Mai 1794. À ce moment-là, on a entendu un grognement, un bruit de lutte, un gémissement étouffé dans le noir.
C’est moi qui ai réveillé Luce et Sabine, sa mère. Et Luce a couru avertir en même temps que moi que la roulotte brûlait.
Memon m’avait envoyé chercher Damien qui n’était pas rentré. Il était revenu dans la soirée apporter du vin à Alexandre qui jurait sur ses deux branches taillées en forme de béquilles. Notre grand frère ne se déplaçait pas plus loin que le tour de notre loge, pour l’instant. Il avait voulu porter la marmite de memon et épargner son genou enflé. La force lui était revenue dans les bras. Il portait deux marmites pleines à ras bord, une dans chaque main, avant. Mais avec des béquilles ! Il avait roulé par terre, les patates autour de lui. Memon avait appelé des femmes dans les loges pour le relever.
Nous, on avait reisé les grandes versennes du Lundi dont on n’avait pas vu le bout, toute la journée. Magdeleine, la petite sœur de Luce, douze ans, n’avait pas réussi à suivre le train de Damien. Il fallait remonter la terre et détruire le plantain, la folle avoine, la verliée, le chiendent qui infestaient le blé.
Damien a été le plus doux de mes frères. Nous dormions dans le même lit et, le soir, quand j’étais plus jeune, il passait le bras autour de mon cou et chuchotait à mon oreille jusqu’à ce que je m’endorme. J’ai cru d’abord qu’il m’en voulait, après la mort de père. Et puis je me suis aperçu qu’il était pareil avec memon et Alexandre.
— Il a le remords de vivre, m’a dit Luce. Ça le mine. Interroge-le. Je crois qu’il se demande pourquoi il n’a pas été tué.
J’ai failli le faire pendant que nous reisions. Mais sa raclette allait si vite. La terre était dure. Une croûte s’était formée à la surface. J’arrivais à le suivre. Luce l’aurait suivi aussi, mais elle a ralenti pour attendre Magdeleine.
— Qu’est-ce que vous bricolez ? a crié Damien.
Magdeleine a eu les larmes aux yeux.
— Va moins vite, elle n’y arrive pas, ai-je dit à mon frère.
— Reste avec elles, si ça te plaît. Mais on ne finira jamais avec ces bonnes à rien !
Quand on est arrivés au bout du sillon, j’ai pris celui de Magdeleine dans l’autre sens pour l’aider. De colère, Damien a lancé sa raclette. Il l’a ramassée et a fait comme moi dans le sillon de Luce. Et on a continué comme ça toute la journée. J’aurais presque souhaité une alerte aux Bleus pour nous donner le temps de souffler.
On est rentrés, le soir, éreintés, pliés en deux comme des petits vieux.
Il a filé retrouver Boudeau et sa barrique de vin. Il savait qu’Anselme Malidor était injuste avec moi. Que p’pa n’aimait pas le garde plus que ça. Peut-être fréquentait-il la bande pour se faire mal ?
— Tu restes avec nous ? lui a demandé memon quand il est revenu avec le vin pour Alexandre.
Son regard s’était éclairé un peu depuis qu’elle s’occupait d’Alexandre. J’ai toujours pensé qu’il était son préféré. Les frères et sœurs de Luce l’appelaient mémé. Mais les poches sous ses yeux étaient devenues plus larges et plus noires.
Damien ne lui a pas répondu. Il est parti, les épaules lourdes, et je l’ai vu piétiner la neige et le sang au milieu des morts.
Memon l’a attendu, pelotonnée sur son tabouret, la couverture sur les épaules, la pèlerine par-dessus. Elle m’a réveillé, plus tard.
— Veux-tu aller le chercher ?
La roulotte commençait à brûler.
On n’est pas rentrés en même temps que Damien et les autres quand ils ont quitté la loge-hôpital. Luce m’a tiré par le bras.
— Attends !
Il pleuvait encore, mais moins fort. Il ne pleuvait même peut-être plus du tout. C’étaient les arbres que le vent égouttait.
— Tu n’as rien remarqué ?
On était restés en arrière.
— Tu n’as pas entendu Ambroise Chacun tout à l’heure ?
— Non.
Il faisait noir sous les arbres. On avait le chemin sous les pieds. On s’était habitués à la nuit. Mais quand même, on n’y voyait presque rien.
Luce marchait devant. Elle me tirait le bras, m’attrapait la main dans les tournants. De temps en temps, pourtant, le ciel s’ouvrait, la lune paraissait. Elle s’est arrêtée parce que ceux de Malidor se saluaient avant de rentrer dans leurs loges.
— On va suivre le sacristain, m’a-t-elle soufflé.
Sa loge était plus loin. Avec le vent, les pluies de gouttes, il ne risquait pas de nous entendre. Il avançait plus lentement, maintenant qu’il était tout seul. Avec un seul œil.
On était mouillés. Luce a collé sa bouche à mon oreille.
— Il a dit à Jaunet : « Le Bleu sillait dans la roulotte comme la Marie ! »
Je l’avais entendu, je m’en souvenais, je n’en avais pas fait cas. Et je ne comprenais toujours pas.
— Quelle Marie ?
— Tu n’as pas vu la tête du père de Marie-Pierre ?
À ce moment-là, on a entendu un grognement, un bruit de lutte, un gémissement étouffé dans le noir.
J’ai cru d’abord, sottement, qu’il s’agissait du battement d’ailes d’un oiseau de nuit. Et puis j’ai compris. Ça s’empoignait. J’ai entendu un cri. Et une voix sourde.
— Ferme-la ou je serre plus fort.
— Tu vois..., a soufflé Luce.
— Tu vois, toi ?
— Non... Mais c’est le père de Marie-Pierre.
C’était bien sa voix grave. Il a dit :
— Marche !
Le sacristain a couiné. Et le père de Marie-Pierre :
— Te débats pas ou je serre !
Comment le tenait-il ? Avec une corde ?
Chacun a couiné comme un lapin. Le vent roulait dans les feuillages mouillés. Dans les loges, ils ne devaient rien entendre. Quand le vent soufflait comme ça, les brandes frissonnaient avec des râles de marée.
La main de Luce s’est contractée sur la mienne.
On a marché à travers bois derrière eux. On enfonçait dans les mousses détrempées. Les épaisseurs de bruyère nous griffaient les chevilles. On avait l’habitude. On tâtait prudemment du pied. On craignait d’écraser les branches mortes. Luce me précédait. Oui, elle y voyait mieux que moi. Il suffisait d’un rai de lune entre les nuages et les branches.
— Tu y vois, toi...
— Non.
— Si.
On ne se lâchait pas. Damien devait être rentré. Maintenant, c’était moi que memon allait attendre.
Il m’a semblé les apercevoir devant. Ils ne marchaient pas vite. Chacun devait résister. On entendait régulièrement la voix du père de Marie-Pierre :
— Avance !
Ils étaient de même taille. Mais l’un était le pantin que la cloche de l’église soulevait lorsqu’il se pendait à la corde pour sonner. L’autre était une boule de nerfs et de muscles malgré l’âge. Il n’avait pas de mal à maîtriser le frêle sacristain, dangereux pourtant comme un serpent.
Enfin on a trouvé sous nos pieds le ferme d’un sentier. J’ai compris qu’il emmenait Chacun à l’écart, près de la fontaine. On s’est arrêtés, parce qu’on était trop près d’eux. Luce a frissonné.
— Tu as froid ?
Elle ne m’a pas répondu.
— Tu as peur ?
Elle a appuyé le menton sur mon épaule.
— Je suis fatiguée.
Ils s’étaient arrêtés eux aussi au milieu du chemin. Et c’était sûr qu’on les voyait maintenant dans l’éclaircie. Nous nous sommes accroupis dans le fossé presque à sec malgré la pluie qui venait de tomber. Nous nous sommes approchés. Il l’a poussé et a ordonné :
— À genoux !
Il ne parlait plus à voix basse. Personne, ici, ne pouvait les entendre.
— Pitié ! Pitié ! a supplié Ambroise Chacun.
Il lui avait en effet passé un nœud coulant autour du cou. Et maintenant il lui liait les pieds et les mains dans le dos avec la même corde. Le sacristain se débattait à peine.
— Ne bouge pas !
— Pitié !
— Ferme-la !
Des convois de nuages défilaient. La silhouette de Chacun à genoux, tête nue, les épaules affaissées, se découpait sur le ciel. Et celle du père, en chapeau raballet, appuyé sur le manche de la lame de son croissant à débroussailler les haies.
— Récite ton acte de contrition !
— Pitié !
— Tu as eu pitié de Marie quand elle a sillé ?
— C’est pas moi !
— C’est pas toi ?... Raconte...
— On... on revenait de la foire de Clisson... Morinière et moi. Il a eu soif... Il m’a dit : « On s’arrêterait bien prendre un verre au Petit-Lundi ! »
— Vous aviez soif ? Vous n’aviez pas bu ?
— On s’est arrêtés. Tu n’étais pas là. Morinière a demandé à boire. Ta femme n’a pas voulu parce qu’elle trouvait qu’on en avait assez... Morinière s’est fâché... Ç’a mal tourné...
— Et toi, tu n’as rien fait ?
— C’est Morinière qui...
— Morinière est mort dans l’embuscade sur le grand chemin de Grasla. Vous avez violé Marie sur la table.
— C’est Morinière...
— Oui, tu l’as déjà dit ! Toi, tu t’es contenté de regarder ? Tu n’as pas empêché, Morinière ? Tu n’as pas essayé d’aider Marie ?
— Je... j’ai...
On grelottait si fort dans le fossé qu’on avait peur qu’ils nous entendent. Je me cramponnais à Luce. Luce m’enfonçait ses doigts dans l’épaule.
— Tu n’as pas aidé un peu ton copain à la tenir ? Tu n’as pas monté sur elle le premier, mais tu as monté après, hein, c’est ça ?
Il s’est penché vers lui. Il a répété plus fort :
— Hein, c’est ça ?
J’ai cru, un instant, que le bruit venait de nous. De Luce ou moi, puisqu’on tremblait. Et puis je me suis rendu compte que les claquements répétés venaient de Chacun. Il claquait des dents.
— Parce qu’elle sillait comme une truie sur la table et que c’était insupportable, vous avez décidé de la faire taire. C’est toi qui l’as étranglée, enfant de putain ?
— Non, c’est pas moi !
— C’est toi, avec tes doigts. Tu l’as dit. Elle sillait !
— Non... je ne sais pas... on avait bu...
Chacun s’est mis à pleurer. Il hoquetait.
— Mais non, vous n’aviez pas bu ! Vous aviez soif...
— J’étais avec Morinière... Il a voulu qu’on s’arrête boire...
— Oui, d’accord, tu étais avec lui. Et vous vous êtes dit que c’était facile. Vous aviez raison. Je n’ai pas imaginé une seconde que cette saloperie pouvait venir de chez nous. Les Bleus en ont commis tellement après. Vous l’avez portée sur le tas de fumier. Vous êtes partis, tranquilles. Tu as continué de sonner la messe. Tu as été fort pour sonner le tocsin. Morinière a eu la punition qu’il méritait, par les Bleus. Et puis, ce soir, tu as dit le mot de trop. Tu avais encore bu. Tu parles trop quand tu as bu. Et c’est ton tour, pour la punition.
— Non, pitié !
Chacun s’est laissé tomber en avant, tête contre terre.
— Relève-toi !
Le père de Marie-Pierre s’est penché pour le relever. Chacun se tortillait sur le chemin.
— Ne me tue pas !
— Tu es le sacristain de la paroisse ! Récite ton acte de contrition !
— Elle a crié ton nom et celui de ta fille !
— Ah, elle a crié mon nom !... Tu vas rejoindre ton complice, assassin ! Récite ton acte de contrition !
Il s’était accroupi. Il soulevait Chacun agenouillé devant lui par le collet et on aurait dit un confesseur et son pénitent. Le manche du croissant sur lequel il s’appuyait de l’autre poing dressait sa lame de justice.
— Allez, vas-y : « Mon Dieu, j’ai un très grand regret de vous avoir offensé... »
— « Mon Dieu... j’ai un très grand regret de vous avoir offensé... »
Chacun sanglotait, à demi étranglé.
— « Parce que vous êtes infiniment bon et infiniment aimable... »
— « Parce que... vous êtes... infiniment bon et infiniment aimable... »
— « Et que le péché vous déplaît... »
— « Et que le péché... »
Le père de Marie-Pierre articulait presque avec douceur pour que le sacristain répète après lui.
Nous nous blottissions l’un contre l’autre dans notre trou de fossé. J’avais envie de me sauver. La poitrine me faisait mal. Les ongles de Luce me griffaient l’épaule.
— « Je prends la ferme résolution... »
Chacun s’est mis à crier. Il sillait comme un cochon qu’on va égorger... Il sillait si fort que je me suis demandé si on n’allait pas l’entendre dans les loges. Mais la houle du vent était puissante. Les feuillages ronflaient.
Il n’a pas pu aller au bout de la prière. Alors le père de Marie-Pierre a récité jusqu’au bout, calmement, pour lui.
Il a lâché Ambroise Chacun qui s’est désarticulé et est retombé par terre en poussant ses « Pitié ! Pitié ! ».
Le père, debout, a levé son croissant.
À ce moment-là, nous avons entendu un hurlement derrière nous. Une voix de femme. Elle a passé près de nous en courant, à nous toucher.
— Non, père !
Il a suspendu son mouvement.
— Arrêtez ! Arrêtez !
Elle s’est dressée entre Chacun et lui. On a reconnu la silhouette de Marie-Pierre, sa grande taille, son long cou, son menton levé.
— Il ne mérite pas que vous vous donniez cette peine.
— Il a tué ta mère. Il l’a violée.
— Je sais. Mais vous le regretterez.
— Je ne regretterai rien.
— Sa punition sera plus grande s’il continue de vivre.
Nous l’entendions à peine. Chacun, derrière elle, continuait de sangloter.
Elle s’est tournée vers notre fossé. Luce et moi, nous avons rentré la tête. Elle nous a montrés.
— D’autres ont été témoins de sa confession. Il ne pourra plus vous faire de mal. Détachez-le. Faites-le pour moi...
Son croissant menaçait toujours. Elle a esquissé un pas, tendu le bras comme pour l’embrasser. Ils étaient face à face comme s’ils avaient pu se regarder dans les yeux. Le vent nous a apporté sa prière :
— C’est mère qui vous le demande...
Alors il a abaissé lentement le croissant.
— Merci, père.
Le ciel était devenu plus clair. Le vent avait ouvert de larges déchirures parmi les nuages. Les étoiles y scintillaient comme des clous d’argent.
— Vous voulez que je le détache ?
Il n’a pas répondu. Il a posé le pied sur Ambroise Chacun qui a couiné parce qu’il croyait qu’il allait frapper et, avec la lame du croissant, il a tranché la corde.
— Va-t’en, crapule ! Et ne t’imagine pas d’essayer quoi que ce soit contre nous. Tu n’auras pas de deuxième chance !
Chacun s’est relevé en se frottant le cou et les poignets, l’air de ne pas comprendre ce qui lui arrivait. Et puis il a détalé soudain, en sillant encore, comme s’il craignait que le père change d’avis.