecture. Elle ne disait rien. J’essayais de la retenir. Je lui parlais de la Westphalie, de Lisbonne, des jésuites en Amérique, des anabaptistes.
Le cousin nous trouvait les livres sous le bras. Au-dessus de tous ces philosophes et de leurs théories, il plaçait Charles Perrault dont les contes disaient à son goût plus de choses sur la morale et la vie des hommes. Un jour il est allé les chercher sur l’étagère.
— Vous nous direz si La Belle au bois dormant ou Le Chat botté sont des contes philosophiques, Marie des Lumières...
Nous avons accompagné le cousin, de nombreuses fois, les jours suivants. Elle s’asseyait entre nous dans le boguet.
J’ai taillé mes moustaches qui s’étaient allongées et me tombaient dans la bouche comme une herbe sauvage depuis le début de ma dépression. Le cousin m’a félicité.
— Tu as bien fait. On ne te voyait plus la figure.
Marie-Pierre a détourné les yeux. J’ai vu qu’elle rougissait et j’ai été heureux.
Je lui avais donné, sans l’autorisation de Joseph, Le Jeu de l’amour et du hasard. Je lui ai demandé si elle avait aimé. Elle m’a répondu que oui. J’ai appris par la cousine Madeleine qu’elle était informée de mes « histoires ». Nous ne nous sommes jamais plus touchés que dans le boguet du cousin où nous pouvions nous laisser aller au plaisir des balancements du trot de la jument et des cahots qui nous précipitaient l’un contre l’autre.
J’ai eu plusieurs fois, en sentant la chaleur de son corps contre le mien, l’envie de la prendre dans mes bras. Les lèvres me brûlaient de l’embrasser. Mais le cousin était là. Je soupçonne qu’il n’était pas dupe. Et même qu’il était ravi de mes progrès si rapides vers la guérison.
Je savais qu’elle n’ignorait rien des corps et de leurs délires, elle dont les mains aidaient les femmes dans la douleur. Je la comprenais quand ses yeux me disaient : « Est-ce que nous ne nous trompons pas l’un sur l’autre ? Vous êtes un bourgeois protestant, je suis une matrone catholique de campagne. Est-ce que c’est possible ? »
Nous sommes restés l’un près de l’autre comme des braises qui rougeoient et soupirent dans la cheminée, sans nous toucher.
Elle a quitté Mouchamps avant moi, à la mi-octobre. Il pleuvait. Le vent fouettait des gouttes froides qui pesaient sur les feuilles jaunies par la sécheresse et les détachaient. Mais les prés n’avaient pas commencé de reverdir.
Je l’ai accompagnée avec le cousin au relais de la poste de L’Oie. Elle avait sa pèlerine. La capote du boguet nous protégeait mal.
Le jour se levait. Le vent balançait l’enseigne de l’auberge Au bœuf couronné. Nous nous sommes abrités sous l’auvent de la boutique bleue de la poste pendant que la patache sortait par le grand portail du relais. Le postillon tournait autour de l’attelage avec ses lourdes bottes. Joseph a été appelé dans l’auberge pour une voyageuse souffrante.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? m’a demandé Marie-Pierre alors que les gens nous bousculaient pour s’abriter avec nous.
Il fallait parler fort à cause de la pluie, des chevaux, des cris, de la bousculade, des cavaliers de la maréchaussée qui arrivaient.
— Je ne sais pas. Je ne resterai pas à La Rochelle, chez mon père... Je n’ai rien fait de ma vie... Peut-être que je vais m’engager dans l’armée de la République...
D’en bas le postillon commandait le chargement de la malle cadenassée du courrier sous la bâche de la patache.
— Et vous ?
— Moi ?
Matin de pluie. Le jour était gris. Elle serrait en bandoulière, sous sa pèlerine, sa précieuse sacoche de cuir.
— Je vais continuer avec ma mère à aider les femmes qui auront besoin de nous. J’ai beaucoup appris, ici, chez le docteur.
— Je pourrai venir ?
À cette heure, ses yeux étaient violets, presque noirs. Il m’a semblé qu’ils sont devenus bleus l’espace d’un éclair.
— Quand ?
Le cousin Joseph arrivait, le tricorne ruisselant. Le cocher, avec son grand chapeau rond, s’est installé sur son siège. Une grosse dame en noir est montée la première dans la patache. Un jeune homme portait un carré de toile tendu au-dessus de sa tête pour se protéger de la pluie. Marie-Pierre s’est glissée dans la file des voyageurs.
— N’oubliez pas de saluer mon jeune ami Blé ! lui a crié Joseph. Je vais lui écrire.
Elle s’est retournée. Elle lui a répondu d’un petit geste de la main, avec son beau sourire sérieux et enfantin.
— Très vite. Dès que possible ! lui ai-je crié.
— Merci pour les livres !
Son dernier sourire a été pour moi.