Jean-Jacques Templier

Avril 1794. Imagine-t-on ce que ça représente, mille hommes, femmes, enfants, vieux, dans les broussailles d’une forêt épaisse au cœur de l’hiver et au printemps qui, heureusement, a été doux ?

On n’a pas construit des loges pour tout le monde quand on a été mille et plus. Certains sont restés sur leurs charrettes où ils avaient dressé des bernes en forme de tentes. D’autres ont trouvé une petite place dans les loges où les gens se serraient pour les mettre à l’abri. On en a pris six, comme ça, chez nous, pendant presque une semaine. Je ne sais pas comment on a fait. On les a allongés partout. On n’arrivait pas à se tourner.

Marthe les avait aperçus qui tournaient en rond sur le chemin quand elle tisonnait notre feu. Il faisait froid toujours. La mère avait un petit dans les bras.

Ils avaient fui comme nous. Ils étaient encore effrayés. Les enfants surtout. Ils nous ont réveillés toutes les nuits en hurlant.

Ils disaient que ç’avait été pire chez eux que chez nous. Pourtant ils ne sont pas restés. Peut-être que notre village des loges ne leur convenait pas. Loin de chez eux, ils étaient perdus. Leurs murs leur manquaient, même en ruine, leur bout de terre.

Beaucoup ont fait comme eux. Ils arrivaient. Les cornes les annonçaient. Et après un jour ou deux, ils s’en allaient. Les cornes annonçaient leur départ.

 

On a quand même été plus de mille. Imagine-t-on ce que ça représente, mille hommes, femmes, enfants, vieux, dans les broussailles d’une forêt épaisse au cœur de l’hiver et au printemps qui, heureusement, a été doux ? Est-ce qu’on se représente le nombre de loges, l’église, l’hôpital, construits à partir de rien ? On l’a fait. On l’a fait. Et tout ce monde à gratter pour survivre là-dedans ?

Plus de mille, qui avaient faim, froid, qui avaient peur, qui pleuraient, riaient, criaient, chantaient, toussaient, étaient malades, mouraient, naissaient.

On a creusé des fosses d’aisances parce que ça n’était plus possible de faire n’importe où et de vider les seaux, on était trop nombreux. Quand les fosses étaient pleines, on rebouchait et on recreusait plus loin.

On a creusé des lavoirs autour de la fontaine. On tendait de grands draps au fond pour empêcher la terre de remonter et de salir l’eau.

On a creusé des fossés autour du village pour éviter que la pluie ruisselle dans les loges comme elle l’avait fait pendant les grandes averses.

On a creusé aussi de chaque côté du chemin pour qu’il ne se transforme pas en ruisseau.

C’est incroyable ce qu’on a creusé dans cette terre bourrée de racines. Auguste Robin, le forgeron, a passé la moitié de son temps à tremper les fers et les aiguiser.

Il est venu me voir, un matin, quand je me levais.

— Je crois que j’ai trouvé.

Je me demandais quoi. C’était après les grandes pluies. On souffrait tous plus ou moins de coliques, les enfants et les vieux surtout. La faute en revenait à nos farines, selon Auguste. Nos femmes pilaient les grains comme elles pouvaient dans les récipients qu’elles avaient. La farine qu’elles obtenaient n’en était pas une, avec des grumeaux qui cuisaient mal en galettes. À ce moment-là, on construisait les loges et on ne s’occupait pas d’autre chose. Pour moi, les grands coupables des douleurs de ventre étaient la pluie, le froid, la mauvaise conservation des grains aussi qui germaient et moisissaient. Il allait falloir construire des greniers avant la moisson si on voulait rester encore dans la forêt.

— On va récupérer des moulins à vendanges, m’a dit Auguste. Et faire comme dans les vignes : les mettre au-dessus d’un de tes cuviers. Je vais transformer les rouleaux en fer des meules, qui sont trop gros. On devrait obtenir de la farine plus fine qu’avec les pilons et on n’attrapera plus ces sacrées coliques.

Les premiers essais n’ont pas été convaincants. Les meules bourraient. Les grumeaux étaient pires parfois qu’au pilon.

Auguste a retouché encore les rouleaux, leur a ajouté des rainures comme sur les meules en pierre des moulins. Il a même prévu des charnières de réglage adaptées aux grains. La farine a volé, fine comme de la poussière. Il a fabriqué de longues manivelles que même les femmes pouvaient tourner. Il était heureux. Il riait en découvrant ses gencives roses et ses grandes dents malades.

 

Ç’a donné de l’idée à François Volatier, le boulanger, pour le matin de Pâques. On ne savait pas où étaient le curé Barreau et le vicaire Chapuis. On était tristes. Il n’y aurait pas de messe. Tristes Pâques dans la forêt.

François a préparé son affaire sans rien dire à personne. Je l’ai vu bricoler autour de l’ancienne meule de charbonnier.

On a été réveillés par la bonne odeur de fournil. Tout le monde est sorti.

— Qu’est-ce qui sent comme ça ?

Le jour était encore plein de fumées au-dessus des arbres. On s’est demandé si on ne rêvait pas. L’odeur nous a tirés vers la meule de charbonnier.

— Qu’est-ce que tu fais ? a-t-on demandé au boulanger, mais tout le monde avait compris.

— C’est Pâques.

— C’est Pâques ?

Il a souri. Il avait de la farine dans les cheveux et dans les poils de ses bras aux manches retournées.

— Vous sentez ?

La forêt embaumait. Il avait creusé un four dans la meule à charbon de bois abandonnée. Sa femme et ses enfants l’avaient recouverte de terre et de mousse. De minces filets de fumée bleue suintaient quand même et c’étaient ces fumées qui répandaient la bonne odeur.

On s’est approchés encore. On était condamnés aux galettes depuis qu’on était à Grasla. On se disait quelquefois qu’on ne savait plus comment était fait un morceau de pain.

— Tu as fait du pain ?

— On verra.

— On verra quoi ?

— Je ne sais pas ce que va donner.

Il ne riait pas. Il se penchait à chaque instant et écartait la plaque de tôle à l’entrée de la charbonnière. Il n’était pas sûr.

On a attendu. Le soleil s’est levé. Ses premiers rayons brisés contre les arbres allongeaient leurs grandes ombres loin sur la terre et les loges. On était de plus en plus, en cercle autour de la meule. Ceux qui arrivaient posaient la même question :

— Quand vas-tu défourner, François ?

Il ne répondait pas. Ou alors toujours, un peu énervé :

— Dans le temps qu’il faudra !

Et puis il s’est décidé. Il a demandé le raballe à sa femme, la longue pelle en bois à enfourner qu’il avait bricolée en secret. Je lui ai dit :

— Je t’en ferai une mieux que ça !

Il a commencé à tirer les pains. Sa femme et ses enfants avaient sorti leur table.

Il a grimacé. Les pains alignés sur la table étaient brûlés dessus. Il a levé son grand tranchoir de boulanger. Le pain brûlant s’est aplati sous la lame.

— Il est acache !

Il l’a redit, gémissant :

— Acache !

Il nous a montré la mie brune encore chaude de pain méteil, seigle et blé, qu’on regardait comme un saint sacrement.

— Ce n’est pas de la brioche !

Il trouvait son pain mou, mal cuit. Mais ses yeux malins disaient le contraire. On voyait qu’il était content. C’était quand même du pain. Du vrai pain. C’était Pâques.

Un petit garçon a dit :

— Maman, j’ai faim.

On a ri. Il lui a donné la tranche de pain.

— Eh bien, elle sera pour toi ! Attention de ne pas te brûler !

Ç’a été le signal. Il a prévenu qu’il ne donnerait d’abord qu’une moitié de pain. Il n’y en aurait pas pour tout le monde. Mais il avait déjà préparé une deuxième fournée.

— Ne vous bousculez pas. La deuxième sera plus réussie. Enfin, si j’arrive à comprendre comment tout ça fonctionne.

Après la deuxième, il en a même fait une troisième. Tout le monde a mangé du pain, le jour de Pâques. Ç’a été une belle fête dans la forêt.

 

Joseph Rézeau en a mangé. Il a tourné dans sa main le morceau de pain encore chaud que Marthe lui avait donné. Il l’a regardé, respiré, reposé.

— Mangez-le, pépé ! Mangez-le ! lui ont dit les enfants.

Il avait peur de l’abîmer. Marthe lui a coupé une bouchée. Il s’est décidé à la porter à sa bouche.

— Oohhh... bboon... meerrciii...

Il a pris la main de Marthe, en fermant les yeux pour déguster les autres bouchées. On n’a réalisé qu’après qu’il avait du mal à avaler.

Car ce pain aura été son dernier plaisir sur la terre. Il ne semblait pas aller plus mal. Il souffrait d’escarres. Marthe le sortait au soleil quand il faisait beau. Je l’aidais à l’adosser à la brande de la loge. On l’a entendu soupirer un soir, après qu’on s’était couchés. Je lui ai demandé :

— Quelque chose ne va pas, Joseph ? Vous voulez que je me lève ?

J’ai cru qu’il me répondait non. Le lendemain matin, il était froid. J’ai pleuré quand on l’a conduit de nuit au cimetière du bourg.

Joseph était pour moi plus que mon père. Il m’avait donné son métier, sa maison, sa fille. Il était dur parce que la vie était dure. Il se fâchait parce que j’avais du mal à manier la doloire, la grande hache plate de tonnelier qui était lourde et large. J’étais encore trop jeune. Il me l’arrachait des mains et taillait une douelle.

— Regarde ! grommelait-il. Tu as peur de te faire mal. On n’a rien de bien sans se faire du mal !

Il enlevait de beaux copeaux. À ce moment-là, je ne comprenais pas trop. J’avais les larmes aux yeux.

Marthe s’est penchée à mon oreille, en pleurs elle aussi, quand j’ai pleuré son père.

— Je ne te l’ai pas dit parce que c’était encore trop tôt, mais je suis enceinte. Mon père l’avait compris. Il était avec moi toute la journée... Il m’a dit qu’il était content.

J’ai sangloté de plus belle. Je me rappelais ses yeux dans mes bras après qu’il était tombé dans son atelier.

— Qu’est-ce qui vous arrive, Joseph ? Vous avez glissé ?

Il n’avait pas glissé.

Il aurait mérité de mourir dans son lit. La guerre l’avait déporté dans la forêt. Il était content que j’aie fait un troisième enfant avec sa fille. Je ne savais plus si mes sanglots étaient de chagrin ou de joie partagée avec lui.