Avril 1794. C’est à partir de là qu’ils ont décidé de construire la grande loge-hôpital.
Ils nous ont ramené une charretée de soldats blessés en très mauvais état, les poitrines en sang, les membres brisés, les têtes qui n’étaient plus d’hommes. Les mouches commençaient à s’y intéresser.
Ils avaient engagé le combat contre les Bleus au bord de la rivière, trop près de Montaigu. Les renforts républicains étaient arrivés. Charette harcelait les Bleus jusque dans leurs garnisons. Mais cette fois l’affaire avait mal tourné. La rivière avait charrié les corps des morts et des blessés. Ceux qu’ils nous amenaient étaient les rares qu’ils avaient pu sauver. On en a compté douze.
— Mon Dieu, douze ! a dit Sabine en aidant à les décharger. Mais c’est pas les douze apôtres !
Un gros diable aux cheveux frisés jurait, la chemise rouge et ruisselante comme une éponge. Son voisin pleurait en le priant de se taire.
On n’a pas su où les mettre. Nos roulottes étaient trop petites. Il faisait beau. On les a alignés dehors sur de grandes bernes à battre le blé, pendant qu’on déménageait des loges pour libérer de la place. Sabine leur parlait, parce qu’ils avaient peur.
— Oui, on s’occupe de toi. On te cherche une paillasse. T’inquiète pas. Tu seras mieux tout à l’heure. On va te soigner, mon pigeon.
Elle appelait ses enfants aussi ses pigeons, même sa grande Luce qui n’appréciait pas les noms d’oiseaux.
Elle s’est fâchée contre le général Charette lorsqu’il a voulu faire sa loi. Trois ou quatre blessés étaient encore allongés sur la berne. Lui venait d’arriver à cheval, en compagnie d’une femme en robe d’amazone. Il avait un bras en écharpe. Il s’impatientait et énervait tout le monde en donnant ses ordres et en désorganisant ce qui était en train de se mettre en place.
— Vous, a-t-elle rugi, lasse de ses harcèlements de mouche du coche, occupez-vous de votre guerre et laissez-nous faire la nôtre !
Il est resté bouche bée, avec sa boucle d’oreille en or, son chapeau à panache et son épée.
C’est à partir de là qu’ils ont décidé de construire la grande loge-hôpital. Ils ont fabriqué des lits superposés, trois les uns au-dessus des autres. Ce n’était pas ce qu’il y avait de mieux. Les lits étaient tachés de sang, de pus et de toutes les autres saletés. Car les candidats à la grande loge n’ont pas manqué en ce début de printemps. Charette a multiplié les embuscades. Et on s’est retrouvés avec ce bâtiment de trente lits plein comme un œuf sur les bras, qu’on a bourré encore, parce qu’il le fallait bien, jusqu’à trente-trois, trente-six. On a embauché Maria, la cousine de Sabine, pour nous aider.
Le curé Barreau est venu bénir la construction. Charette était là, et Jean Blé.
Depuis qu’il nous amenait ses cargaisons de blessés, le général nous livrait aussi des charretées de grain, des bœufs qu’il avait requis pour la viande, des chevaux blessés ou tués. Heureusement, car c’était la période où on était le plus nombreux dans le village. On avait dépassé les mille. Ce jour-là, il était venu avec un précieux chargement de tabac raflé à un convoi de Bleus et c’était comme un cadeau de fête.
— Tu vas bien t’occuper de cet hôpital, m’a dit Jean Blé tandis qu’on accompagnait le curé Barreau qui lançait son eau bénite à grands coups de goupillon.
— J’essaierai. Je ne sais pas si ce ne sera pas trop pour moi.
— Je t’aiderai. N’hésite pas. Je viendrai à chaque fois que tu auras besoin.
J’aurais eu besoin tous les jours. Je ne serais pas restée à cette place sans son soutien. Il a jeté un coup d’œil vers Anselme Malidor qui paradait à côté de lui avec sa ceinture blanche et s’est penché à mon oreille.
— Commande. Ceux qui n’y connaissent rien n’ont pas à décider.
On était au milieu des bandages et des pansements des blessés. Les gémissements montaient en une rumeur monotone et nous accompagnaient comme une litanie.
Mais l’odeur surtout, familière pourtant, était insupportable. Il faisait trop beau, en ce jour de printemps. La puanteur des chairs corrompues pourrissait l’air. On avait beau nettoyer les plaies et les aérer pour faciliter le drainage comme le recommandait Jean Blé, la gangrène faisait des ravages.
— Ils nous amènent des hommes en morceaux, des plaies qui ne cicatrisent pas, des blessés qui hurlent dont on n’arrive pas à apaiser les souffrances. Et les femmes continuent de m’appeler, parce que des femmes mettent au monde des enfants dans la forêt. J’en ai accouché deux, la semaine dernière.
Le docteur a eu un mouvement d’impuissance.
— Oui, je sais !
Il s’est tourné vers père qui marchait derrière nous et a attendu qu’il s’approche. Il a posé la main sur mon épaule.
— Je sais que tu es fatiguée. Mais tu as déjà beaucoup appris auprès de ta mère d’abord, et chez mon confrère Callot. Ça crée des devoirs. Tu en connais plus que tous les charlatans qui soignent et font du mal aux gens.
Il parlait fort, sûrement pour être entendu. Je savais qu’il rangeait parmi eux le chirurgien Dupuy qui marchait devant nous.
Dupuy s’était réfugié à Grasla depuis quelques jours et il avait tout de suite voulu mettre la main sur l’hôpital avec la bénédiction de Malidor. Il avait commencé par administrer des saignées à plusieurs blessés.
— L’imbécile ! s’était emporté Jean Blé. Des saignées à des blessés ! Comme s’ils n’avaient pas perdu assez de sang !
Il avait ordonné d’abandonner les saignées qui conviennent aux gens des villes trop bien nourris et insisté auprès de Malidor pour que Dupuy ne s’occupe pas de l’hôpital. Il avait avisé Charette, qui s’était rangé à son avis. Et depuis, mes relations avec le chirurgien, du double de mon âge, étaient devenues compliquées.
Elles étaient difficiles aussi avec un traiteur qui soignait en tournant un pendule et en marmonnant des prières. Les gens lui apportaient des cheveux, une dent ou un vêtement du malade. Jean Blé, comme Joseph Callot d’ailleurs, tolérait ces pratiques courantes. Il les trouvait même utiles puisque les médecins manquaient. Les traiteurs obtenaient parfois des guérisons inexplicables. Mais celui-là nous faisait du mal. Il parlait du diable, disait qu’on était des femmes, donnait des petits sachets, des amulettes à se mettre au cou ou autour de la taille.
Jean Blé a parlé plus fort encore pour que père et les autres entendent.
— Continue comme ça.
Ses doigts pinçaient mon épaule et je sentais ses ongles. Il a appuyé familièrement son autre main sur l’épaule de père.
— Ne t’occupe pas de ce qui se raconte. Ce n’est pas nous qui choisissons ceux qui méritent d’être sauvés et ceux qui ne le méritent pas. N’est-ce pas, monsieur le curé ?
Nous étions sur le seuil de la loge. M. le curé sortait et il se détournait pour s’épargner les odeurs terribles. Il s’est retourné et, en réajustant son chapeau sur sa figure rougeaude, il a hoché la tête sans savoir de quoi il s’agissait.
Jean Blé a souri. Je ne savais pas comment il faisait. Sa juvénilité était étonnante. Ses petits yeux pétillaient derrière ses lunettes sur son nez abrupt. Il arrivait toujours à nous procurer les médicaments dont nous avions besoin. Nous n’avons jamais manqué de laudanum, ni de quinquina, ni d’alcool camphré. Les apothicaires manquaient de tout. Il soignait les Blancs et les Bleus.
Si j’étais fatiguée, c’était aussi à cause de Barthélemy.
J’étais à genoux dans la neige, j’avais sorti le flacon d’alcool que je mélangeais à de la neige sur la compresse pour éponger le sang séché et je découvrais sur sa tête une entaille étoilée en forme de bouche ouverte, lorsque Petit James est revenu avec les hommes. Le projectile avait fracturé l’os. L’intérieur était rempli d’une bouillie sale que j’essayais d’enlever.
Je ne savais toujours pas bien ce que je faisais. Le blanc de la neige m’éblouissait. Était-il possible que j’aie vraiment devant moi ce visage que j’avais tant rêvé de revoir ? Je le touchais. Mais était-il possible qu’il me soit donné à toucher parce qu’il était au seuil de la mort ?
Il était inconscient. Ses joues étaient froides. C’était lui, Barthélemy. Son profil aigu et fin presque de fille, ses paupières fermées, ses joues à fossettes, ses moustaches et ses favoris jaunes que j’effleurais et caressais. Mes mains étaient sans effet. Je cherchais tout le temps son pouls à son poignet.
Je lui parlais.
Je n’avais pas vu qu’ils étaient arrivés. Ils m’écoutaient et me regardaient avec des yeux comme des lunes. Ils étaient deux, avec Petit James.
Malidor est arrivé par-derrière. Ils se sont écartés. Il s’est penché, a touché les mains de Barthélemy, soulevé sa paupière avec son gros pouce. J’ai pensé qu’il devait faire pareil avec un gibier qu’il avait tiré.
— Tu ne vois pas qu’il est mort ?
— Il est vivant !
— On va le porter dans le tas avec les autres. De toutes façons, comme il est, il n’en a pas pour longtemps.
— Je veux l’emmener à l’hôpital.
Il s’est tourné vers Petit James.
— Tu ne pouvais pas nous prévenir avant, Foxie ? Il a fallu que tu fasses encore des tiennes !
Alors, un des deux gars a dit :
— Elle le connaît.
— Qui ?
— Le Bleu. Elle parlait avec lui.
Un éclair a sillonné les yeux enfoncés d’Anselme Malidor.
— C’est vrai ?
Je n’ai pas répondu.
— Elle l’a appelé Barthélemy, a ricané l’autre sans lèvres, la bouche comme une lame de couteau.
— Barthélemy ?... D’où tu le connais ?
Il y avait maintenant de la méfiance sur la figure étroite de Malidor, comme si j’étais devenue une ennemie.
J’étais encore à genoux. Le froid humide de la neige avait traversé mes cotillons. Je tremblais. Malidor a encore soulevé la paupière de Barthélemy.
— Il est foutu...
Il s’est forcé à parler avec douceur pour me convaincre.
— On va l’emmener au tas. On ne lui fera pas de mal. Ça ne sera pas la peine. Il continuera de dormir.
Il a regardé les autres et, avec une grimace, et l’éclair jaune encore dans ses prunelles :
— Allez, les gars, emmenez-le !
J’ai cramponné les épaules de Barthélemy. Je tremblais.
— Non ! Vous l’emmenez à l’hôpital !
Malidor s’était relevé, les sabots dans la neige.
— Pourquoi vous ne voulez pas l’emmener à l’hôpital ? a demandé Petit James avec des sanglots dans la voix.
— Toi, occupe-toi de ce qui te regarde ! a hurlé Malidor.
Père est venu me trouver peu après à l’hôpital.
J’apportais des braises dans un seau pour les braseros des roulottes. J’étais glacée. Le brouillard montait sur la forêt enneigée.
— Laisse-moi faire, m’a dit père en me prenant le seau et la pelle avec douceur.
Pierre Avril gémissait dans son sommeil et des convulsions l’agitaient. Barthélemy gisait sur la couchette en face.
— Il paraît que c’est toi qui as voulu le ramener ici ?
Père faisait semblant de ne s’occuper que des braises qui lançaient leurs reflets rouges et tremblants sur sa figure. Mais ses yeux pivotaient sans cesse vers la vareuse bleue et le front étoilé de Barthélemy. Je me suis placée entre le brasero et lui.
— Oui, père.
— Qu’est-ce que tu essaies ? Il ne vivra pas. Il a passé la nuit dehors.
— Ça, c’est le docteur qui va le dire.
— C’est un Bleu.
— Ça se voit.
J’attendais Jean Blé qui avait promis de passer pour Pierre Avril et Alexandre.
— Tu l’as déjà rencontré ?
— Chez le docteur Callot.
Il a continué d’étaler les braises. Il faisait durer.
— C’est un parpaillot ?
— Oui.
Il a serré les lèvres, secoué la tête. Ses joues se sont creusées. Il cherchait ses mots. Il m’a regardée.
— Je te fais confiance, ma fille...
Je me suis rappelé le sauvetage de Marquis dans le chemin creux et les regards de reproche de père quand je servais à boire aux Bleus. Il a battu des paupières et ajouté :
— Je n’arrive pas à te comprendre, Marie-Pierre... Ta mère... Les Bleus...
J’ai compris qu’il voulait dire : « Les Bleus ont tué ta mère. »
Il a repris le seau. Il est sorti, le dos voûté, vers la roulotte d’Alexandre.
Le docteur m’a confirmé que Barthélemy n’avait quasiment aucune chance. Il ne s’en est pas beaucoup occupé. Il était inquiet surtout de la fièvre et du délire de Pierre Avril. La plaie de sa poitrine s’était enflammée. Tout le haut de son corps se cerclait d’une vilaine rougeur violacée.
J’ai rasé les cheveux de Barthélemy comme le médecin me l’avait demandé. Nous lui avons entouré la tête d’un épais pansement. Il était toujours inconscient et Blé, comme moi, lui cherchait sans cesse le pouls pour s’assurer qu’il était toujours vivant.
— Une once de plomb..., a-t-il murmuré.
Et en me regardant :
— Il a pris une once de plomb contre le cerveau.
Pierre Avril a lutté toute la semaine. Mes mains ont essayé de l’aider à ne pas souffrir. Elles y sont peut-être arrivées, un peu. Il a passé sans convulsions après la fonte de la neige. Tout d’un coup il n’a plus respiré.
Alexandre, dans l’autre roulotte, a senti que c’était arrivé. Je n’ai pas connu d’homme sur le qui-vive comme lui. Sa blessure n’était pas plus laide, au contraire, mais il n’arrivait toujours pas à bouger les jambes. Et il en avait une humeur de chien. Il m’a appelée.
— Marie-Pierre !
Pierre avait poussé son dernier soupir depuis quelques minutes. J’ai sursauté. J’étais sûre qu’il avait compris.
C’était en fin d’après-midi. On avait enterré les morts pendant la nuit d’avant. Sabine n’était toujours pas revenue m’aider. J’étais seule. Personne ne savait encore pour Pierre Avril.
— Marie-Pierre !
J’ai posé mon scapulaire sur la poitrine de Pierre. Alexandre m’a jeté un regard noir lorsque je suis entrée dans sa roulotte.
— Alors, ça y est ? Mon camarade est libéré ?
— Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Il s’est redressé sur les coudes.
— Te fous pas de ma gueule !
Il a ricané.
— Mon vieux Pierrot, hein ?... Pfuit... On n’étouffera plus à l’entendre respirer.
Il a ajouté entre ses dents pour me faire mal :
— Elle va être tranquille, la Marie-Pierre, avec son petit Bleu...
J’ai soutenu son regard.
— Oui, Pierre Avril vient de mourir. C’est pas une raison pour être méchant.
Je suis sortie. Le soleil perçait enfin la brume qui avait pesé toute la journée. Les arbres de la forêt s’égouttaient immobiles dans ses rayons jaunes. Le ciel décrochait des branches.
J’ai descendu les marches, remonté les autres. Le silence dans la roulotte de Pierre mort m’a suffoquée. Ses râles, c’était encore la vie.
J’ai repris mon scapulaire et me suis laissée tomber à genoux. J’aurais voulu trouver les mots d’une prière qui m’aurait apaisée. J’avalais mes sanglots de peur qu’Alexandre ne les entende. J’avais dans l’oreille ses paroles blessantes. Pierre était mort. Plus le temps passait, plus il était certain que Barthélemy allait s’éteindre lui aussi comme une chandelle.
Je servais à quoi ? Qu’est-ce que j’avais fait ? « Ta mère... », m’avait dit père.
C’est elle que j’ai priée, en avalant mes pleurs.
— Mère !
Barthélemy est resté comme ça, miraculeusement vivant sans vivre, pendant deux semaines. Ses yeux s’enfonçaient plus profondément tous les jours. À chaque fois que je revenais de courir m’occuper des autres ou de me reposer un peu, je m’attendais à le retrouver sans vie.
Nous lui avons glissé entre les lèvres des petits morceaux de vie à la petite cuiller, Sabine et moi. Elle m’était enfin revenue. Et elle a été plus forte et plus adroite que moi à cet ouvrage.
— Laisse-moi faire ! On voit que tu n’as pas eu d’enfant ou de petit frère ! Tu te contentes de mettre au monde les enfants des autres !
Barthélemy serrait les dents. Elle enfonçait son doigt dans sa bouche, sans crainte de se faire mordre.
— Ouvre tes belles quenottes, mon pigeon !
Elle enfournait en même temps la cuiller de bouillon de chou, de pomme de terre ou de poireau. La moitié de la cuillerée se répandait sur le drapeau de toile métisse qu’elle lui avait noué sous le menton. Elle continuait de remplir et lui fermait ensuite la bouche avec le poing en disant :
— Avale ! Avale !
Elle lui pinçait parfois le nez et j’avais peur qu’il étouffe.
Tout d’un coup, on entendait comme un bruit de siphon qu’on débouche. Elle riait.
— Tu vois que je ne lui ai pas fait mal...
Elle a ajouté tout bas, une fois :
— ... à ton chéri...
Elle a ri encore. Je sais que j’ai rougi en haussant les épaules. Elle a dit :
— C’est comme ça que j’ai sauvé Luce pendant sa diphtérie.
Il mettait un temps infini à ingurgiter un demi-bol de soupe. La patience de Sabine m’étonnait. Comme m’étonnait qu’elle soit encore capable de rire. Je crois que de s’occuper de lui, d’Alexandre et des autres lui redonnait le goût de vivre. Elle avait pourtant l’habitude de ne pas traîner et de brasser les choses. Même quand il rejetait ce qu’elle s’était donné tant de mal à enfourner, elle ne s’énervait pas. Elle retournait le drapeau trempé, le réajustait, lui touchait le front. Il avait toujours de la fièvre.
— Ça ne va pas, aujourd’hui ? Tu n’aimes pas la soupe de Sabine ?
Elle m’a demandé de le raser.
— C’est impossible avec toute cette barbe ! Ça coule dedans. C’est sale. S’il mourait et se présentait au paradis, saint Pierre n’en voudrait pas et expédierait tout de suite le parpaillot en enfer !
Elle a chuchoté en souriant, et ses yeux verts brillaient :
— C’est à toi de le faire...
Nous n’avions parlé de rien. Elle avait entendu les bruits qui couraient les loges au sujet de Barthélemy et moi. Je l’avais senti dès qu’elle était entrée dans la roulotte, son tablier sous le bras, le lendemain de l’enterrement du meunier, son homme. Elle était encore toute grise et les yeux cernés. Elle nous avait regardés, Barthélemy et moi, et avait murmuré :
— Si c’est pas des misères !
Elle pensait, au contraire de moi, que chaque jour gagné était une victoire. Je lui faisais signe de se taire. Elle disait la même chose à Alexandre qu’elle félicitait et encourageait parce que sa blessure devenait plus rose et belle.
— Rase-le, toi ! lui ai-je répondu. Tu le feras mieux que moi.
— Non, toi ! Tu as rasé ses cheveux.
— Ce n’est pas pareil.
— Non, ce n’est pas pareil.
Je l’ai rasé. Elle était là. On avait du savon fabriqué avec du saindoux et de la cendre.
— Ne tremble pas, m’a-t-elle dit quand j’ai approché le rasoir.
Comme ça, bien sûr, j’ai tremblé.
— Si je le coupe, ce sera ta faute.
L’eau était tiède. J’ai raclé lentement les joues. Il était maigre. Le rasoir découvrait une peau sèche, comme trop grande pour sa figure.
— Tu t’attendais à lui trouver une peau de bébé ?
Je ne lui reconnaissais pas ce pli qui lui creusait les commissures des lèvres. Ses fossettes étaient devenues des rides. J’avais du mal à raser dans les creux. Sa barbe blonde et fine se couchait. Sabine m’a tendu les ciseaux pour tailler ses moustaches.
— Dégage bien sa bouche, ça le gêne pour manger !
Des gestes me sont revenus en mémoire. Sa manière de relever ses moustaches d’un revers de main et de dégager sa bouche, d’un côté puis de l’autre. Et cette façon qu’il avait d’en tortiller les pointes en tirant dessus comme pour les allonger quand il réfléchissait.
— Vas-y ! N’aie pas peur ! Il n’est pas mieux comme ça ?
— Je ne sais pas.
— En tout cas, ce sera plus propre.
Plus propre. On soignait dans des conditions d’hygiène déplorables. On manquait de linges. On refaisait les pansements avec les linges souillés jusqu’à ce qu’ils soient complètement inutilisables. Il aurait fallu pouvoir changer la paille ou la floche des paillasses quand arrivaient de nouveaux blessés. On retournait la paillasse pour le suivant. Et puis on la retournait encore pour celui d’après.
Sabine emportait le linge à laver. Des femmes le mettaient à tremper. Souvent sa fille, Luce, était de corvée de décrassage à la brosse. Ensuite elles le faisaient bouillir. Mais on accumulait du linge sale tous les jours.
Il aurait fallu laver aussi les couvertures. Je l’ai dit au docteur Blé. Il a haussé les épaules.
— Vous faites déjà l’impossible.
Et puis un soir, alors qu’il pleuvait, mais la pluie était raisonnable, elle glissait entre les arbres presque sans bruit, j’ai monté dans la roulotte de Barthélemy surtout pour son voisin qui occupait la paillasse libre de Pierre Avril. On l’avait mis là parce qu’il était blessé à la jambe. Il pouvait marcher avec une béquille et on comptait sur lui pour surveiller Barthélemy.
Mais on aurait dit que ce gars ne voulait pas guérir. Il restait prostré sur son lit à regarder le plafond pendant des heures et refusait de sortir. Il savait que Barthélemy était un Bleu mais il avait l’air de s’en foutre comme il se foutait de tout. C’était pour ça aussi qu’on l’avait mis là.
Comme il pleuvait, le jour avait baissé. La roulotte était dans le noir.
— Pourquoi tu n’allumes pas ? lui ai-je demandé.
J’ai descendu la suspension à la poulie, allumé une première chandelle.
À ce moment-là, j’ai eu l’impression de quelque chose. Je ne savais pas quoi. La flamme qui s’agitait lançait des éclats sur le vert des planches de la roulotte. On n’entendait pas la pluie. Mais sa présence feutrait les bruits.
Je me suis retournée. J’allumais une seconde chandelle. Barthélemy avait les yeux ouverts.
J’ai cru que je me trompais. J’ai détourné la tête.
Quand j’ai regardé de nouveau, il avait toujours les yeux ouverts. Ce n’était pas une illusion due à la lumière des bougies.
Son regard semblait égaré. Ses paupières palpitaient. Mais ses yeux brillaient. Ses prunelles vertes étaient vivantes.
Il était vivant.