Petit James

Avril 1794. J’ai demandé à Luce si elle voulait venir avec moi garder nos vaches dans la forêt.

Après la mort de p’pa, la mâchoire de memon s’est mise à trembler comme si elle essayait de retenir les dents qui lui restaient. Ça lui arrivait par moments. Ça faisait du bruit. Je l’entendais. À ces moments-là, je savais à quoi elle pensait.

Heureusement, elle avait Sabine. La loge de Sabine était à côté de la nôtre. Avant, elles ne se parlaient pas, ou presque. Elles étaient pourtant voisines au Grand-Lundi. Mais memon était la métayère, Sabine seulement la femme du meunier. Memon l’appelait la grande rousse en faisant la grimace. Elle aurait presque pu être sa mère. Elle s’est aperçue qu’elle était d’accord sur tout avec elle quand elle l’a entendue en colère devant le cercueil de son homme au cimetière.

Grâce à Sabine, memon ne s’est pas égaré la tête comme d’autres complètement perdues, les pauvres, qui récitaient des « Je vous salue Marie » à voix haute dans leur loge en pleurant et insultaient tous ceux qui passaient devant leur porte en leur jetant des sorts. Elles sont allées voir Alexandre ensemble dans la roulotte-hôpital peinte en vert.

— Il va marcher, a dit Sabine. Il faut bien. Est-ce qu’on ne marche pas, nous autres ?

Memon était venue jusqu’à la roulotte, château branlant sur sa patte folle. Sabine s’est sauvée en continuant de soigner les blessés avec Marie-Pierre. Memon s’est proposée pour garder ses petits pendant qu’elle allait à l’hôpital. Comme il y avait des places vides chez nous, deux petits gars de Sabine sont venus dormir dans notre loge. Ils auraient pu coucher à la place d’Alexandre. J’en ai pris un avec moi dans mon lit, Damien a pris l’autre. Ils ont apporté de la vie. Ils ont empêché notre loge de devenir la tombe de p’pa.

La mort de p’pa et du meunier nous a rapprochés. On a mis nos choux et nos patates à cuire dans la même marmite.

— Le malheur nous aura au moins apporté ça, a dit Sabine un matin, en décrochant la marmite de la potence au-dessus du feu.

 

Moi, j’ai eu Luce, sa grande fille, heureusement. On était tous les deux des sans-père, maintenant. Elle était une fille. Je me croyais le plus fort. Peut-être qu’elle était forte parce qu’elle était une aînée habituée à faire auprès de ses petits frères et sœurs comme sa mère.

Elle est sortie de chez elle et est venue s’asseoir près de moi devant notre feu pendant la nuit après l’embuscade. Le vent glacé cinglait de partout. Ses yeux étaient rouges. Elle a ramené ses cotillons sous ses jambes en s’asseyant sur le billot qui nous servait de banc. Elle est restée un moment comme ça, les coudes sur les genoux, pendant que je pleurais. Et puis elle a passé son bras autour de mon cou comme une sœur, plus que ça, et elle m’a dit :

— Tu n’y es pour rien.

Je ne comprenais pas. J’avais vu son père se faire tuer. Ils l’avaient ramené mort dans sa loge en même temps que p’pa. Je lui ai dit :

— J’étais dans l’yeuse.

Elle a répété :

— Et alors ? Tu n’y es pour rien.

On est nés la même année. Elle au début, moi à la fin. Elle venait d’avoir quatorze ans une semaine avant. Je le savais. Quelquefois elle prenait des airs comme si elle en avait eu seize. J’ai pleuré encore et je lui ai dit :

— C’est à cause de la neige.

— Oui.

Des poussières de neige volaient au vent. Elle est restée comme ça, le bras autour de mon cou.

Elle a pris de mon côté encore quand Malidor n’a plus voulu de moi pour guetter. Elle m’avait prévenu. Memon aussi.

— N’y va pas. Ce n’est pas la peine. Il ne voudra pas de toi.

J’y suis allé quand même après l’enterrement de p’pa. Ç’a été plus fort que moi. Il me semblait que si je remontais dans l’yeuse, ça me soulagerait un peu des mauvaises idées qui me tournaient sans arrêt dans la tête.

Malidor a d’abord fait semblant de ne pas me voir. Il a choisi les gars. Et quand ç’a été fini, il s’est tourné vers moi.

— Pas toi. Tu crois que ça ne suffit pas d’une fois ?

Les gars ont ricané avec lui.

— C’est un con ! a dit Luce.

Elle a toujours été comme ça, Luce. Elle ne se gênait pas avec des mots qu’on n’était pas habitué à entendre dans la bouche des filles.

— Je ne sais pas où on a pris cette bohémienne ! grondait Sabine quand elle se fâchait après elle. On a dû se tromper en allant te chercher. Tu étais la première...

Elle parlait de son teint mat, de ses cheveux noirs comme la nuit. Ça ne plaisait pas à Luce qui montrait les dents à sa mère. C’était leur comédie. Sabine ne pouvait pourtant pas la renier parce que, la couleur à part, Luce était sa mère en jeune, aussi grande qu’elle à quatorze ans, forte, nerveuse, à tenir tête à n’importe qui, et d’abord à sa mère.

 

On est allés traire ensemble nos cinq vaches dans le grand enclos qu’ils avaient aménagé pour les bêtes à la place de l’étang asséché. On avait rattrapé ces cinq survivantes du passage des Bleus au Grand-Lundi et elles étaient là, mélangées aux autres, rescapées comme elles. Elles étaient maigres, sans beaucoup de lait. Mais on aurait dit qu’elles étaient dociles par reconnaissance d’avoir été sauvées. Elles venaient quand on les appelait par leurs noms pour les traire. On avait apporté notre seille et notre seau.

On revenait avec nos seaux. Luce n’avait pas de vaches mais il y aurait du lait pour ses frères et sœurs. Lorsque j’ai entendu rire dans notre dos, je me suis retourné. Je n’ai rien vu. J’ai entendu rire encore et je les ai aperçus derrière les arbres, cinq, six. J’ai compris qu’ils disaient :

— Foxie ! Foxie !

C’était ce qui les faisait rire. Il y avait parmi eux le fils de Malidor. J’ai posé mon seau.

— Foxie ! Foxie !

— Ne t’occupe pas, a dit Luce, c’est des petits.

J’ai cherché une pierre sur le chemin. J’ai ramassé une motte de terre. Elle a éclaté sur l’arbre du petit Malidor. Ils se sont sauvés comme des moineaux en criant :

— Foxie ! Les Bleus ! Les Bleus !

J’ai été mal. De toute façon je n’étais déjà pas bien.

Les larmes me sont revenues. Un grain de terre était tombé dans le lait. La main de Luce est descendue jusqu’à la mienne. Elle était chaude, la mienne froide. Elle était aussi large que la mienne. Elle m’a soufflé à l’oreille :

— Jamet, tu es mon frère !

 

J’ai demandé à Luce si elle voulait venir avec moi garder nos vaches dans la forêt. Je savais que sa mère lui dirait qu’elle avait autre chose à faire. Ç’a n’a pas plu non plus à memon qui s’impatientait de nous voir toujours ensemble.

Les vaches cherchaient les pousses tendres et les bourgeons du printemps qui arrivait et il fallait toujours courir après pour les rassembler.

La première fois, elle a emporté un grand panier. On a gratté la terre avec nos couteaux et on l’a rempli de racines d’asphodèles. C’était le bon moment pour les arracher avant qu’elles durcissent. Elles sortaient en touffes grasses partout dans le sous-bois. Pelées, bouillies, elles perdent leur amertume et ressemblent à des scorsonères.

La deuxième fois, elle a monté devant moi dans le grand chêne qui dominait toute la fûtaie de chênes menus. Elle a noué, solide, le lacet de son bonnet sous son menton, laissé ses sabots près de l’arbre. Un pied de lierre plus gros que mon bras rampait sur le tronc. Elle m’a regardé.

Elle a pris par le lierre. Elle montait aussi bien que moi. Sa jupe et ses cotillons ne l’embarrassaient pas. Elle s’est retournée au croisement des grosses branches en serrant sa jupe autour de ses hanches pour ne pas me montrer trop ses jambes.

— Tu viens ?

Les rayons du soleil se brisaient autour d’elle. J’étais sûr qu’elle avait tout pensé. Elle faisait ça pour m’entraîner. Je n’étais pas monté dans un arbre depuis l’yeuse.

— C’est facile. De là, je vois les vaches.

Je ne savais pas si j’avais envie.

— Viens !

Un bouquet de primevères fleurissait le pied du chêne. J’ai quitté mes sabots.

Luce a continué quand je suis arrivé à sa hauteur.

Il y avait juste un vent léger, presque tiède, qui faisait frissonner les branches et des nuages comme des ailes d’ange dans le ciel bleu. Elle s’est arrêtée quand elle n’a plus eu de branche au-dessus. J’ai monté aussi haut qu’elle. Et elle a éclaté de rire comme si elle avait eu un geai dans la gorge. Je n’avais pas entendu son rire depuis la mort de son père et de p’pa. Alors j’ai hurlé :

— Je m’en fous !... Je m’en fous de toi, Malidor !...

Elle a ri plus fort. Et c’était comme si elle m’applaudissait.

— Je m’en fous de toi, putain de salaud !... Je m’en fous ! Je m’en fous !...

On était presque au-dessus de la forêt qui moutonnait autour de nous à perte de vue. Quelques arbres précoces avaient mis des feuilles. Et il y avait le vert des sapins et des chênes verts.

Les fumées bleues des loges s’élevaient comme une respiration de la forêt. Pas si loin. J’ai pensé qu’on aurait pu m’entendre crier. J’ai pensé à ma corne d’alerte que je portais sur ma poitrine dans l’yeuse, comme une médaille.

Un vol de pigeons a passé très bas au-dessus de nous. J’ai entendu le bruit de soie de leurs ailes. Je n’ai pas sorti mon lance-pierres.

Quand on est redescendus, elle m’a dit :

— On va y faire notre loge.

 

On est revenus au grand chêne les jours suivants. Les vaches n’étaient pas très contentes. Elles auraient voulu aller brouter ailleurs. Quelquefois, on les perdait de vue et on les oubliait même complètement. On devait chercher longtemps avant de les retrouver dans les taillis même en les appelant par leurs noms.

J’avais emporté une faucille. J’ai coupé des pieds de genêts que nous avons glissés entre les branches à la fourche du chêne. Il nous a fallu du temps. Luce voulait tresser les genêts solide pour qu’ils résistent au vent et nous abritent contre la pluie. Et puis on était malgré tout obligés de descendre pour nous occuper des vaches.

Ça s’est mis petit à petit à ressembler à un nid ou à un poste de guet de chasseurs. C’était beau. On avait ramené les genêts en berceau au-dessus pour former le toit et aménagé quelques lucarnes autour pour surveiller les vaches. On y entrait presque en rampant mais à l’intérieur c’était spacieux. On y avait chacun notre branche contre laquelle s’asseoir et s’adosser.

— On n’est pas bien ? a soupiré Luce en s’étirant de tout son long sur sa branche.

Ses pieds ressortaient par la porte. Elle a cherché les vaches par la lucarne. Je me suis allongé comme elle. Nos pieds se rejoignaient. Le soleil réchauffait le toit de notre cabane. J’ai fermé les yeux en respirant l’odeur des genêts.

— J’ai entendu Malidor avec sa bande, a-t-elle dit. Ils parlaient du Bleu, des traîtres. Ils étaient en colère.

— Contre qui ?

— Ils disaient qu’il fallait les pendre.

Mon cœur a battu plus vite.

— Qui le disait ?

— Tous. Damien était avec eux.

J’ai dit :

— Damien...

J’ai ouvert les yeux. Il me semblait que désormais ils m’en voulaient surtout pour ce Bleu qui était au village avec nous. Et que je faisais partie des traîtres.

— Tu crois qu’ils le pendraient ?

— Qui ?

— Lui.

— Je sais pas.

Elle a répété :

— Je sais pas. Je sais pas.

Elle a cherché ma main, l’a prise. Ses paumes étaient aussi rugueuses que les miennes. Elle avait des cals.

— Tu crois qu’ils seraient capables de tuer, comme ça, simplement parce qu’ils sont en colère ?

Elle s’est redressée un peu, a lâché ma main, m’a fixé de ses yeux noirs.

— Oui.

Elle a regardé par la lucarne.

— Je ne vois que trois vaches.

Elle m’a fixé encore.

— Ils l’ont déjà fait. Je suis même sûre que ton père et mon père, et Alexandre et Damien...

— Ce n’était pas pareil. Ils se battaient. C’était la guerre.

— Qu’est-ce qui n’était pas pareil ?

Elle s’est levée soudain, s’est glissée sur le seuil de notre loge.

— Ferme les yeux. Tu ne regardes pas !

Elle s’est accroupie.

— Tu regardes !

— Non.

— Si.

— Je regarde les branches du chêne !

— Menteur ! Quand on pisse, ça sent l’oignon et le chou. J’en ai marre.

— Ça sent la patate aussi.

— La patate, ça sent pas.

— La patate à cochons ?

— On est sales, comme des cochons. On pue. Tu pues, toi aussi.

Elle s’est relevée.

— La prochaine fois, j’apporterai de la pâte. Tu feras du feu. On fera cuire des galettes.

— D’accord.

— Allez, lève-toi ! Au travail !

Elle m’a poussé du pied dans son épais bas de laine. Le chêne était couvert de gros boutons bruns de bourgeons. Elle en a ouvert un. Elle a dégagé une feuille toute petite, toute plissée, comme une petite main.