Tu lui as dit : « J’aimerais tellement assister à une cérémonie. » On est à trois jours et trois nuits de la Toussaint. Là-bas, au pays lointain de l’enfance, c’est saison de cérémonies. Des morts qui s’échappent des ténèbres, le temps de s’encanailler avec les chrétiens. Des morts si vivants ces jours-là. Ici, vitrines et rayons regorgent de citrouilles énucléées, de sorcières de silicone chevauchant des balais, de vampires d’opérette drapés dans des capes tantôt couleur ténèbres tantôt rouge sang… Icônes frelatées d’Halloween, bimbeloteries, colifichets bons à peine à engraisser l’ogre capitaliste. Pacotille ! Tu n’as pas traversé tout l’Atlantique pour te farcir ces bacchanales de carton-pâte. Quitte à donner dans l’au-delà, pourquoi ne pas trouver une cérémonie ? Une vraie. Histoire de réconcilier les deux extrêmes de ta vie. Caroline t’a souvent parlé de cérémonies célébrées en marge de cette métropole du paraître qu’est New York. Dans des recoins de Queens, de Brooklyn, de Manhattan même, oubliés de Dieu et des hommes. Sauf bien sûr des nègres, des immigrés de fraîche date et des trafiquants de tout poil. Ce ne serait pas une mauvaise idée d’aller faire un tour dans une de ces réserves. Un souhait émis sans trop y croire. En pensant à ton enfance rigoureusement sabbatique et à ses tabous. Ta grand-mère ne frayait pas avec ces sataneries. Tu as ainsi grandi dans les résonances détournées de ce culte, qui te parvenaient par-delà les clôtures des autres. Des rares chansons à la radio. De la voix lancinante du tambour battu à pleines mains pour héler les anges de passage sans les distraire toutefois de leur chemin. La voix du tambour les convoquant parfois pour une urgence, parce que les humains auront failli. La voix du tambour qui hantait la nuit à telles époques de l’année. Puis de plus en plus souvent et de plus en plus fort. Péremptoire. Au fur et à mesure que les gens d’en dehors s’installaient dans Port-aux-Crasses. Prenaient possession, sans coup de feu ni de fronde, des premières bosses qui ceinturent la capitale. Puis de la moindre parcelle de colline non emmurée ou jugée à l’abandon. Bien des années plus tard, de retour d’un long vaga bondage en terres étrangères, tu auras du mal à retrouver ton enfance parmi les porcs, les cabris, les démarches, l’accent nouveau de cet immense égout à ciel ouvert qu’est devenue ta ville natale… La voix du tambour, lors, grave. Présente. Résonnant aujourd’hui encore dans ta mémoire. Et dans ta chair. Le vent en fait un accordéon, la convie sous la fenêtre de la maison à pièce unique où, avec le reste de la famille, tu tentes de dormir, la repousse vers le grand large avant de la ramener à ta peur. Le lende-main matin, tu donneras du suppôt de Satan à tous les passants aux yeux injectés, preuve flagrante, à tes yeux, d’une nuit sans sommeil passée en compagnie de dieux vagabonds à se trémousser au son du tambour. Ton expérience de ce culte s’arrête là, à ces individus décrétés louches et aux complaintes nocturnes du cuir sanglotant son destin de cabri sous les mains de l’homme. Hormis les chansons populaires que tout un chacun, là-bas, fredonne souvent sans en connaître l’origine. Hor mis aussi la découverte brutale de la nudité féminine dans les folies de Marie. Et la fois où tante Vénus, flanquée des voisins venus en renfort – tu refusais de décamper –, t’a éjecté tel un malpropre d’un manger-les-anges. Hormis tant et tant de choses…
Pourvu qu’il y ait pareil festin là où vous allez : ce serait une belle revanche sur le temps. Une vendetta du feu de Dieu ! Tu en salives de toute ta rage de gamin frustré lorsque la voiture s’engage dans l’échangeur pour Queens Village. Tout en conduisant, Caroline te jette de travers des coups d’œil un brin moqueurs. Elle sait ton inculture sur la question, même si elle ignore combien, dans la pratique, celle-ci est crasse. Elle sait juste que tu as grandi dans la négation des rites ancestraux. Dans le mépris de ces voisins qui partaient au mois de juillet se vautrer dans des bains de chance à Ville-Bonheur. Dansaient, les 1er et 2 novembre, avec les plus grivois des diables : les Gede. Ceux-là mêmes qui, tous les ans, au moment où les humains se recueillent sur les mânes d’un être cher, déboulent de l’au-delà, la face enfarinée, pour égrener leur chapelet de gestes et de mots salaces. Sans respect aucun pour les morts ni les vivants. Le 3 au matin, tes camarades raconteront en avoir vu qui sifflaient du tafia 22-22, galon après galon, sans jamais se soûler. Se lavaient le petit-jésus ou la vierge-marie avec un cocktail de piments boucs sans montrer de douleur particulière. Et toi, interdit de cérémonie, confiné en résidence surveillée pour que tes oreilles n’aient pas à subir les obscénités déroulées en pleine rue, tu ne pourras que les croire. Pendant toute une semaine, à peine si tu donneras le bonjour à ces voisins loups-garous. De peur qu’ils ne te prennent pour un cabri à deux pattes, te sautent à la gorge et te dévorent tout cru…
Quand tu as fait part de ton envie d’une cérémonie à Caroline, elle n’a pas hésité une seconde. Pour elle, c’était oui. Comme s’il s’agissait d’une demande en mariage après laquelle elle soupirait depuis des lunes, depuis l’enfance, et qu’elle craignait que tu ne changes d’avis si elle avait montré le moindre atermoiement. Cela ne l’a pas empêchée, après avoir repris son souffle, de te décocher une double pique bien acérée:
– On n’assiste pas à une cérémonie, on y participe. Et pour ta gouverne, on dit « service », monsieur le Parisien (souligné dans le texte).
Ton docte, qui n’admet aucune réplique. C’est mal te connaître. Tu prends la tangente.
– T’as vu « Parigot » marqué sur mon front ? T’oublies que je vis à Rome?
– À te voir et à t’entendre parler, on ne le dirait pas. Dès que tu te pointes à New York, tout le monde s’empresse de ranger le créole et l’anglais au placard. La preuve, la première fois qu’elle t’a vu, une de mes copines m’a demandé : « Where is he from, this guy ? » D’où il vient, ce mec?
– Comment d’où je viens ?
– J’ai eu un mal fou à lui faire croire que, toi aussi, tu es de là-bas.
– V’là autre chose ! (Tu t’énerves.) Est-ce ma faute si ces gens sont tellement aliénés qu’ils cherchent toujours à m’épater avec leur français de cuisine ? Ç’aurait été si simple de parler créole…
Tu as fait diversion, tu le sais. C’est la seule parade possible. Comment participer à un truc que tu ne connais qu’à travers tes lectures ? À vrai dire, tu n’en sais rien de plus qu’un type qui aurait lu Alfred Métraux, Pierre Verger, Roger Bastide, Melville Herskovits, Michel Leiris ou Laënnec Hurbon. Les amateurs de sensations fortes préféreront les délires de Wade Davis… Tu en es sûr ? (C’est ta conscience, mieux ton petit bon ange, penché sur ton épaule, qui te rappelle à l’ordre.) Où tu as grandi alors ? Sous quel fromager perdu a-t-on enterré ton cordon ombilical ? Sur quelle planète oubliée des saints et des anges ? Tu entends déjà tes compatriotes hurler au Pharisien. Certains parler de nègre masqué. D’autres de peau noire masque blanc. D’autres encore d’After Eight. La vérité – Grannie t’a appris qu’il fallait toujours dire la vérité, même dérangeante, même à tes risques et périls – est que tu ne sais fichtrement rien de ce culte. Tu ignores jusqu’à l’orthographe véritable du mot. Les dictionnaires français écrivent « vaudou ». Ceux de làbas, eux, persistent et signent « vodou ». Influence de leur foutue langue à quatre sous ? Tu n’en sais rien, tu n’es pas linguiste.
Caroline range la voiture, une Honda Civic grenat, le long du trottoir, tandis que tu ramènes les blou-sons jetés sur le siège arrière. Point n’est besoin, à cette heure, d’aller retirer de ticket à l’horodateur. La rumeur sourde de la circulation, arrivant des boulevards Astoria et Linden tout proches, vient troubler le silence du quartier déjà plongé dans le sommeil. Hormis ce bruit de fond, la ruelle, aux lampadaires à éclairage blafard et défoncée par endroits, résonne des seuls bruits précipités de vos pas pour échapper au froid déjà mordant de novembre. Caroline pousse une barrière en bois qui porte l’inscription : « Beware of the dog. » Genre « Attention, chien méchant ! » Tu te tiens sur tes gardes, au cas où… Mais aucun chien, précédé d’aboiements tonitruants, ne pointe le bout de son nez. Tu te fais avoir à chaque fois. Vous passez sous un chêne d’où pend, à hauteur d’homme, une calebasse creusée en récipient, dont la vue te ramène des années en arrière. Elle est tenue amarrée au tronc grâce à un épi de maïs égrainé, qui lui sert en même temps de bouchon. Vous contournez la maison avant d’emprunter un petit escalier menant au sous-sol. Une chabine de forte corpulence, la maîtresse des lieux sans doute, vous reçoit sans un mot au bas de la dernière marche. Vous salue, les lèvres toujours serrées, en toquant des deux côtés son front contre le vôtre. Elle arbore un foulard rouge coquelicot autour du cou. Caroline plie une révérence discrète tout en poursuivant son chemin. Une quinzaine de personnes environ ont déjà pris place dans la chambre, emplie du bourdonnement de leur voix. Assises vaille que vaille, sur le rebord du lit, sur une chaise, à quatre dans un canapé à deux places, elles discutent, décontractées, sans paraître attendre quoi que ce soit de spécial. Ton regard balaie les visages inconnus. S’accroche au trop-plein d’objets rituels pour le moins hétérogènes qui se bousculent en autel improvisé sur une table de nuit. Tu cherches un endroit où te mettre pour te faire oublier. L’impression d’être un poisson hors de l’eau. Qu’est-ce que tu es venu fiche dans ce lieu ?… Y retrouveras-tu la fascination qu’exerçaient sur ton enfance les échos interdits des tambours du vodou ? Tu te glisses dans un fauteuil resté vide. Caroline s’assied sur l’accoudoir, à moitié affalée sur ta poitrine.
La matrone, cheveux poivre et sel défaits, proche de la soixantaine, s’installe dans l’unique siège inoccupé, un fauteuil à bascule, placé devant l’autel. Un silence recueilli accompagne ses gestes. Qu’elle apprécie avec gravité avant d’entamer des Pater Noster et des Ave Maria que l’assistance, Caroline comprise, prolonge d’une seule et même voix. La bouche entrouverte de la chabine dévoile au passage une brèche noire formée, dans la denture, par une incisive à moitié cariée et la canine voisine. Jusqu’ici, pas de quoi mettre un noninitié à nu. Pour un profane des liturgies cathos, tu t’en sors même avec les honneurs. Aucun problème non plus pour ponctuer par un « priez pour nous » l’évocation ad libitum des noms des saints. Tu n’auras pas droit toutefois aux félicitations du jury. Très vite, tu es obligé de faire le poisson. Comme dans les chœurs, quand on a oublié les paroles d’une chanson. Des chansons justement, il en arrive une flopée. Échos de celles des rues de l’enfance, qui auraient musardé des années en chemin. Et ça dure une éternité. Te fragilisant davantage. Caroline te coule un regard de biais. Ses lèvres esquissent un sourire vite réprimé. Une ébauche de sourire à la fois réprobateur et compatissant de ton ignorance. Elle se tourne vers toi, détache une à une les syllabes. Comme pour enseigner un mot nouveau et coriace à un gamin qui apprend à parler. La honte ! Mais tu obéis. Gonfles la voix. Pour donner le change. Tu le sais. Au moins, tu ne mourras pas idiot. Caroline te regarde, amusée. La matrone aussi, engoncée dans le rocking-chair qui peine à dodiner son va-et-vient sous une telle masse de viande. Il te semble.
Les autres doivent se demander pourquoi diable estu le seul à chanter en canon. D’ailleurs, d’où il vient, ce monsieur qu’ils n’ont jamais vu dans les parages ? Quelle question ! Tu n’es pas chinois que tu saches… Fous-t’en, vieux. Fous-t’en. C’est encore ton petit bon ange. Ignore ces regards mesquins. Tu n’as de compte à rendre qu’à l’enfance. Ce pays de l’autre bord du Temps. Avant qu’il ne soit trop tard. Que le Temps ne disparaisse. Car viendra un temps où le Temps luimême ne sera plus… Le coup de coude de Caroline dans tes côtes venant interrompre le dialogue muet. La bouteille de riunite sous ton nez. Ça fait un moment déjà qu’elle te la tend. Tu la prends d’une main hésitante… et la passes à ton voisin. Sans y toucher. Simple question d’hygiène. Tu ne connais ces gens ni d’Ève ni d’Adam. Et qui pis est, c’est du mauvais vin. Mousseux et sucré. S’il faut s’en tenir à l’Italie, autant avoir un barolo ou un valpolicella. Tu as commis une gaffe. Tu le sens. La matrone ne te rate pas. Ô Grand Maître, nous tous ici présents attendons quelque chose de Ton bon cœur. Tous sans exception. Même ceux qui refusent de boire en Ton honneur. Peut-être ontils honte de Te rendre gloire. Tu te recroquevilles sur ton siège. Le visage caché dans le dos de Caroline. Ces regards de l’assistance ! Autant de Kalachnikov et de M-One braqués sur ta misérable personne. Que ne donnerais-tu pour être sous terre. Sous mer. À mille lieues de là.
Un silence soudain les détourne de toi. La matrone est prête à accueillir le lwa 1. Dans sa tête. Dans son corps imposant. Elle le fait savoir : « Je le sens qui vient. Je le sens. Il arrive… » La possession sera brève. Et surtout, rien de spectaculaire. La prêtresse, ou l’esprit par sa bouche, baragouine quelques paroles énigmatiques pour ton entendement. Puis demande à un membre de l’assemblée d’aller casser trois œufs à l’intersection des deux boulevards. Au mitan des quatre chemins et le flot précipité des voitures roulant dans les deux sens. Quelqu’un qui a des couilles. Dont la main ne tremblera pas au moment de l’acte. Une jeune femme, le regard vide, se lève, recueille les œufs des deux mains. Il faudra attendre minuit pile, ordonne la matrone. L’heure des braves. La femme, menue et frêle, disparaît dans un énorme manteau qu’un de ses voisins l’a aidée à enfiler avant de sortir dans la nuit fraîche. Dommage que la demande ne t’ait pas été adressée. Tu en aurais profité pour filer en douce. Mais le mystère t’a déjà ignoré. Comme si tu étais un ver de terre. Un gusano, comme on disait des contre-révolutionnaires cubains dans les années soixante. Un microbe ! De grosses larmes roulent maintenant sur les joues bouffies de la matrone. Elle pleure en silence, encastrée dans la dodine qui a toujours autant de mal à basculer sous son poids. Les larmes, lourdes, inondent son visage.
Le service est terminé. Tu es déçu : tu n’as rien vu. Les gens émergent du basement dans un brouhaha de voix qui retentissent, métalliques, dans le silence de la nuit. Caroline s’installe derrière le volant sans piper mot. Elle ne parlera pas durant tout le trajet. Elle est dévorée de honte. De toi. De vous. Mais elle ne peut pas t’en vouloir, tu l’avais prévenue. Ça a dû tout de même lui faire un choc. S’embarquer dans une histoire avec le seul compatriote qui ne sache rien du vodou. Ce n’est pourtant pas ce qui manque à New York. Mais non, il a fallu que ça tombe sur elle. Ce sansracines. Ce Juif manqué, qui n’habite même pas la Grosse Pomme. Ça ne serait jamais arrivé à Carolina, qui aurait décelé l’emmerde dès le départ. Elle appuie sur le champignon. Grille deux à trois feux rouges. Le ronflement du moteur. Les pneus dérapent sur la chaussée recouverte d’un début de gel… Elle finit par ouvrir la bouche. Crois-tu. C’est plutôt ta conscience. Qu’est-ce que ça t’aurait coûté de boire un coup avec ces gens ? Ce ne sont pas des tubards… Qu’est-ce que t’en sais, connasse ? Tu lui réponds avec violence, à défaut de Caroline à laquelle tu n’oses pas adresser la parole. Le moment serait mal choisi. Un quart d’heure tout juste, et vous longez Wall Street. Caroline emprunte la Cinquième avenue à une allure de Formule 1. Plonge vers Riverside Drive qu’elle dévore en deux coups d’accélérateur. S’enfonce dans Harlem. Spanish Harlem. Le temps de garer la voiture dans le parking souterrain, de claquer la portière, vous voilà dans l’ascenseur qui s’arrête au 33e étage. Appartement D31K avec vue sur le Riverside. Les Twin Towers en toile de fond. Elle a choisi l’appart exprès pour la vue sur les tours et être ainsi en télépathie avec sa jumelle Carolina. Les rares moments où elles ne sont pas accrochées au téléphone en train de se raconter les moindres détails de leur vie et de celle des autres. Caroline enlève son jeans moulant et son pull, sans quitter sa petite culotte – mauvais signe. Enfile, en lieu et place de la nuisette transparente, un pyjama à pois en coton – très mauvais signe. Se glisse sous les draps et te tourne le dos, non sans avoir lancé : « Bonne nuit, voyeur ! » Trois minutes plus tard, elle dort déjà. L’envie de la réveiller. Pour lui expliquer.
1. En plus d’avoir un nom et un prénom, de se taper la cloche à volonté, de picoler, de se parfumer pour certains, de dégoiser un vocabulaire de charretier pour d’autres, le lwa – prononcer « loa » –, ou encore mystère, esprit, ange, saint est aussi porté sur la bagatelle. À bien regarder, il charrie les chrétiens.