Petit James

Mars 1796. Quand on était là, le village était plein de cris, de voix, de bruits de pas, de roulements de charrettes.

Luce et ses frères et sœurs couchent dans la grange brûlée, depuis le mariage d’Alexandre et Sabine. Ils habitent avec nous au Grand-Lundi. Comme ça, on est presque toujours ensemble. Memon essaie bien de la garder avec elle pour nous empêcher, mais Luce pour la retenir, elle est comme l’eau du ruisseau de la Coussaie qui court.

On a couvert la grange d’un toit de planches, de branches et de genêts. Moi je dors dans le grenier avec Damien. Memon, Sabine et Alexandre ont leur lit en dessous, dans la moitié de la maison épargnée.

Damien dort mal, même quand il a bu. Memon ne dort pas. Elle dit qu’elle se couche mais elle est toujours debout. Elle n’était pas comme ça, avant. Personne n’est comme avant.

J’ai descendu l’échelle doucement. Il ne fallait pas qu’elle vibre. Memon aurait entendu malgré le vent. J’avais mes sabots autour de mon cou. Il ne fallait pas que le chien non plus...

J’ai rasé le mur. Le vent soufflait fort et quand il balayait les gros nuages noirs, la lune éclairait le pailler, le tas de fumier, les murs sans toit de l’étable comme en plein jour. On voulait la lune pour y voir. On était trop bien servis.

J’ai senti sa main au coin de la maison. Je ne l’avais pas vue. Elle était là. Elle est comme ça. Elle m’attendait. J’ai eu son épaule, sa chaleur, son odeur. Elle avait mis sa pèlerine à cause du vent. J’ai boutonné mon paletot.

Elle m’a soufflé :

— Le chien.

Il bougeait dans sa niche près de la porte. On est restés là, contre le vent. Ça durait.

On ne l’a plus entendu. Elle a lâché ma main. Elle a couru dans le découvert tout blanc de lune de la cour. Je l’ai suivie.

On a monté sur la voyette. J’ai enfilé mes sabots en même temps qu’elle, trouvé la grande torche de résine que j’avais cachée dans la haie. Le vent cornait dans les branches et j’ai tout de suite été prêt à partir. On a couru sans arrêt jusqu’au bout du grand pré. On ne respirait plus. On a ri. On a ri fort. On ne risquait rien avec le vent.

On est repartis. On connaît la voyette par cœur. La terre était sèche, bien essuyée après les grosses pluies, mais il y avait des flaques. Luce les enjambait et me tirait pour que je les franchisse.

C’est elle qui m’a dit :

— Ce sera bon, cette nuit.

Je ne savais pas de quoi elle parlait. Et puis j’ai compris.

Memon et Sabine parlaient des impôts sur les portes et fenêtres. Les maisons sont brûlées. Elles n’ont plus de toit. Et ils veulent nous taxer sur les ouvertures. Sabine a dit que le docteur Blé était allé à Montaigu pour nous défendre. C’est là que Luce m’a dit :

— Ce sera bon, cette nuit.

On a continué de courir. Les chouettes s’appelaient. Avril est le mois des chouettes. La torche m’embarrassait. Des chiens ont aboyé aux Pralières. Ils nous avaient sentis. Le vent portait.

Quand on a approché de la forêt, on a ralenti. On était comme devant un mur que le vent brassait. Les arbres qui avaient mis leurs feuilles ronflaient. J’ai eu envie d’aller jusqu’à l’yeuse. Mais elle était trop loin, là-bas. J’ai cherché le passage. La lune coulait sur les branches et allongeait les ombres qui bougeaient.

On a marché. Je n’étais pas sûr. Les arbres gémissaient. Luce m’a dit qu’elle me faisait confiance. Je connaissais l’endroit mieux qu’elle. On a tourné autour des taillis. J’étais perdu. Il n’y avait pas si longtemps que ça, pourtant, qu’on vivait dans la forêt. On s’est retrouvés sous un toit de grands chênes, tout noir, où le vent et la lune entraient à peine et que je ne reconnaissais pas.

Et puis on a débouché enfin sur le bosquet des grands houx. Le chemin était là. La lune tombait tout droit dans la trouée entre les arbres.

 

On a accéléré et ralenti à la brande de la première loge. On est entrés dans le village.

J’ai poussé une porte. Luce me tenait par la main. On a tourné dans ce que memon appelait la grand-rue. Les loges étaient là. Mais tout ce qui était autour paraissait effondré et mangé par les fougères et les grandes herbes, les clôtures, les poulaillers, les petits toits pour les bêtes. Des potences démantibulées barraient des entrées.

On a retrouvé nos loges. Elles avaient été occupées par d’autres. Des châlits étaient alignés côte à côte dans celle de Luce. On savait que les gars de Charette continuaient à s’y réfugier quand ils étaient poursuivis par les Bleus. À cause d’eux une garnison avait pris ses quartiers dans l’ancien prieuré du bourg.

On s’est arrêtés sur la place de la chapelle. Il n’y avait plus de chapelle, plus de croix sur le toit. Quand on était là, le village était plein de cris, de voix, de bruits de pas, de roulements de charrettes.

On a continué jusqu’à la fosse noire et la loge-hôpital. Son toit était arraché, elle était grande et donnait de la prise au vent.

— Il n’y en a pas pour longtemps, a dit Luce. Bientôt, il n’y aura plus rien.

— Oui.

— Personne ne se rappellera ce qu’on a fait ici.

— Non.

— Ça sera comme si ça n’avait pas existé.

Elle m’a lâché la main. Elle a dit, la voix dure :

— On s’en fout. Ça ne compte pas. Ça n’est pas ça qui compte.

— Qu’est-ce qui compte ?

— Pas ça !

J’ai voulu lui reprendre la main. Elle a filé dans la forêt. Je savais où on allait.

Au bout d’un moment, je l’ai rattrapée.

On est arrivés au pied de notre grand chêne. Il repoussait tous les autres arbres loin de lui et la lune faisait comme une auréole autour de sa tête.

Luce s’est agenouillée.

— C’est là.

— Tu crois ?

Je me suis agenouillé un peu plus loin.

— Pour moi, c’est là.

Tout avait changé sous l’arbre. Les bêtes que nous gardions broutaient l’herbe. Et maintenant un tapis serré de floche recouvrait la terre.

Elle a insisté.

— C’est là... Allume !

J’ai allumé la torche. J’ai marqué l’endroit que je lui indiquais, suis venu au sien, ai sorti mon couteau, taillé dans la floche. Elle était dure. Ses racines formaient des nœuds épais. J’ai gratté profond. Je n’ai rien trouvé.

Je suis allé chercher là où je supposais. Luce grattait aussi avec ses doigts et ses ongles. Elle arrachait la floche aux larges feuilles coupantes. Et puis j’ai déterré un peu plus loin, entre les deux, la guenille noircie qui enveloppait notre trésor. Je l’ai donnée à Luce. C’est elle qui avait noué notre petit paquet.

J’avais planté la torche dans le premier trou que j’avais creusé. Elle a dénoué la guenille. Je ne reconnaissais pas ce qu’on y avait mis. Le cuivre des alliances de son père et du mien avait tourné au vert-de-gris. J’ai quand même glissé l’anneau de p’pa à mon majeur. Elle a fait comme moi avec l’anneau de son père. Elle a les mains aussi grandes que moi. Je n’aurai jamais les doigts de p’pa.

— Attends !

Elle a cherché sous sa pèlerine. Elle a sorti de son décolleté un large morceau de tissu plié comme un mouchoir, l’a déplié.

— C’est le voile de mariée de ma mère. Elle n’en a plus besoin.

Elle l’a mis sur sa tête. Elle avait retiré l’anneau.

— Là, maintenant.

Je le lui ai enfilé au majeur. Elle a fait pareil avec moi.

— J’espère que nous n’aurons pas d’enfant roux, ai-je dit.

— Pourquoi ?

Elle a étalé sa pèlerine sur le matelas de floche. Le vent tirait sur la flamme de la torche et éclairait l’ombre mouvante sous l’arbre comme une chambre. Je me suis allongé près d’elle.

Elle a tiré un pan du voile et l’a étalé sur moi comme une couverture.

Elle a croisé les bras sur sa poitrine, les mains sur ses épaules. J’ai glissé la main dans le creux de sa taille. J’ai murmuré, le front contre le sien :

— J’espère qu’ils ne seront pas borgnes !

— Non !

Elle a fermé les yeux. J’ai senti son sourire au mouvement de sa joue. Et elle s’est mise à chanter, doucement d’abord et puis plus fort :

 

C’est la nuit d’avant mes noces

Ô grand Dieu, qu’elle me dura

Ma lurette, ô ma lurette

Ô grand Dieu, qu’elle me dura

Ma lurette, au gué lon la.

 

Et moi j’ai repris avec elle :

 

Lune, lune, ô belle lune

J’aimerais mieux l’soleil que toi

Ma lurette, ô ma lurette

J’aimerais mieux l’soleil que toi

Ma lurette, au gué lon la.